COP21 : d'Amsterdam à Paris, la longue marche d'Urgenda pour le climat

En juin dernier, Urgenda faisait condamner l'Etat néerlandais pour non-respect de ses engagements climatiques. Une victoire historique ! Depuis, l'ONG activiste d'Amsterdam est en route pour Paris. Nous les avions suivi le jour du départ. Arrivée prévue samedi 28 novembre.

Par Weronika Zarachowicz

Publié le 28 novembre 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h01

Sur la photo, on les voit tous s'étreindre, sourire aux lèvres, larmes aux yeux. Le cliché date du 24 juin dernier. Dans une salle bondée de la cour du district de La Haye, le juge Hans Hofhuis vient d'énoncer un verdict hors norme : la condamnation de l'Etat néerlandais pour non-respect de son devoir de vigilance face au « danger imminent causé par le changement climatique » et l'obligation de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 25 %. La victoire est inouïe, historique : l'ONG Urgenda, appuyée par neuf cents citoyens et trois juges de La Haye, écrit un nouveau chapitre dans l'histoire balbutiante de la justice climatique.

“C'est un fantastique message d'espoir”

Quatre mois plus tard, dans les locaux d'Urgenda, dans une zone portuaire d'Amsterdam en pleine reconversion « verte », Marjan Minnesma, la directrice, se souvient, comme d'un rêve éveillé, du tonnerre d'applaudissements, puis du déferlement de messages sur son portable, félicitations, demandes d'interviews, de la Chine au Canada. « Des tentatives avaient été lancées aux Etats-Unis, mais jamais une action de cette envergure, contre son propre Etat, n'avait abouti sur le thème du réchauffement. Tout le monde nous disait que c'était impossible. Si cette décision a eu un tel impact, c'est qu'au-delà du processus légal qui va donner des arguments aux procédures similaires lancées en Belgique ou en Norvège, c'est un fantastique message d'espoir. » Et une histoire en forme de parabole que l'on pourrait résumer ainsi : face au réchauffement climatique, nous sommes tous néerlandais...Plantons donc le décor, celui des Pays-Bas, avec leur quart de territoire situé en dessous du niveau de la mer, leurs vertes plaines sillonnées de canaux et de rivières, et leur densité humaine parmi les plus fortes au monde. Un paysage, des habitants, un royaume vulnérables, malgré les innombrables digues construites au fil de l'eau et de l'Histoire. Un pays fragile, en plein coeur de cette Europe occidentale qu'on veut croire préservée face au réchauffement et à l'élévation du niveau de la mer annoncés. « Forcément, la question climatique résonne ici avec une acuité particulière », résume Marjan Minnesma.

Voilà une bonne vingtaine d'années que cette grande femme énergique de 48 ans, voix grave, pommettes saillantes qui lui donnent de faux airs de Katharine Hepburn, oeuvre à la transition vers une autre ère. Après avoir travaillé au sein d'une agence de l'énergie gouvernementale, puis pour Greenpeace, cette philosophe et juriste de formation a dirigé avec une autre figure néerlandaise, le scientifique Jan Rotmans, l'Institut pour les transitions de l'université de Rotterdam. « Au bout de quelques années, j'ai dit à Jan : Nous avons lancé un nouveau type de recherches, nous avons une quarantaine d'étudiants brillants qui pondent des livres brillants, mais que changeons-nous dans le monde réel ? » Quelques semaines plus tard, Marjan et Jan publient une longue tribune dans le NRC Handelsblad, grand quotidien du soir, où ils plaident pour un « urgenda », un « agenda urgent », afin de lutter contre le réchauffement avec un programme d'actions détaillé et ambitieux. « Très vite, en 2008, nous avons décidé de créer une fondation, Urgenda, avec ces objectifs : une vision à long terme, plusieurs projets iconiques et des actions surprenantes. »

“Face au réchauffement, un scientifique doit être activiste”

