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Tapie-Adidas-Crédit lyonnais, une longue saga judiciaire

La cour d'appel de Paris rend sa décision le 3 décembre sur l'arbitrage Tapie. Le dernier rebondissement juridique d'un dossier de vingt ans.

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Publié le 26 novembre 2014 à 18h36, modifié le 03 décembre 2015 à 10h53

Temps de Lecture 9 min.

Bernard Tapie quitte le tribunal de commerce de Paris le 14 décembre 1994, après presque quatre heures d'audition par le juge, avec sa femme Dominique, portant sur le Groupe Bernard Tapie (GBT), holding des sociétés de Bernard Tapie, et de Financière et Immobilière Tapie (FIBT) qui contrôle ses biens personnels.

L'affaire Tapie-Adidas-Crédit lyonnais dure depuis plus de vingt ans déjà. Deux décennies de rebondissements et de coups de théâtre autour de la vente d'un groupe sportif. Dernier épisode : jeudi 3 décembre, la cour d'appel de Paris va trancher dans l'affaire qui oppose l'homme d'affaires à la banque. Bernard Tapie réclame désormais... un milliard d'euros à l'Etat. Résumé.

95 %

Nous sommes en 1990. Bernard Tapie annonce la conclusion d'un accord avec les héritiers de l'industriel allemand Adolf Dassler, fondateur du groupe Adidas. Cet accord lui permet, dans un premier temps, d'acquérir 80 % de l'équipementier sportif ; il rachète les 15 % détenus par le groupe Métro six mois plus tard, obtenant le contrôle quasi complet du groupe.

La suite de cette saga politico-industrielle est un cours de droit des affaires en situation réelle, option raretés juridiques. A travers l'affaire Adidas, il est possible d'explorer tous les degrés de juridiction du système judiciaire français, sur des questions allant des mandats politiques à la négociation de centaines de millions d'euros.

L'inéligibilité

Des déménageurs transportent des caisses dans la cour de l'hôtel particulier du député des Bouches-du-Rhône Bernard Tapie le 28 juillet 1994, à Paris, où une saisie de meubles et d'objets d'art a été opérée à la demande du Crédit Lyonnais.

Tout commence le 14 décembre 1994 : Bernard Tapie, élu à l'Assemblée nationale, et son épouse, Dominique, sont personnellement placés en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Paris. Un peu plus tôt, en juillet, le Crédit lyonnais avait fait procéder à une saisie de biens précieux (meubles, tapis et objets d'art). La banque est également chargée de s'occuper de la cession d'Adidas.

La décision du tribunal de commerce entraîne pour l'ancien ministre de la ville l'incapacité d'exercer toute fonction publique élective pendant cinq ans. L'avocat de Bernard Tapie, Thierry Lévy, s'acharne à souligner que cette interdiction n'est pas équivalente à une inéligibilité – certes non mentionnée par la loi – et que son client peut toujours se présenter à une élection...

Cette défense ne vaut qu'en théorie, car en réalité sa candidature serait probablement refusée par son parti et par le tribunal en cas de litige, l'esprit de la loi étant qu'une personne qui a mené son entreprise à la ruine n'est pas la mieux placée pour conduire les affaires publiques.

Lire l'article d'archive en édition abonnés :  Article réservé à nos abonnés La cour d'appel de Paris bloque la carrière politique de Bernard Tapie

La déchéance des mandats en cours

Le député européen Bernard Tapie attend seul le 11 novembre 1996, dans son bureau du Parlement Européen à Strasbourg, le début de la réunion de la commission du règlement que doit statuer sur la demande de déchéance de son mandat de député.

Reste la question des mandats en cours. Qualifiée de « complexe » par le garde des sceaux de l'époque, Pierre Méhaignerie, l'équation requiert les compétences des experts de la chancellerie et de Matignon : la direction des affaires civiles du ministère de la justice et le secrétariat général du gouvernement, qui fait office de « conseiller juridique du premier ministre », sont sollicités.

Finalement, M. Tapie démissionne le 2 septembre 1996 de son siège de député des Bouches-du-Rhône et trois jours plus tard, le Conseil constitutionnel prononce sa déchéance. « Cette décision très particulière, explique le site de l'Assemblée nationale, trouve sa justification juridique dans les dispositions [...] de la loi du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises. »

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Quant à son mandat de député européen, après la signature d'un décret de déchéance signé par le gouvernement français, il est définitivement perdu au début de l'année 1997, le jour même où Bernard Tapie se constitue prisonnier à la Santé pour échapper à une autre affaire.

Tapie contre-attaque (1998-2005)

Bernard Tapie se fait maquiller avant de participer à l'émission de Michel Field

Sorti de prison, l'homme d'affaires reconverti dans le théâtre demande 990 millions d'euros au Crédit lyonnais pour « montage frauduleux » devant le tribunal de commerce, qui transfère le dossier à la cour d'appel de Paris.

