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Interview

Gilles Kepel : «Les attentats du 13 novembre vont se retourner contre l’Etat islamique»

Procès des attentats du 13 Novembre 2015dossier
L’Etat islamique, né d’une rupture avec Al-Qaeda, a réalisé avec les attaques de Paris son propre 11 Septembre. Un événement qui avait marqué le début de la fin pour la nébuleuse d’Oussama ben Laden.
par Marc Semo, Jean-Pierre Perrin et Luc Mathieu
publié le 24 novembre 2015 à 19h36

Politologue et spécialiste de l'islam comme du monde arabe contemporain, Gilles Kepel, déjà auteur de nombreux ouvrages, publie chez Gallimard Terreur dans l'Hexagone, genèse du djihad français, qui sera en librairie le 1er janvier 2016.

Ces attaques représentent-elles un tournant dans la stratégie de l’EI ?

Il ne faut pas croire que Daech [acronyme arabe de l'Etat islamique, ndlr] est comme Al-Qaeda, une organisation pyramidale structurée dans laquelle des planificateurs règlent tous les détails. Les attentats du 11 septembre 2001 constituaient une opération de type «services secrets». L'organisation avait acheté les billets d'avion, pris des cours de pilotage. On a pu voir qu'il y avait un travail dans l'anticipation, des virements, des flux financiers, etc. Daech est le produit d'un jihadisme de troisième génération, de type réticulaire et non vertical. Il laisse une grande part à l'improvisation. Le bon modèle est celui de l'essaim. Une abeille est globalement programmée pour butiner des fleurs, mais pas spécifiquement des orchidées ou des myosotis. Les jihadistes de Daech, en tout cas en Europe, ne sont pas précisément des exécutants qui suivent une feuille de route exacte. Ils sont plus ou moins bien formés, et motivés, avant d'être lâchés dans la nature pour qu'ils fassent ce qu'on veut qu'ils fassent. Il n'y a qu'à regarder les attentats de 2015. Il y en a deux réussis à leurs yeux, qui sont ceux du 7 janvier et du 13 novembre. Mais il y a aussi tous ceux qu'ils ont ratés. Sid Ahmed Ghlam est suspecté d'avoir voulu attaquer une église à Villejuif, mais il s'est tiré une balle dans le pied. Ayoub el-Khazzani n'a pas réussi à armer sa kalachnikov dans le Thalys. Ils ne sont donc pas tous aussi bons les uns que les autres. Ils dépendent aussi des opportunités. Et le 13 novembre, les trois terroristes du Stade de France n'ont pas été capables de déclencher leurs vestes explosives dans la foule.

Y a-t-il une théorie sous-jacente ?

Oui, la logique de base est celle de Abou Moussab al-Souri, un ingénieur syrien formé partiellement en France, et qui a été l'un des adjoints de Ben Laden avant de s'en séparer. Son idée va à l'encontre de celle de Ben Laden, qui visait l'ennemi lointain. Al-Souri s'applique à favoriser un système, non une organisation. Contrairement à Al-Qaeda qui espérait - en vain - que frapper l'Amérique provoquerait un effet de souffle et mobiliserait la communauté musulmane, Al-Souri considère que la cible principale est l'Europe, ventre mou de l'Occident dans lequel les populations d'origine immigrée ne seront jamais intégrées, toujours victimes de la xénophobie, de l'islamophobie, du chômage et qu'elles sont donc mûres pour une forme de révolte qui prendra le langage de l'islam et leur rendra leur dignité. C'est elles qui vont être utilisées pour faire imploser l'Europe. Le 13 novembre est, dans leur logique, une «razzia» - le terme «ghazoua» est d'ailleurs utilisé dans la version arabe du communiqué de revendication des attaques du vendredi 13. Les jihadistes de Daech mettent en œuvre, à leur manière, sans même parfois le savoir, les injonctions d'Al-Souri, qui ont tourné en boucle sur les réseaux sociaux, même si l'auteur n'est plus identifié. Le premier à avoir appliqué ce programme en France est Mohamed Merah, en mars 2012.

Y a-t-il eu des défaillances majeures des services de renseignement ?

Oui, ils n’ont pas compris la logique réticulaire prônée par Al-Souri, le passage par les groupes de pairs et les réseaux sociaux. Ils ont continué à parier sur les interceptions traditionnelles ou à aller dans les mosquées alors que les jihadistes n’y vont plus. Ils avaient bien compris le modèle d’Al-Qaeda, ce qui fait qu’il n’y a pas eu d’attentat jusqu’à Mohamed Merah. Mais ils se sont endormis sur leurs lauriers sans voir que Merah était un produit de la troisième génération du jihadisme. Il leur a filé entre les doigts alors qu’il était traité par les services de renseignement. Aujourd’hui, on observe une vraie efficacité après les attaques - comme l’a montré la descente sur la planque de Saint-Denis où a été tué Abaaoud - mais la capacité à prévenir ceci est toujours défaillante, parce que le «logiciel» de ce jihadisme de troisième génération n’a pas été compris et traduit en mesures de réorganisation.

