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Les maisons à 1 euro peuvent-elles relancer les quartiers déshérités ?

Inspirée par l’exemple de Liverpool, la ville de Roubaix va mettre en vente, d’ici mi-2016, une dizaine de « maisons à 1 euro ».

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Publié le 10 novembre 2015 à 18h53, modifié le 13 novembre 2015 à 14h36

Temps de Lecture 8 min.

Des maisons à une livre dans le quartier de Portland, à Stoke-on-Trent.

Lorsque Anna Francis et son compagnon visitent leur maison pour la première fois, elle est en piteux état. Il n’y a ni cloison, ni chauffage ni électricité. Dehors, les rues sont désertes. La majorité des bâtisses de briques rouges qui se serrent les unes contre les autres sont murées. Ce quartier de Portland à Stoke-on-Trent, ville britannique des Midlands, a mauvaise réputation : prostitution, plants de cannabis et trafics y prospèrent.

Mais pour ce couple d’artistes, devenir propriétaire de cette petite maison délabrée est un moment « important », qui leur donne le sentiment de devenir « une vraie famille ». « Nous louions une maison vétuste et humide, expliquent-ils. Comme nous attendions un enfant, nous voulions un environnement plus sain et plus stable. » Surtout, ce logement ne leur a coûté que 1 livre sterling (1,40 euro). Ou plutôt, ils se sont engagés, avec cette livre symbolique, à rembourser sur dix ans un prêt de 30 000 livres (42 000 euros) à un taux d’intérêt avantageux. Pas à une banque, mais à la mairie. Avec cette somme, la municipalité va prendre en charge les travaux de réhabilitation.

Grâce au projet de maisons à une livre sterling, ce couple d'artistes a pu devenir propriétaire à Stoke-on-Trent, une ville britannique des Midlands.

Une maison… à 70 000 euros ?

Stoke-on-Trent et Liverpool ont lancé en avril 2013 les premiers projets de maisons à 1 livre du Royaume-Uni. Des initiatives pionnières inspirées par celles menées par Detroit, aux Etats-Unis, ou Rotterdam, aux Pays-Bas. « Au départ, nous n’avions pas baptisé ce projet 'maisons à une livre’, remarque Neil Watson, en charge du programme à la mairie de Stoke. Mais le nom s’est imposé de lui-même. »

La formule, trompeuse mais vendeuse, est restée. « Elle est symbolique, remarque Rowland Atkinson, professeur d’études urbaines à l’université de Sheffield. Elle suscite de l’intérêt car une maison à une livre sterling, cela paraît complètement fou [les prix de l’immobilier au Royaume-Uni sont parmi les plus élevés au monde]. Mais elle stigmatise encore davantage certains quartiers en soulignant qu’un bien aussi essentiel que le logement n’y vaut rien. »

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En France, Roubaix (Nord) va emboîter le pas de ses homologues britanniques. Fin septembre, Milouda Ala, adjointe en charge du logement dans la ville la plus pauvre de France, s’est envolée pour le Royaume-Uni. Une visite qui a achevé de la convaincre de l’intérêt de ces programmes. « Si Liverpool a pu le faire à l’échelle de quartiers entiers, nous pouvons le faire pour quelques maisons », assure-t-elle. Une phase test concernant une dizaine de bâtisses vacantes de Roubaix, actuellement propriétés de la communauté urbaine, doit démarrer d’ici mi-2016.

A la différence de Stoke-on-Trent, à Roubaix, ce seront les nouveaux propriétaires qui prendront eux-mêmes en charge la réhabilitation des maisons, dont il ne reste souvent que les murs et le toit. Des travaux dont le coût est estimé par la mairie entre 40 000 et 70 000 euros.

Une livre envoyée du Brésil

Dans le quartier du Pile, à Roubaix, des maisons sont vacantes depuis des années.

