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Libération
Reportage

Saint-Denis : cinq jours après l'assaut, les familles toujours sans solution

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
Les 71 personnes délogées lors de l'intervention dans la nuit de mardi à mercredi derniers dorment toujours dans un gymnase, faute de pouvoir rejoindre leur appartement.
par Marie Piquemal
publié le 24 novembre 2015 à 7h44

Il est assis sur un banc au milieu d'un grand gymnase bruyant, le regard dans le vide. Derrière lui, des enfants jouent sur des tapis. Des lits de camp sont dépliés aux quatre coins de l'immense pièce. Oufkir, 45 ans, est hébergé ici depuis mercredi dernier, avec 70 autres personnes. Il dort mal. «Je n'arrive pas à fermer l'œil. Ma tête travaille dans le vide».

Jusqu'ici, il habitait au 48 rue de la République à Saint-Denis, dans l'immeuble pris d'assaut par les policiers mercredi dernier. Un deux-pièces partagé avec un cousin depuis quatre ans, loué 650 euros par mois – «en mauvais état mais quand t'as pas le choix»… Dans la nuit de mardi à mercredi derniers, quatre jours après les attentats qui ont touché Paris et Saint-Denis, le Raid et la BRI (Brigade de recherche et d'intervention) lancent une intervention d'envergure dans son immeuble. Son appartement est à l'étage en dessous de celui où se trouvaient les terroristes présumés. «Je dormais. Et d'un coup, une énorme explosion», raconte Oufkir. Il se planque sous le lit, casse des lattes du sommier pour se faire un peu de place, et n'ose plus bouger. «Ça tirait, ça tirait de partout.»

Pieds nus, en «tenue de nuit», dehors

Il reste comme ça quasiment deux heures, sans savoir ce qui se passe, sans parvenir à communiquer avec son cousin, caché dans l'autre pièce de l'appartement. «Le moment le plus terrible, dit-il, c'est quand le toit est tombé sur nous. Après, ça sentait le gaz… Je n'arrivais plus à respirer.» Il réussit à dégager un bout de drap de son lit pour se protéger le visage, mais cela ne suffit pas. «Je ne pouvais plus respirer, j'allais mourir.» Il sort alors de sa cachette, frappe à sa «propre porte». Les hommes du Raid la défoncent, braquent leur arme sur Oufkir. Puis lui demandent combien ils sont dans l'appartement, avant de le faire sortir. Il est pieds nus, en «tenue de nuit», sans rien, pas d'argent, pas de papier. «Je suis passé de policiers en policiers», explique-t-il, jusqu'à se retrouver ici, au gymnase Maurice-Baquet, tout près de la gare RER de Saint-Denis.

Au total, 71 autres personnes (dont 26 enfants) tous résidents de l'un des quatre bâtiments du 48 rue de la République, ont été, comme lui, évacués et sont hébergés depuis dans ce gymnase. Abdel dit s'être enfui avec une corde qu'il avait dans son appartement depuis un incendie de l'immeuble causant un mort il y a quelques années. Prescilla, 25 ans, vivait dans le bâtiment A, «en face». Elle raconte qu'elle est restée cloîtrée dans son placard avec ses deux filles de 5 et 6 ans jusqu'à 13 heures… «Personne n'est venu nous chercher, on est sorties par nous-mêmes, et on s'est retrouvées avec un pistolet sur la tête et conduites comme ça au commissariat. On nous a traitées comme si on était des criminelles», dit-elle. La colère est montée ces derniers jours, avec ce sentiment que «jamais les choses ne se seraient passées de cette manière à Paris.»

«Nous voulons un engagement écrit nominatif»

Prescilla était présente lundi après-midi, lors d'une conférence de presse organisée par la municipalité. Le maire de Saint-Denis, Didier Paillard (PCF), dit avoir fait le boulot : gérer l'urgence, en ouvrant le gymnase et finançant les repas avec le soutien logistique de la Croix Rouge. Mais s'indigne du «manque de considération de la part de l'Etat». Six jours après l'assaut, les familles sont toujours dans le gymnase, sans visibilité pour la suite. Aucun ministre n'est venu les voir, déplore le maire. «Nous avons vécu un double traumatisme dans notre ville : l'attentat du 13 novembre, et puis ce 18 novembre. Le préfet ne semble pas avoir conscience du traumatisme que peut causer un assaut qui a duré plus de sept heures ! L'Etat ne peut en faire fi.»

Dans une lettre ouverte adressée au Premier ministre Manuel Valls, il demande que les habitants soient reconnus comme des victimes d'attentat terroriste et que l'Etat s'engage à reloger l'ensemble des familles. «Nous voulons un engagement écrit nominatif, pour chacun», réclame Widad, une habitante, assise à côté du maire. «Malheureusement, déplore Didier Paillard dans son courrier, la préfecture s'engage uniquement à reloger les habitants de la cage d'escalier où étaient hébergés les terroristes.» Seuls les habitants du bâtiment C, donc, où vivait Oufkir. «5 000 balles ont été tirées. Des explosifs, des grenades… La structure de l'immeuble a bougé. Nous attendons l'expert mercredi prochain, mais il y a une forte probabilité que plus aucun des bâtiments ne soit accessible, explique Stéphane Peu, adjoint au maire au logement. L'Etat est absent, il faut qu'il s'empare du sujet, et vite. C'est impensable.»

Ping-pong entre autorités

Joint par téléphone en fin de journée lundi, le préfet pour l'Egalité des chances, Didier Leschi, répond que «justement, [il est] pour la troisième fois depuis mercredi dans le gymnase à la rencontre des familles. J'ai donné ma parole publiquement : toutes ces familles seront relogées dans le parc social», passant prioritairement devant les 90 000 dossiers en attente de logement social. Il propose de loger les familles en attendant dans des hôtels, solution qu'elles ont pour l'instant collectivement refusée de peur de tomber ensuite dans l'oubli… Elles veulent une preuve écrite. «Je m'y engage, a-t-il répété, pour l'ensemble des familles, contrairement à ce que dit la mairie.» Dans cette partie de ping-pong entre mairie et Etat, le préfet Leschi renvoie une nouvelle fois la balle à la municipalité : «En revanche, les logements sociaux qui seront trouvés seront pris dans le contingent commun, et donc la ville devra participer. Ce qu'elle refuse pour l'instant.»

Pendant que les autorités s'écharpent entre elles, la solidarité locale s'organise. A l'entrée du gymnase, un amas de vêtements, apportés par les habitants – il manque chaussettes, culottes, déodorants et shampoing. Et cette requête formulée par Abdel : «Ecrivez dans votre journal qu'on aimerait que des Parisiens viennent nous voir. Qu'il y ait du monde, qu'on sente un soutien. C'est important.»

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