Quel est l’objectif des attentats du 13 novembre ?

L’objectif est de faire monter l’extrême droite, «l’islamophobie», qu’il y ait des lynchages, des femmes voilées attaquées, des épiceries halal incendiées, etc. Et donc de faire en sorte que le musulman de base, qui n’a rien à voir avec Daech, soit pris en otage par cette «islamophobie» et rejoigne le jihadisme. Mais cette fois, à la différence des attentats de janvier dont les cibles étaient des «islamophobes», des «apostats» et des Juifs, ils tuent tout le monde. Ils ont visé des cafés bobos et branchés mais où se retrouvent aussi des enfants issus de l’immigration post-coloniale. La jihadosphère a abondamment applaudi mais il n’y aura pas de mouvement «Je ne suis pas le Carillon» ou «Je ne suis pas le Bataclan», comme il a pu y avoir «Je ne suis pas Charlie». Cela va se retourner contre eux. Le terrorisme aveugle est spectaculaire, tactiquement plus efficace, mais beaucoup moins stratégiquement et politiquement. Le terrorisme a une économie politique, il doit embrayer sur des populations qu’il mobilise à ses côtés, sinon il s’effondre, le modèle s’épuise. On l’a bien vu durant les deux premières phases jihadistes - en France et en Algérie à la fin des années 90, et après les attentats qui copiaient, en moins efficace, le 11 Septembre.

Quel est le bilan de ces attaques pour l’Etat islamique ?

Il est ambigu. D’un côté, ils ont montré leur capacité à tuer beaucoup de monde. De l’autre, à mon sens, ils n’ont pas réussi à mobiliser. Or c’est ce qui est important. Et il sera de plus en plus difficile pour eux d’apparaître comme un idéal puisqu’ils tuent dans les rangs de ceux-là même qui pourraient être des sympathisants potentiels. Je pense aussi qu’il y aura moins de retentissement qu’après les attaques de janvier. Car plus nombreux sont les attentats, moins ils sont efficaces symboliquement, sauf si les masses se mobilisent. D’autant plus que l’on ne voit pas quel cercle pourra soutenir ces attentats, hormis bien sûr la jihadosphère, mais elle comprend ceux qui sont déjà convaincus.

Pourquoi l’Etat islamique a-t-il créé un territoire ?

Puisque nous évoquions Abou Moussab al-Souri et sa stratégie de miser sur la radicalisation des jeunes musulmans en Occident, il faut mentionner l'autre partie de son raisonnement, qui est de miser sur le jihad de proximité contre les régimes apostats. Entre ce qu'il écrivait en 2005 et aujourd'hui, il y a eu les révolutions arabes. Elles ont entraîné une décomposition des régimes comme des sociétés qui se réduisent de plus en plus à leurs dimensions de solidarité tribale ou confessionnelle. Le Levant est à nouveau une mosaïque de communautés comme à l'époque ottomane ou mandataire - avec à cette époque un Etat alaouite et un Etat druze - qui s'affrontent dans une guerre de tous contre tous. L'EI a profité de cette situation en construisant l'Etat sunnite qui s'étend de Mossoul à Palmyre. Au Nord, il y a les Kurdes et les Turcs. A l'Ouest, les alaouites, les chrétiens, les juifs. A l'Est, les chiites et les Persans. Son prestige, notamment auprès de nombre de jeunes musulmans radicalisés de par le monde, vient de son image de paradis des croyants luttant héroïquement contre les apostats et les mécréants et tenant en échec les plus grands pays du monde. Il est porteur d'une utopie. Carlos [qui s'est converti à l'islam en prison] m'a écrit en décembre 2014 qu'ils avaient gagné la «guerre psychologique» contre l'Occident que lui-même n'avait pas réussi à mener à son terme…

Quel est le rôle des volontaires étrangers ?