Le choix de Roubaix a été calqué sur celui de Liverpool. Dans cette ville du nord-ouest de l’Angleterre, seuls 7 des 22 candidats sélectionnés ont emménagé dans leur maison à une livre, plus de deux ans après le début du projet pilote. Jayalal Madde, un chauffeur de taxi, est le premier à avoir posé ses cartons rue Granby, après avoir réalisé près de 45 000 euros de travaux. D’autres sont sur le point de s’installer dans les quartiers de Kensington et Picton. « Il nous a fallu plus de temps que prévu pour mettre en place ce programme mais c’est un succès, juge Anthony Mousdale, responsable de l’opération à la mairie de Liverpool. Aucun participant n’a échoué à mener à bien les travaux et nous avons maintenant un modèle satisfaisant. » Une deuxième phase a même été lancée : environ 120 maisons de Picton vont, à leur tour, être vendues pour une livre sterling.

Pour ce nouvel appel à candidatures, Liverpool a reçu 2 500 réponses. A Stoke, 650 candidats s’étaient manifestés. « On nous a écrit d’Inde, d’Australie… Quelqu’un nous a même envoyé une livre du Brésil, se souvient Neil Watson. Mais seules trois personnes correspondaient aux critères d’éligibilité. » Pour être éligible, il faut avoir un emploi ; vivre, travailler ou avoir de la famille à Stoke (en France ce critère, considéré comme discriminatoire, ne sera pas retenu) ; occuper la maison au moins cinq ans. « Nous ne voulions pas offrir un logement à ceux qui ont accès au marché privé mais permettre à des familles à faibles revenus d’accéder à la propriété », précise Neil Watson.

La préoccupation est la même à Roubaix. « Nous avons 5 000 demandes de logement social par an dont 40 % seulement sont satisfaites, explique Milouda Ala. L’objectif est de faire sortir par le haut des candidats à ce dispositif, tout en changeant l’image des quartiers. » Autour de la rue du Pile, les maisons ouvrières sont plus hautes que leurs homologues liverpuldiennes. Pas de quartiers fantômes ici, mais des façades murées qui défigurent les rues, stigmates du déclin industriel de la région.

Rénover ou détruire ?

L’histoire est la même de l’autre côté de la Manche. A Stoke, les 2 000 fours bouteilles dans lesquels étaient fabriquées des poteries exportées dans le monde entier ont quasiment disparu. Liverpool, qui comptait 825 000 habitants en 1931, n’en recense plus que 470 000. Un recul économique et démographique qui fait exploser le nombre de maisons vacantes : elles sont encore 7 500 à Liverpool, 4 200 à Stoke.

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En 2002, le vice-premier ministre travailliste, John Prescott, lance l’Initiative pour le renouveau du marché immobilier avec comme objectif de s’attaquer au problème des quartiers en déclin. Des fonds sont alloués aux municipalités pour acheter des milliers de maisons vides, les démolir et reconstruire du neuf. Dans certains endroits, la rénovation fonctionne. Ailleurs, c’est un échec. Pendant que les autorités acquièrent peu à peu des bâtiments, des zones entières sont laissées à l’abandon. Certains dénoncent un « nettoyage social », des expulsions forcées et la destruction du patrimoine. En 2010, lorsque le nouveau gouvernement de coalition annonce la fin de ce programme controversé, Stoke et Liverpool n’ont plus les moyens de détruire les maisons qu’elles ont murées.

Le quartier de Granby, à Liverpool, a bénéficié du programme de maisons à une livre.

Dans le quartier de Granby par exemple, la mairie de Liverpool est propriétaire de près de 150 maisons. « Les habitants ont commencé à partir dans les années 1990, se souvient Nagi Kassam derrière la caisse de l’épicerie familiale. Le quartier était vraiment dur. Chaque année, nous espérions que la municipalité allait faire quelque chose pour ces maisons vides. Vingt ans plus tard, rien n’avait changé. » Pendant toutes ces années, une quarantaine d’habitants continue à vivre dans ces rues désertes. « C’était lugubre. Le seul point positif, c’est que je pouvais mettre la musique à fond sans embêter personne », raconte Hazel Tilley, venue faire couper ses cheveux teints en bleu dans l’une des seules boutiques du quartier. « Je déteste aller chez le coiffeur mais il faut soutenir les commerces locaux : ils ont pris des risques en ouvrant ce salon ici plutôt que dans le centre-ville ». A côté, un restaurant a également ouvert ses portes.