Le résultat ? « Un étrange animal » dans l'univers des ONG environnementales : radical et positif, pragmatique et original, à l'image de Marjan Minnesma et de Jan Rotmans le « scientiviste »« face au réchauffement, un scientifique doit être activiste », dit Rotmans, cheveux blonds en brosse, blouson de cuir et chaussures pointues. « La plupart des grandes ONG font partie de l'establishment et emploient une bonne partie de leur énergie, et leur budget, au maintien de leur statut, explique-t-il. Nous tenons à rester des "outsiders", avec une équipe resserrée et ultra flexible. C'est le moyen le plus efficace de changer le système, non pas en s'opposant systématiquement, mais en apportant des solutions, en ouvrant des brèches pour la transition avec tous ceux qui veulent y participer. » Sans oublier une dose d'humour : « Il est très difficile de rendre le sujet simple, il est très simple de le rendre compliqué. Quant à le rendre attractif ! On essaie : l'humour est essentiel pour motiver les gens, les entraîner avec vous. »

Maurits Groen, entrepreneur : « On doit sortir physiquement dans les rues, on ne peut pas se contenter d’envoyer des tweets ou des “like” ! »

Maurits Groen, entrepreneur : « On doit sortir physiquement dans les rues, on ne peut pas se contenter d’envoyer des tweets ou des “like” ! » Herman Wouters pour Télérama

En ce 1er novembre ensoleillé, Marjan les entraîne... en marchant sur Paris, direction la COP21. Près de 600 kilomètres pendant vingt-huit jours. Le départ était donné à Utrecht, au sud d'Amsterdam. Et ce jour-là, quatre cents personnes sont au rendez-vous. Des étudiants, des retraités, des activistes, des mères de famille, des entrepreneurs, venus de tout le pays, de France et même des Etats-Unis ou de Nouvelle-Zélande... De l'agit-prop bon enfant, « sans illusion sur les résultats de la COP » dit Maurits Groen, un entrepreneur qui a fait partie des neuf cents coplaignants d'Urgenda. « On doit sortir physiquement dans les rues, on ne peut pas se contenter d'envoyer des tweets ou des "like" ! » Le long des canaux paisibles, on discute environnement, urgence et stratégie. Pas question, explique Marjan, de culpabiliser et de faire la leçon. « Nous repérons les comportements novateurs, les "coureurs de tête", citoyens, entreprises, municipalités, et nous leur disons : ce que vous faites est fantastique, on va vous aider à grandir. Et quand il n'y a personne d'autre, nous nous lançons nous-mêmes. »

“Les entreprises évoluent beaucoup plus vite que les gouvernements”

Le pays tarde à se mettre à l'énergie solaire ? Marjan s'envole pour la Chine et importe cinquante mille panneaux solaires en 2010. « On a fait baisser les prix d'un tiers et le marché a changé. » Le secteur des voitures électriques ne décolle pas ? Elle importe les premières autos de Norvège et les vend à la Ville d'Amsterdam et d'autres municipalités néerlandaises. Il faut des bornes de recharge pour les voitures ? « On a développé le marché. » Même logique de la base vers le haut, avec un autre programme récemment imaginé par l'équipe d'Urgenda : « Votre maison à basse énergie pour 35 000 euros », soit quinze ans de consommation énergétique d'un foyer néerlandais. « On veut créer un pôle rassemblant toutes les infrastructures — financières, techniques, etc. ­—, pour aider les citoyens à financer leur projet de façon "indolore" », explique le juriste Dennis Van Berkel, un des piliers d'Urgenda — qui compte quinze à vingt personnes selon les projets.

Pour changer le monde, Marjan ne compte pas sur l'argent public. La fondation a choisi d'être financée par le secteur privé (et la Loterie néerlandaise, autre contributeur). Une garantie d'indépendance, selon Marjan : « Beaucoup d'ONG voient les entreprises comme "mauvaises" ou "sales". Mais aux Pays-Bas comme ailleurs, si une partie du secteur privé freine des quatre fers, à l'instar de Shell, une autre fait aujourd'hui sa mue. On a choisi d'aider cette dernière. Car en fin de compte, les entreprises évoluent beaucoup plus vite que les gouvernements. Par conviction et par réalisme : beaucoup ont compris que l'inertie risquait de leur coûter très cher. »

