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« Vivre avec la peur, nouvelle problématique française »

« La vie continue », répète-t-on comme un mantra. Mais l’angoisse est palpable après les attentats de Paris. A défaut de pouvoir conjurer la peur, peut-être faut-il apprendre à vivre avec. Sans mettre en péril le vivre ensemble.

Publié le 18 novembre 2015 à 18h18, modifié le 21 novembre 2015 à 17h40 Temps de Lecture 6 min.

A l’entrée de l’UGC des Halles, le vigile lui demande d’ouvrir sa doudoune. Charif est impressionné mais il fait glisser sa fermeture Eclair avant d’écarter les deux pans bleus matelassés de sa veste. « Allez-y. » Comme d’habitude, il s’arrête d’abord chez Bert’s. Pour la première fois, le jeune fonctionnaire territorial n’a pas besoin de faire la queue pour payer son sandwich. « On devait être cinq ou six… C’était un peu l’angoisse. » Dans la salle de cinéma vide, une fille a ricané « et la sortie de secours, elle est où ? » Personne n’a ri.

Dimanche soir, il était trop tôt pour plaisanter. Place de la République, des pétards lancés rue de la Fontaine-au-Roi par des « petits malins » ont failli provoquer une catastrophe. La foule rassemblée en hommage aux victimes du 13 novembre s’est dispersée en quelques secondes. Des centaines de personnes se sont mises à courir, entraînant dans leur panique une bousculade dans plusieurs rues alentour. Léa, lycéenne, est pétrifiée : « Comme dans un rêve, j’essayais de courir mais je n’arrivais plus à bouger. Je ne pensais qu’à mes parents qui m’avaient demandé de ne pas y aller. » La stupeur passée, elle a fait comme tout le monde, elle s’est engouffrée dans un immeuble et elle a attendu. C’était une fausse alerte. Sur le chemin du retour, le vrombissement d’un moteur l’a fait sursauter.

Un sentiment diffus depuis janvier

La peur se niche dans les détails. Lundi matin, dans une rame de métro muette, elle s’est manifestée comme une anomalie dans l’accoutrement d’une Parisienne à la tenue soignée mais achevée bizarrement par des baskets de running. « J’ai mes escarpins là, explique-t-elle en montrant son grand sac en toile. C’est pour pouvoir courir au cas où. » Elle ajoute qu’elle est bien consciente que c’est un peu puéril, mais voilà, ça la rassure.

Ce sentiment de peur, diffus depuis les attentats de janvier, s’est accru au mois d’août, après la tentative d’attentat dans le Thalys. La perception d’une menace imminente n’a jamais été aussi vive en France mais elle n’est pas nouvelle, explique Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP. En décembre 2014, juste avant les attentats de Charlie Hebdo, un sondage estimait que 80% des Français jugeaient déjà cette menace élevée : « Avec les faits divers survenus à Joué-lès-Tours [des policiers attaqués, NDLR] et à Dijon [une voiture avait fauché des piétons] et les départs de jeunes Français pour la Syrie, l’inquiétude concernant l’extrême vulnérabilité de notre société est montée d’un cran. »

Après le 7 janvier, les Français se sont mis à guetter les signes d’une attaque. Au lendemain de la grande marche du 11 janvier, dans un métro de la ligne 5, Faustine, journaliste, a assisté à une scène qui, des mois après, la trouble toujours. ­Arrivée à la gare du Nord, la rame s’est vidée d’une grande partie de ses ­voyageurs et là, au milieu du wagon, il est resté ce sac. Un sac de sport qui avait l’air de n’appartenir à personne. Un monsieur, « bien mis, la cinquantaine », l’a regardé avant de demander qui en était le propriétaire. Aucune réponse. Alors que les portes allaient se refermer, il a pris le sac et l’a jeté sur le quai. Le métro est reparti. La journaliste se souvient du malaise qui l’envahit alors : « Il a fait ce truc dans une sorte de réflexe à la fois salvateur mais complètement fou. S’il y avait eu une bombe, il venait de nous sauver mais les gens restés sur le quai seraient morts. On était tous silencieux et embarrassés. Il a dit : “Désolé”. Son geste était instinctif et irréfléchi, c’était plus fort que lui. »

Ces réactions de crainte, généralement éphémères, sont naturelles après de tels actes de violence. Le premier réflexe est le retrait – rester chez soi, éviter les transports en commun ou différer une fête. La psychose n’était pas loin en 1995, lorsqu’une vague d’explosions à la bombe a frappé la France, faisant au total 8 morts et près de 200 blessés. Dans les métros désertés – les premiers jours suivant l’attentat du RER B à Saint-Michel, le trafic de la RATP avait baissé de 7 à 8% –, les usagers regardaient sous leurs sièges pour vérifier que nul n’y avait glissé une bombe.

