Un jour en réunion, un collègue a présenté un projet qu’il menait avec sa femme sur “l’histoire de l’Algérie”. Il parle toujours de sa compagne-collaboratrice. Avec une idée derrière la tête, je dois l’avouer, je lui ai demandé pourquoi ils travaillaient sur l’Algérie. Il a répondu “Oh elle est Algérienne, elle est passionnée par son pays. Et puis son père et des membres de sa famille étaient résistants”. J’ai relancé : “Et toi ?” “Moi ?” Le voyant un peu confus - en fait son visage s’est décomposé - je lui ai dit qu’en tant que Français, il était forcément aussi lié personnellement à “l’histoire de l’Algérie”. Il s’est arrêté un moment, visiblement interloqué [Je n’avais pas eu de telle réactions depuis que j’avais demandé aux dirigeants de SOS Racisme, le Mrap et la LDH “s’ils étaient “concernés personnellement par le racisme”.] . A répondu “Euh oui”. Puis : “C’est vrai que mon père a été appelé à combattre là-bas quand j’étais enfant. J’ai dû aller en Algérie. Oui, je suis concerné”. A ce moment-là, ce féru d’Histoire d’une soixantaine d’années a compris qu’il n’avait pas une approche seulement intellectuelle, que sa démarche n’était pas forcément dénuée de passion. Ces questions, il ne se les pose pas, on ne les lui pose pas. C’est un privilège.
J’ai eu la chance
d’effectuer (enfin) mon premier voyage en Algérie en avril et mai derniers. A Alger
précisément. J’y suis allée pour suivre les élections législatives, rencontrer des femmes qui ont participé à la lutte pour l’indépendance dans le cadre du projet de (l’excellent) chercheur Mathieu Rigouste auquel je participe - qui est à découvrir et surtout soutenir ici et assister aux commémorations du 8 mai 1945.
Un jour Alain Gresh, le directeur d’Orient XXI, a cité Slimane Zeghidour qui a dit en substance : “L’Algérie c’est la France, la France c’est l’Algérie” pour insister sur le fait que les histoires de ces deux pays sont imbriquées, voire indissociables. C’est en partie vrai. Aller là-bas permet de comprendre de nombreuses choses - d’ailleurs, si vous êtes Français.e / Européen.ne et souhaitez rencontrer des personnes qui ont vécu la colonisation et la révolution : dépêchez-vous.
“La perte de l’Algérie est une blessure narcissique”, m’a dit un Moudjahid. Comment la puissante France, qui apportait “la démocratie, l’éducation, les Lumières, la modernité, le christianisme, la propreté [liste non exhaustive]” a-t-elle pu être rejetée, combattue, défiée, mise en déroute par “des Barbares arriérés, sales, pas éduqués, musulmans” ? Pourquoi n’étaient-ils pas reconnaissants ? [Sur le sujet, lire aussi : “Dans la généalogie des révolutions mondiales, une a été oubliée : celle d'Haïti”]
Pendant 132 ans les Algérien.ne.s se sont battu.e.s. Alors la question que j’ai posée à tou.te.s pour entendre leurs mots, leurs explications, était “Pourquoi ?” Réponse unanime : “A cause de la hoggra”. “Les Français voulaient l’Algérie, mais sans les Algériens. Ils ne voulaient pas vivre avec nous.”
Mais cette histoire, si différente de celle racontée en France - où les partisans de l’Action française manifestent dans les rues sans provoquer le moindre émois, où un tortionnaire est candidat à l’élection présidentielle et où des élus et éditorialistes disent à la TV, à la radio et dans les journaux leur amour du colonialisme et de ces crimes - qui peut la raconter ? Comment ?
Pourquoi mon collègue serait-il “distant” du sujet et sa femme “passionnée” ?
Comment
pourrait réfléchir celui ou celle qui a été déshumanisé pour
justifier l'entreprise coloniale ? Leurs descendants ? Comment accepter cette prise de
parole par ceux jugés sublalternes et donc illégitimes - sauf si
validés - mais autorisés par qui ?
Ceux qui dominent le discours demandent aux autres de “se remettre en cause, de
regarder l'Histoire en face, de se décentrer, penser contre
eux-même” mais en fait selon leur regard - et eux en
sont incapables, parce que leur pensée est universelle. Selon eux.
La remise en cause est trop violente. Rares sont ceux qui peuvent
l'accepter. Il y a le
question de la “légitimité” : qui l'est ? Selon qui ? Et
celle de la “neutralité” ? Qui peut prétendre ne pas être concerné ? Les Français d'origine française, comme
ceux d'origine algérienne ou de pays colonisés - parce que “l’empire colonial français” a été bien vaste… Or quant les
premiers dénient aux seconds la possibilité d'une approche
intellectuelle, factuelle, dépassionnée, ils ne comprennent pas que
l'accusation puisse leur être envoyée. Ceux
qui remettent en cause leurs propres positions de privilégiés sont
rares. Même “à gauche”, des “nouveaux” historien.ne.s, des journalistes et militant.e.s ont un raisonnement et une façon de travailler pas si éloignée de leurs collègues qu’ils critiquent…
C'est
l'un des enjeux majeurs autour des débats sur l'Histoire
coloniale en particulier et l’Histoire en général. Et il semblerait que les seconds n'attendent plus la
permission de ceux qui monopolisent la parole et le sujet.
Je parle de tout ça dans mon article publié sur OrientXXI.info (also available in english & عربي). Merci de le lire et de le relayer si vous l’appréciez !
@WardaMD