Car à force de lutter pour préserver le quartier de Granby, les résidents ont obtenu le soutien de la municipalité. Différents partenaires sont mobilisés pour rénover les 150 maisons devant lesquelles s’affairent des ouvriers. Cinq d’entre elles sont des maisons à une livre. « On avait proposé ce type de projet il y a vingt ans, regrette Hazel Tilley. La municipalité ne s’est intéressée à nous que lorsqu’on a commencé à attirer l’attention des médias par notre mobilisation. Elle s’est dit que les maisons à une livre seraient une bonne opération de communication. »

Près de 150 maisons du quartier de Granby, à Liverpool, sont en cours de rénovation. Cinq sont des maisons à une livre.

« Un acte désespéré »

Au-delà du coup médiatique, les municipalités ont surtout été contraintes d’imaginer des solutions alternatives. « Ces maisons à une livre ressemblent à un acte désespéré des autorités locales, constate Rowland Atkinson. Elles ont très peu de moyens pour agir pour ces quartiers et sur l’économie locale. Mais est-ce que cela suffira à résoudre les problèmes plus systémiques d’emploi et de développement ? » « Les maisons à une livre ne sont pas en elles-mêmes un véhicule du renouvellement urbain, acquiesce Anthony Mousdale. Il faut qu’elles accompagnent d’autres projets. »

A Roubaix, les quartiers des maisons à 1 euro bénéficieront aussi du programme national de renouvellement urbain. « Il faut concentrer toutes les forces et les dispositifs au même endroit pour que ça marche, insiste Milouda Ala. Il n’y a pas que l’habitat mais aussi tout ce qui va autour : les locaux associatifs, les espaces pour les jeunes… »

La municipalité de Stoke avait fait de l’engagement à s’investir dans la vie du quartier l’un des critères de sélection. « Vivre à Portland demande une implication beaucoup plus forte que lorsque l’on vit ailleurs, assure David Swan, un ingénieur de 28 ans. Il y a des réunions de résidents, nous réfléchissons à ce que nous pourrions faire de l’ancien pub… » Les 31 nouveaux propriétaires ont emménagé à quelques semaines d’intervalle, à l’été 2014. Des professeurs, un architecte, des religieuses, un collecteur des impôts… Une habitante a lancé un chœur, Anna Francis un club de jardinage. « Nos jardinières ont été vandalisées mais cela arrive de moins en moins souvent. La situation s’améliore mais il faudra encore du temps pour transformer le quartier. » Le trafic de drogues est moins visible. Des caméras de surveillance et des grillages ont été installés pour lutter contre les dépôts d’ordures dans les allées. Les incivilités sont davantage signalées. Surtout, des propriétaires dont la bâtisse était vacante ont entamé des travaux. Aux enchères, une maison du quartier s’est vendue 43 000 livres. Un record. Le début d’un cycle vertueux ?

« 4 000 maisons à 1 euro »

« Ce type de projet ne peut fonctionner qu’à petite échelle car le modèle économique n’est pas viable pour les municipalités », nuance toutefois Neil Watson. La mairie de Liverpool ne possède plus que 650 maisons vacantes. Pour les milliers d’autres, des solutions différentes devront être imaginées. A Roubaix, Milouda Ala voit beaucoup plus grand. « Si on pouvait vendre 4 000 maisons à 1 euro, je serais contente ! Je veux que cela devienne un projet porté par la métropole ou la région. »

A Liverpool, des quartiers entiers, comme celui de Picton, sont abandonnés.

Et pourquoi pas au niveau national ? Des villages de Normandie et de Bretagne ont aussi proposé des terrains à 1 euro le mètre carré pour lutter contre la désertification. Une version rurale des maisons à 1 euro. En France, le nombre de logements vacants – 2,64 millions selon l’Insee – explose. « Il n’y a pas de pénurie d’habitat en France, confirme Didier Cornuel, professeur d’économie immobilière à l’université Lille-I. Détruire pour reconstruire a un coût faramineux. Alors faire le choix de vendre et de rénover n’est pas absurde. »

A la mairie de Roubaix, le flot de demandes d’information sur ces maisons à 1 euro ne tarit pas. Et la mise en œuvre de ce projet pionnier ne sera pas scrutée qu’au plan local : d’autres villes en observeront les résultats avec attention.

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