Dix ans plus tôt, en 1986, en moins d’une année, une dizaine d’explosions dans Paris ont fait 13 morts et blessé 300 personnes. Colette Bonnivard, 64 ans, se souvient de sa terreur à l’époque : « Je pensais à ça tout le temps. J’avais demandé à ma sœur qui voulait faire un stage à Paris de ne pas venir. Nos parents ne pouvaient pas prendre le risque de perdre leurs deux filles. Il m’est même arrivé de prendre un taxi pour éviter les transports. Mais on n’échappe pas à son destin. » Le mercredi 17 septembre 1986, à 17 h 20, face au 140 de la rue de Rennes, dans le 6e arrondissement, un engin explosif éclate dans une poubelle fixée au sol. Sept personnes sont tuées et 55 blessées. Colette Bonnivard est parmi elles : « J’ai été projetée en l’air avant de retomber sur une grille. J’ai pensé : “Ça y est, je suis dedans”. » Après des années de thérapie, Colette n’a plus peur mais elle reçoit, à chaque nouvelle catastrophe, les appels de ceux qui tremblent.

Comme en 1995, la répétition des attentats à Paris provoque désespoir et impuissance. Vingt ans après avoir dirigé la cellule d’urgence mise en place après les attentats de 1995, Patrice Louville, psychiatre à hôpital Corentin-Celton, était auprès des victimes du Bataclan. Il a vécu à nouveau ce cataclysme au plus près de la détresse. « Ceux qui ont été pris dans les attentats disent avoir eu l’impression de se retrouver dans une spirale sur laquelle ils n’avaient aucune prise. Ils n’étaient plus rien, ils n’étaient plus que des cibles destinées à mourir. Et ils savent que ça risque de recommencer. »

“ On peut dire, un peu bravaches, “Not afraid” mais concrètement, on n’a pas peur parce qu’on n’a pas le choix. ” Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP

L’historien Jacques Sémelin explique : « Ce qui est stupéfiant dans l’action terroriste, c’est qu’elle instaure une peur durable. On apprend à vivre avec parce que, passé la stupeur, la vie quotidienne se fait toujours plus forte, c’est une résistance de l’intime. » La grande peur du XXIe siècle : subir un jour par surprise un terrorisme de destruction massive, écrivait-il en 2002. « C’est vrai, plus que jamais, maintient l’historien treize ans après. Ces actes de destruction frappent n’importe où, n’importe qui, n’importe quand. La cible est indiscriminée. Ma fille fréquente le Bataclan, une amie de son master est morte, ça aurait pu être chacun d’entre nous. On rejoint ici la définition fondamentale du terrorisme. »

Bien sûr, et c’est un des plus beaux poncifs de ces derniers jours, « la vie continue ». « On peut dire, un peu bravaches, “Not afraid” mais concrètement, on n’a pas peur parce qu’on n’a pas le choix. Parce qu’il faut bien aller travailler et déposer les petits à l’école », dit Jérôme Fourquet. Le sondeur explique que la peur ne change pas les comportements quotidiens mais suscite des attentes beaucoup plus fortes envers les gouvernants.

En parallèle, « après un acte terroriste d’une telle ampleur, on constate toujours un phénomène de retour à son groupe d’appartenance, à ses valeurs communes, à ses valeurs partagées », explique le psychologue social Thomas Arciszewski. « Quand on dit “Je suis Charlie”, on cherche à s’immuniser contre cette peur en invoquant des valeurs communes de partage et de solidarité. C’est de la résilience individuelle. » On tente ainsi de reprendre la main sur quelque chose qui nous échappe totalement.

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Le versant sombre de ce phénomène, c’est la fermeture et le mouvement de rejet de l’autre, car, analyse Jacques Sémelin, « structurer la peur en haine, c’est avoir moins peur ». Pour l’historien, « c’est cela qu’il faut combattre. Etant donné que, malheureusement, toutes les polices, tous les services de renseignement du monde ne peuvent atteindre le risque zéro, il faut plutôt s’habituer à vivre avec la peur. C’est peut-être glaçant mais c’est le signe de la maturité d’une société. »

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