Selon lui, le montage en question aurait permis à la banque de réaliser dans son dos une plus-value dont il a été exclu. Dans sa version des faits, la banque aurait négocié la vente d'Adidas pour 4,4 milliards de francs à Robert Louis-Dreyfus en la dissimulant sous une option d'achat, qu'elle lui aurait cachée. Le tout pour empocher la différence plutôt que de la donner à l'homme d'affaires. C'est ce qu'on appelle une « vente au double ».

Les avocats du Crédit lyonnais parviennent à retarder le jugement en appel pendant huit ans en jouant sur une spécificité du droit français qui précise que le « pénal tient le civil en l'état » : en d'autres termes, tant que Bernard Tapie n'aura pas été jugé sur sa faillite, l'affaire Adidas ne pourra pas être tranchée.

Finalement, le 30 septembre 2005, la cour d'appel de Paris condamne le Consortium de réalisation (CDR), organisme public gestionnaire du passif du Crédit lyonnais, à payer 135 millions d'euros à Tapie.

Saisine d'un tribunal arbitral

Les avocats de Bernard Tapie, Mes Olivier Pardo et Maurice Lantourne s'entretiennent avec Jean Bruneau, président de l'association des petits porteurs d'Adidas, le 6 octobre 2006 au palais de justice de Paris.

Un an plus tard, le 9 octobre 2006, la Cour de cassation casse l'arrêt de la cour d'appel, sans se prononcer sur le fond du dossier. Mais son arrêt n'est jugé satisfaisant par aucune des parties : Bernard Tapie doit retourner devant la cour d'appel et le CDR risque de voir la vente d'Adidas annulée.

Le 25 octobre 2007, le CDR accepte la saisine d'un tribunal arbitral, procédure fréquemment utilisée pour régler les contentieux commerciaux. Et, encore un an après, le 7 juillet 2008, le tribunal arbitral condamne le CDR à verser 285 millions d'euros à Bernard Tapie, 405 millions avec les intérêts, dont 45 millions d'euros pour préjudice moral, une somme inédite.

Dans une note publiée au recueil Dalloz 2010, le professeur de droit Paul Cassia revient sur ce montant : « En l'état du droit français, quelle est la faute qui justifie 45 millions d'euros de préjudice ? », s'étonne-t-il, en rappelant que les graves préjudices physiques définitifs sont rarement indemnisés par les tribunaux français au-delà de 100 000 euros.

Dans la foulée de la décision du tribunal arbitral, Bercy annonce que le CDR ne déposera pas de recours contre la sentence. Il faut « en finir avec cette histoire des années fric », déclare la ministre de l'économie Christine Lagarde. Uné décision étonnante puisqu'il s'agit de l'argent du contribuable. Or le tribunal arbitral relève du droit privé, hors de la procédure judiciaire, et sa procédure est confidentielle.

La Cour des comptes a d'ailleurs estimé que la procédure arbitrale n'était pas conforme au droit constitutionnel sans un vote préalable au Parlement dont le rôle consiste justement à contrôler la bonne gestion des finances publiques.

Le jugement de liquidation révisé

Tribunal correctionnel au palais de justice de Paris

La décision favorable rendue par le tribunal arbitral permet à Bernard Tapie de solder définitivement ses procédures devant la justice, et ce en deux étapes. D'abord, en 2009, le tribunal de commerce ordonne la révision (l'annulation) des jugements de liquidation judiciaire de son groupe.

La révision est obtenue non du fait du paiement des dettes du groupe Tapie mais parce que le tribunal de commerce estime que le groupe Tapie et Bernard Tapie à titre personnel n'auraient jamais dû être mis en liquidation judiciaire compte tenu des sommes qui lui revenaient dans le cadre de la vente d'Adidas.

Ensuite, en 2010, le tribunal correctionnel, saisi par la juge Eva Joly pour banqueroute sept ans plus tôt, le relaxe, car « le délit de banqueroute ne peut être caractérisé qu'en cas d'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire ». Les juges écartent également la possibilité de requalifier les faits en abus de confiance.

La Cour de justice de la République

Christine Lagarde, alors présidente du Fonds monétaire international, quitte la Cour de justice de la République en mai 2013.

Le 2 avril 2011, les députés socialistes demandent la saisine de la Cour de justice de la République (CJR), une démarche qui vise Christine Lagarde, qui, alors qu'elle était ministre de l'économie, avait la main en dernier recours sur la façon dont serait réglé le litige entre Bernard Tapie et Le Crédit lyonnais.