Les Pays-Bas, un des plus gros émetteurs de gaz à effet de serre

Comment accélérer le rythme ? Aider ces pionniers à grandir, c'est bien mais insuffisant si l'on veut une société bâtie sur l'économie circulaire, les énergies renouvelables, d'ici vingt-cinq ans. « Pour transformer une société aussi rapidement, vous avez besoin de votre gouvernement, explique Marjan. Nous avons lancé un dialogue... mais n'avons pas été entendus ! Il était temps de changer de méthode. »

C'est que les Pays-Bas, naguère pionniers sur le front écologique, reculent. « On finit par oublier que nous avons fondé le Giec [le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat, NDLR] avec la Suède, les Etats-Unis et le Canada », rappelle Jan Rotmans — concepteur du premier « modèle » de calcul de réduction des émissions de carbone, il a préparé au sein de l'ONU, de 1995 à 1997, le protocole de Kyoto. Aujourd'hui, les Pays-Bas figurent parmi les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre ; en avril dernier le pays a même battu son record historique de consommation de charbon ; et à côté des emblématiques vélos, omniprésents dans les centres-villes, l'autoroute Amsterdam-Utrecht déroule ses douze voies flambant neuves et embouteillées...

24 juin 2015. Marjan Minnesma et ses avocats (Roger Cox, à droite) fêtent un jugement sans précédent.

24 juin 2015. Marjan Minnesma et ses avocats (Roger Cox, à droite) fêtent un jugement sans précédent. © Chantal Bekker/Urgenda

Comment se faire entendre, alors ? L'idée de la « nouvelle méthode » va venir d'une connaissance de longue date de Marjan, l'avocat Roger Cox, auteur d'un ouvrage novateur, Revolution justified, sur l'efficacité de la justice pour sortir de l'impasse politique du climat. « Roger faisait partie de notre think tank. Je me suis dit : tentons le coup ! Mettons tous les faits, reconnus par les gouvernements, les scientifiques du monde entier, devant les juges et demandons-leur de statuer. » Pendant deux ans et demi, l'équipe prépare sa stratégie, en l'ouvrant au plus grand nombre, selon ce que Marjan Minnesma nomme du crowdpleading — soit « procédure participative », à l'instar du crowdfunding ou « financement participatif » en matière financière. Neuf cents personnes, artistes, enseignants, entrepreneurs, citoyens ordinaires, s'impliquent. Et au final, une victoire en forme « d'acte d'amour » et pas de déclaration de guerre : « Nous n'avons pas demandé d'argent, nous voulions simplement que le gouvernement fasse ce qu'il avait à faire et assure son devoir de vigilance et de protection de la population face au réchauffement. » Condamné en première instance, l'Etat s'est engagé, certes, à diminuer ses émissions de 25 %... mais a fait appel. A écouter Jan Rotmans, le scientiviste rocker, ce serait presque une bonne nouvelle. « Pour la première fois, la politique climatique fait la une et est enfin discutée dans l'arène publique. Grâce à l'appel, le gouvernement va nous avoir sur le dos pendant encore au moins trois ans ! »

Quand on les a quittés, au terme de leur premier jour de marche, tard dans la soirée, dans une taverne de la petite ville de Vianen, Marjan Minnesma dansait, inépuisable. Mais quand vous lirez ces lignes, Marjan, Dennis, Layla, Elske, Maurits et les autres marcheurs du Climate Miles devraient arpenter les chemins du nord de la France, sur les routes de Saint-Jacques-de-Compostelle, quelque part entre Pont-sur-Sambre et Noyon, à J moins quinze, quatorze ou treize de la COP. Et qui sait... De Gandhi à Martin Luther King, les marches ont parfois changé le cours de l'Histoire.

À suivre

The Climate Miles

Pour en savoir plus sur la marche et sur son itinéraire : www. theclimatesmiles.nl/

 

À lire

Quel droit face au changement climatique ? sous la direction de Mathilde Hautereau-Boutonnet, Recueil Dalloz n° 39, 12 novembre 2015.

« Propositions pour un droit au secours du climat » www.ceric-aix.univ-cezanne.fr

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