Projets interdisciplinaires : la victoire du collège Stalingrad

Le collège Stalingrad, à Saint-Pierre-des-Corps (37), n'a pas attendu la réforme pour mettre en pratique l'enseignement interdisciplinaire. Et malgré quelques bémols, ses élèves bénéficient d'un joli taux de réussite au brevet.

Par Juliette Bénabent

Publié le 06 décembre 2015 à 16h00

Mis à jour le 30 juin 2021 à 12h28

Pour la troisième fois, la prof demande à Luc de retirer son pied de sous ses fesses. Se tortillant sur sa chaise, l'adolescent en sweat rouge, chaîne au cou et boucle à l'oreille, s'exécute, avant de se réinstaller machinalement. Penché sur une feuille, il reporte des chiffres dictés par son voisin, Driss, grand gars fin au sourire timide. Attablées en face d'eux, Pauline et Anouk font le même exercice, comme chaque groupe de quatre élèves. « Ils ont 13 ans, c'est l'âge le plus difficile, ils n'écoutent rien, traînent et oublient tout ! Difficile de les intéresser », chuchote Anne Perseval, professeur d'histoire-géographie de cette classe de quatrième, au collège Stalingrad, à Saint-Pierre-des-Corps, dans la banlieue de Tours. Pourtant, ce mardi matin, personne ne somnole sur sa table. Les élèves travaillent à un sondage consacré aux rapports entre filles et garçons. L'an dernier, en cinquième, ils en ont rédigé les questions, l'ont soumis à tous les collégiens, puis ont dépouillé les réponses. Aujourd'hui, ils calculent les pourcentages et identifient les clichés véhiculés par les réponses. Ce projet sur la mixité, piloté par deux enseignants d'histoire et leur collègue de mathématiques, aboutira à l'édition d'une brochure distribuée aux collégiens et à leurs familles. « Je ne regarde même pas l'heure, s'étonne Driss. D'habitude, en cours, je m'ennuie, je finis toujours par bavarder ou dessiner. » Magnanime, Luc réexplique à sa tablée le calcul des pourcentages : ici, pas de compétition, mais de l'entraide pour la réussite du groupe. « On nous laisse parler, et on n'en profite même pas pour faire n'importe quoi », constate Anouk. Les trois professeurs ­circulent entre les tables. « C'est super d'avoir plus d'adultes autour de nous », complète Driss.

Inscrits dans la réforme du collège de la ministre de l'Education nationale, Najat Vallaud-Belkacem, les enseignements pratiques interdisciplinaires seront obligatoires dans tous les collèges à la rentrée 2016. Au collège Stalingrad, ils sont déjà au coeur du projet d'établissement. Trois fois par an, pendant une semaine, les emplois du temps sont chamboulés pour faire place aux différents ateliers. Enthousiaste, Anne Perseval détaille : « Les élèves constatent que les matières sont connectées entre elles, utiles les unes aux autres. J'ai du mal à le mesurer en termes scolaires classiques, mais je vois que les notions sont mieux retenues, mieux exploitées par la suite. » Enseignante depuis près de trente ans, elle participe à presque tous les projets, avec ses collègues de maths, de français, de sport, de musique... « Ce travail en équipe est bon pour les enfants et pour nous. Cela nous oblige à ouvrir les portes de nos salles et de nos disciplines », ajoute Annie Perrot, professeur de lettres.

“A 11 ans, ils ne font pas le lien entre nos disciplines. Là, ils voient de la cohérence. Les acquis sont considérables.”

Dès 8h30, les sixièmes ont démarré leur journée avec le projet « Raconte ta ville », subventionné par le Canopé (­réseau de création et d'accompagnement pédagogique du département), qui fournit formation et matériel. Avec ­Annie Perrot, Anne Perseval et leurs collègues de mathématiques et de technologie, les élèves vont réaliser un webdocumentaire sur leur ville, important noeud ferroviaire, et son histoire cheminote. Les programmes sont respectés : en géographie, exploration de l'environnement proche ; en technologie, travail sur les techniques de transport et la fameuse locomotive Pacific 231, joyau de la ville, en restauration.

« En maths, explique Stéphanie Sihr, ils évaluent concrètement des rapports temps/distance sur des trajets, abordent les concepts de plan et d'échelle. Souvent, à cet âge — 11 ans —, ils ne font pas le lien entre nos disciplines. Là, ils voient de la cohérence, les apprentissages font sens. Les acquis sont considérables. » En mesurant le trajet entre le collège et la gare (600 mètres) avec une montre GPS, en préparant des interviews de la maire de Saint-Pierre-des-Corps et des petits reportages dans différents quartiers, les élèves n'ont « presque pas l'impression de travailler », se ­réjouit Océane, qui se voit « un peu comme une journaliste ». D'autres, avec le projet « Moyen Age », préparent une visite de l'abbaye de Fontevraud. Ils étudient la période en histoire, la fabrication des livres par les moines en français, le chant grégorien en musique, les techniques de l'enluminure en arts plastiques. D'autres encore travaillent sur une symphonie de Beethoven avec l'orchestre régional (musique et anglais). A la fin de l'année, chacun des 270 élèves du collège aura participé au moins à un projet interdisciplinaire.

“Grâce à ces projets, bien des jeunes surmontent leurs problèmes sociaux et scolaires. Ils réalisent des choses, c'est très valorisant.”