En mai de la même année, le procureur général de la Cour de cassation, Jean-Louis Nadal, demande à la CJR une enquête visant Mme Lagarde pour abus d'autorité dans l'arbitrage favorable à Bernard Tapie. C'est la septième fois seulement qu'un ministre comparaît devant la juridiction. La directrice générale du FMI est placée sous le statut de témoin assisté à l'issue de l'audition.

Début août, la commission des requêtes de la CJR se prononce pour l'ouverture d'une enquête visant Christine Lagarde. L'ancienne responsable de Bercy aurait aussi pu avoir connaissance de la partialité potentielle de certains juges arbitres, en faveur de M. Tapie.

Nouvelle saisie des biens des Tapie

Le parquet de Paris ouvre en septembre 2012 une information judiciaire pour « usage abusif de pouvoirs sociaux et recel de ce délit ». Dans le cadre de cette procédure, les trois juges d'instruction du pôle financier de Paris chargés de l'affaire, Serge Tournaire, Guillaume Daïeff et Claire Thépaut, font procéder à des perquisitions, notamment aux domiciles des trois juges arbitres, de Bernard Tapie, de Christine Lagarde et de son ex-directeur de cabinet, Stéphane Richard, ainsi qu'aux cabinets de Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie ; et enfin au domicile de Claude Guéant, secrétaire général de l'Elysée au moment de l'arbitrage.

Bernard Tapie, Me Lantourne, Pierre Estoup – l'un des trois juges arbitres de l'arbitrage –, et Stéphane Richard, devenu PDG d'Orange, sont mis en examen pour escroquerie en bande organisée. Par ailleurs, l'ancien président du CDR, Jean-François Rocchi, est mis en examen pour usage abusif de pouvoirs sociaux.

Auparavant, les juges ont choisi de frapper l'homme d'affaires au portefeuille. Le 28 juin, ils ont délivré une série d'ordonnances de saisies pénales : tout d'abord, deux assurances-vie, souscrites par les Tapie en novembre 2008 grâce au montant faramineux du préjudice moral qui leur a été accordé en juillet 2008. Leur valeur de rachat est estimée par les enquêteurs à plus de 20 millions d'euros.

Les magistrats saisissent également les parts sociales détenues par Bernard Tapie dans son hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, à hauteur de 69 millions d'euros. Ils confisquent aussi la villa achetée par l'homme d'affaires à Saint-Tropez, le 29 septembre 2011, pour un montant de 48 millions d'euros.

Le recours en révision

En parallèle de l'affaire pénale, le CDR dépose, à l'été 2013, des recours devant la cour d'appel de Paris. L'un de ces recours explore notamment le lien entre l'arbitre Pierre Estoup et Me Lantourne.

Or, les investigations judiciaires menées par six juges ont pu établir que le processus d'arbitrage avait été vicié.

Le 11 septembre, Le Monde révèle les conclusions du rapport de synthèse des policiers de la brigade financière chargé d'enquêter sur les conditions de la vente d'Adidas par Bernard Tapie : l'homme d'affaires n'aurait pas été lésé par Le Crédit lyonnais lors de cette transaction.

La plupart des témoignages récoltés par la police montrent que Bernard Tapie aurait eu du mal à obtenir davantage pour la vente de ses parts dans Adidas. D'une part, contraint par son agenda politique et ses difficultés financières, il n'avait donné que deux mois au Crédit lyonnais pour trouver des acheteurs – la banque étant aussi pressée de « remplacer le risque Tapie [au bord de la faillite] par un risque Adidas ».

D'autre part, les propositions ne se bousculaient pas au portillon : « Il faut bien comprendre que, en dehors de Robert Louis-Dreyfus, nous n'avions trouvé aucun repreneur potentiel ou dirigeant sérieux », a ainsi expliqué à la police Patrice Pailleret, le directeur juridique de Clinvest, la filiale du Lyonnais chargée de la vente.

Derniers rebondissements

Chambre de la cour d'appel de Paris

La cour d'appel de Paris annule le 17 février dernier la sentence arbitrale qui avait accordé en 2008 404 millions d'euros à Bernard Tapie pour son litige avec le Crédit lyonnais, avec les intérêts. 

Bernard Tapie réclame un montant un peu supérieur à un milliard d'euros. Dans l'entourage du CDR, on rappelle que la cour d'appel doit statuer en appliquant un compromis qui a plafonné le préjudice matériel et moral auquel Bernard Tapie peut prétendre. Ce plafond, qui doit être actualisé avec les intérêts légaux depuis le 30 novembre 1994, a été fixé en 2007 à 295 millions d'euros pour le préjudice matériel (plus 50 millions pour le préjudice moral). Selon l'avocat de Bernard Tapie, le préjudice matériel serait aujourd'hui de l'ordre de 400 à 500 millions d'euros.

Le procès doit se tenir à partir du 29 septembre et une décision est attendue dans ce dossier avant la fin de l'année.

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