Dans sa partie irakienne, l’EI s’appuie sur un establishment baasiste sunnite qui s’est recyclé avec un vocabulaire islamiste, et cela explique son enracinement et sa capacité à gérer des structures de quasi-Etat. En Syrie, il est beaucoup moins structuré : les sunnites ne contrôlaient pas l’Etat des Assad. D’où l’importance des volontaires étrangers qui viennent, fascinés par ce pseudo-califat où ils pensent réaliser un idéal de rétablissement de la justice et de la vérité universelles, où se mêlent eschatologie et rémanences tiers-mondistes. Les Français et les Belges étaient considérés avec mépris par les autres. Ils n’avaient aucune expérience du combat. On les envoyait donc pour les attentats-suicides ou on les cantonnait aux tâches de logistique. Ou alors, ils étaient geôliers des otages. C’est l’un d’eux, Mehdi Nemmouche, qui est suspecté d’avoir attaqué le Musée juif de Bruxelles le 24 mai 2015. Monter des opérations en France ou en Belgique, c’est pour eux montrer à la fois leur détermination et qu’ils ont rompu tout lien d’allégeance avec leur pays. Ils veulent ainsi gagner en prestige, monter dans la hiérarchie, avoir davantage de femmes, etc.

Peut-on détruire l’Etat islamique comme on a détruit Al-Qaeda ?

Il est encore trop tôt pour savoir s’il y aura pour ce groupe un avant et un après les attentats de Paris. Mais c’est probable. Le 11 Septembre semblait être l’apothéose d’Al-Qaeda, mais cette victoire a été suivie d’une régression sur tous les fronts. Al-Souri avait dénoncé cette «hubris» qui leur fut fatale. Ben Laden était convaincu qu’il pouvait détruire l’Amérique. Or, c’est cette attaque qui a permis à George W. Bush d’avoir les moyens militaires, politiques et juridiques pour faire la guerre contre la terreur. Cela a pris un certain temps, mais Al-Qaeda fut détruite. On peut se demander si l’EI, de la même manière, n’a pas fait le pas de trop en attaquant la France aveuglément. A la fin des années 90, c’est la réaction des «darons» algériens qui a asphyxié les activistes du GIA en France en les empêchant d’être comme des poissons dans l’eau dans les banlieues populaires françaises.

Qu’est-il possible de faire ?

L'EI a un territoire et c'est l'une des principales raisons de sa force d'attraction. Il y a des jeunes islamistes radicalisés d'Occident qui y vont, même en camping-car depuis Toulouse. Mais ce qui a permis jusqu'ici à ce groupe de conquérir et de garder son territoire, ce sont les divisions et les ambiguïtés de la coalition montée contre l'EI avec une soixantaine de pays, dont une quinzaine actifs d'une manière ou d'une autre sur le terrain, mais avec chacun son propre agenda. Pour la Turquie, la priorité est le danger kurde et Daech passe au second plan, même s'il s'avère utile pour créer un climat de terreur qui a permis au parti islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan de gagner largement les élections législatives anticipées du 1er novembre, cinq mois à peine après son relatif échec aux législatives du 7 juin. Pour l'Arabie Saoudite aussi, l'EI est utile parce qu'il massacre les chiites, considérés comme des hérétiques, et qu'il peut bloquer, voire détruire, le croissant chiite allant de l'Iran jusqu'à la Méditerranée en passant par l'Irak, la Syrie alaouite et le Hezbollah libanais. Mais désormais, Riyad tout comme Ankara commencent à s'inquiéter du danger intérieur. Toute la question est maintenant de savoir s'il sera possible de construire une véritable coalition contre Daech. Après l'attentat contre l'avion russe dans le Sinaï, Poutine est contraint d'agir par rapport à son opinion publique. Si toutes les composantes sont réellement d'accord, si la contradiction principale prend le pas sur les contradictions secondaires, l'EI ne pourra pas résister à la coalition.

L’Etat islamique n’est pas seulement actif en Syrie et en Irak…

Certes, mais le référentiel est là-bas, même si des groupes jihadistes d'autres pays lui ont fait allégeance. Cela ne résoudra pas les problèmes des sociétés occidentales, qui sont le terreau de la radicalisation et du jihad. Mais s'il ne dispose plus de son territoire autonome, Daech sera considérablement affaibli, car le terrain et la puissance fantasmatique de celui-ci lui permettent de recruter aussi massivement. Attaquer et libérer ce territoire est difficile, mais pas impossible si les pays de la coalition en ont la volonté et œuvrent dans le même sens. S'il est écrasé sur le terrain, Daech perdra aussi une grande partie de son aura. Mais cela ne voudra pas dire la fin du jihadisme. Al-Qaeda est né de la négation de la phase précédente, celle d'Abdallah Azzam [un Palestinien décrit comme l'«imam du jihad» en raison du rôle capital qu'il a joué dans l'essor du jihadisme mondial né de la guerre d'Afghanistan] lors du jihad afghan des années 80-90. Al-Souri a été la négation de la négation et a ouvert un nouveau chapitre. Il y aura autre chose après l'EI, qui est avant tout une histoire européenne, à la différence d'Al-Qaeda qui est une histoire américaine.

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