La tradition est ancienne dans cet établissement, classé en réseau d'éducation prioritaire, qui recrute à la fois dans la vieille ville pavillonnaire et les quartiers plus défavorisés de la Rabaterie et la Galboisière. Madame Roblin, professeur de technologie et enseignante au collège Stalingrad depuis près de vingt ans, explique : « Les difficultés de nos élèves nous obligent à travailler autrement, ces projets sont une réponse créative à des défis d'éducation. On ne réussit pas à tous les coups, mais, grâce à eux, bien des jeunes surmontent leurs problèmes sociaux et scolaires. Ils réalisent des choses, c'est très valorisant. » La principale, Fatma Meddah, encourage et développe cette manière de travailler depuis son arrivée, en 2012. « Les projets interdisciplinaires amènent les bons élèves à s'améliorer encore et impliquent les plus fragiles, en faisant appel à des compétences manuelles, techniques, informatiques, et pas seulement au savoir classique. On sait bien qu'en dehors de l'école, l'égalité n'existe plus, face à l'aide aux devoirs, à l'accès à la culture. Le collège doit être le lieu physique de cette égalité. » Quand, le soir, elle voit par la fenêtre de son bureau des adolescents traîner dans le parc d'en face, Fatma Meddah les apostrophe : « Rentrez chez vous, ou revenez au collège ! » « 45 % de nos élèves sont issus de familles monoparentales, les adultes cumulent souvent les emplois, ils sont peu présents. Je refuse de rendre les gamins au quartier », insiste cette ancienne prof d'anglais, passée par un lycée professionnel où elle a beaucoup travaillé en ateliers transversaux.

L'après-midi, c'est au tour des élèves de troisième d'investir la classe d'Anne Perseval, décorée de cartes postales de la Grande Guerre, de recettes de cuisine, d'une affiche de la déclaration des droits de l'homme ou de tracts sur les mariages forcés. Le projet hip-hop et arts de la rue mêle histoire, sport, arts plastiques. Parmi les cinq oeuvres qu'ils ­devront présenter au brevet des collèges, Abel a déjà choisi une chanson de IAM et une sérigraphie d'Ernest Pignon-­Ernest ; Abdelaziz, une oeuvre de Banksy. Avant de rejoindre le gymnase pour une séance de break, Lyrn Descarsin, ­professeur d'éducation physique et sportive, rappelle l'origine du hip-hop (la rue new-yorkaise, les années 1970, la contestation), les différentes danses qui le composent. Le cours est gai, animé ; les adolescents rechignent à prendre des notes, mais sont intarissables sur les mouvements de sliding, de krump, de house ou de waving... Fin janvier, ils visiteront à Paris l'exposition Andy Warhol et le parcours street-art du 13e arrondissement. Même s'ils râlent à l'idée de partir à six heures du matin, ces sorties thématiques sont toujours fécondes : « Ils ont souvent l'idée que la culture, c'est pour les riches, remarque Anne Perseval. Avec ces projets, on essaie aussi de leur montrer qu'ils se trompent. »

“Nos élèves pensent que la culture, c'est pour les riches, on leur montre qu'ils se trompent.”

Au printemps, puis à la rentrée, une partie du corps ­enseignant s'est mobilisée contre les enseignements interdisciplinaires, perçus comme un appauvrissement des matières et de la liberté pédagogique de chacun. Les profs du collège Stalingrad, eux, n'ont pas besoin d'être convaincus de leurs bienfaits. Pourtant, leur généralisation et leur caractère désormais obligatoire les inquiètent. « Tout repose sur nos idées et notre désir, remarque Anne Perseval. Avec des projets imposés, j'ai peur de me sentir contrainte et de manquer parfois d'inspiration. » La grande question, c'est le temps. « Aujourd'hui, nous préparons ces ateliers pendant les vacances, le mercredi après-midi... Il ne faut pas compter ses heures, sinon ça devient angoissant ! », remarque Annie Perrot, la prof de lettres. Le ministère promet des dotations horaires, mais les modalités restent floues et l'inspecteur qui a rendu visite aux enseignants du collège ne les a pas vraiment rassurés. Ils craignent une « usine à gaz », le manque d'heures prévues dans leur emploi du temps pour se concerter et élaborer les projets — en étant payés même s'ils ne sont pas en classe. Et eux aussi sont contrariés par les coupes horaires dans leurs disciplines. « En français, une heure hebdomadaire en moins, c'est énorme, regrette Annie Perrot, surtout quand certains arrivent en sixième sans maîtriser parfaitement la langue. Les ateliers ne compensent pas tout, les apprentissages ne sont pas interchangeables. »

Dès lundi prochain, les collégiens réintégreront des cours classiques, dans un emploi du temps revenu à la normale. Jusqu'à la prochaine semaine de projets, prévue par la principale avant les vacances de Noël. Pour Fatma Meddah, c'est largement grâce à ce travail que le collège Stalingrad est passé, en trois ans, de 70 à 93 % de réussite au ­diplôme national du brevet, avec 55 % de mentions. « Ces projets promeuvent l'égalité des chances, ils luttent contre l'échec scolaire, je le constate depuis des années et j'y crois dur comme fer. Mais, comme l'enseignement en général, ils dépendent de l'énergie et de la motivation des enseignants. » Un matériau hautement instable, que le ministère manipule pour l'instant sans grande délicatesse.

Photos ­Guillaume Herbaut pour Télérama

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus