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A l’école de Daech - "Les lionceaux du califat"

Image extraite d’une vidéo de propagande tournée à l’institut Al-Farouk, à Raqqa, pendant l’entraînement
Image extraite d’une vidéo de propagande tournée à l’institut Al-Farouk, à Raqqa, pendant l’entraînement. Au centre, un commandant saoudien de Daech, Abou Walid, et, à sa gauche, Kakhib, le Yézidi alors âgé de 13 ans que nous avons retrouvé après sa libération. © DR
De notre envoyée spéciale en Irak Flore Olive , Mis à jour le

A Raqqa et dans les zones occupées, l’Etat islamique enlève des enfants pour en faire les « lionceaux du califat ».

«J’avais très peur mais je ne pouvais pas pleurer, parce qu’ils ne nous laissaient pas pleurer. » Kakhib, 14 ans, garde les yeux baissés. Il a le même visage éteint que sur les vidéos de propagande diffusées par Daech en février 2015. On pouvait l’y voir agenouillé à la gauche d’Abou Walid, un djihadiste saoudien, avec d’autres enfants. Une « classe » façon Etat islamique . Il vient d’y passer sept mois. Au programme de ce Yézidi, converti de force : réveil à 4 heures du matin pour la première prière, lecture et apprentissage du Coran de 9 heures à midi, exercices militaires de 13 heures à 17 heures. Et, toute la ­journée, lavage de cerveau et entraînement à coups de trique. Les « lionceaux du califat », comme les appellent leurs ­bourreaux, sont alors une centaine. Les plus âgés ont 18 ans ; le plus petit, 5 ans. « On l’aidait à porter sa kalachnikov. Elle était plus grande que lui. » Très peu sont des enfants de militants de Daech. La plupart sont des Yézidis ou « des Arabes syriens, enlevés de force à leur famille ». Parce que leurs parents ont résisté ou qu’ils ne sont pas jugés exemplaires, les enfants doivent payer : « Ils étaient encore plus maltraités que nous, battus sans arrêt. »

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Dans le camp de réfugiés de Qad Ya, en Irak, le 1er décembre 2015. Kamila, 51 ans, avec ses deux fils Khayat, 11 ans, et Kakhib, 14 ans. Entre les mains du plus jeune, une photo de lui quand il était au service de Daech.
Dans le camp de réfugiés de Qad Ya, en Irak, le 1er décembre 2015. Kamila, 51 ans, avec ses deux fils Khayat, 11 ans, et Kakhib, 14 ans. Entre les mains du plus jeune, une photo de lui quand il était au service de Daech. © Alfred Yaghobzadeh

Le 15 août 2014, après treize jours de siège, Kocho, le ­village où Kakhib a grandi, à une vingtaine de kilomètres au sud des monts Sinjar, était conquis par les djihadistes. Mille cinq cents personnes sont alors arrêtées ; hommes, femmes et enfants, séparés. Kakhib reste avec sa mère, Kamila, et son plus jeune frère, Khayat, 11 ans. Ses frères aînés, 22 et 30 ans, et son père ont été emmenés. Ce seul jour, presque 250 hommes ont été alignés à la sortie du village pour être ­exécutés. Dix-huit seulement en réchapperont. A ce jour, mère et fils espèrent encore qu’au moins un des leurs aura survécu. Kamila nous explique qu’après un passage par la prison de Badush, à ­Mossoul, elle a été retenue quatre mois avec ses garçons dans « un village arabe », près de Tal Afar. Puis ils sont partis pour Raqqa, la capitale du califat autoproclamé. Là-bas, ils ont été enfermés avec plus de 500 autres Yézidis. Lorsque les hommes de Daech sont venus chercher ses fils, Kamila a réussi à faire passer le plus jeune pour un attardé. Mais Kakhib, lui, a été « pris ». Son histoire d’enfant-soldat au service de l’Etat terroriste commence.
A l’institut Al-Farouk de Raqqa, les instructeurs lui donnent un tutoriel informatique pour apprendre à prier en arabe. La plupart des petits prisonniers ne parlent que le kurde. Très vite, Kakhib repère les quelques phrases à savoir par cœur pour faire illusion. Assez pour ne pas être fouetté. Les geôliers ont leur méthode. Ils s’amusent à tirer entre les jambes des enfants durant les entraînements. Ou à les piétiner, en hurlant que ça les rendra plus forts. La plupart du temps, pour ­surveiller ces mômes terrorisés, ils ne sont que trois, « souvent des ­Egyptiens et des Libyens originaires de Zawiya ».

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Dans Sinjar libéré

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La nuit, à ­partir de 22 heures, la garde est faite par les gamins eux-mêmes. Toutes les heures, ils se relaient par groupes de quatre, deux Yézidis et deux Arabes dont le destin est irrémédiablement lié. Fuir, c’est condamner son copain à mort. Dans ce malheur, des amitiés se créent. On murmure dans les dortoirs, on se confie « des histoires de la vie d’avant, de nos amis, de nos familles ». Le peu de temps libre se passe à jouer sur les téléphones ­portables donnés par les djihadistes. Ces adolescents ­ressemblent à beaucoup d’autres, sauf qu’à chaque retour de combat on leur passe des vidéos de décapitations et même de scalps, explique Kakhib en mimant le geste du haut du crâne qu’on découpe. Des images qui continuent à le hanter. « Ils nous disaient qu’il fallait être de bons musulmans pour devenir de bons combattants. Comment tuer et se battre. Ou ­comment se suicider si l’on risquait d’être pris… Il y avait ­souvent des bombardements autour de nous. Dans ces moments-là, ils nous montraient comment s’équiper d’une ceinture d’explosifs et la faire sauter. » Leurs instructeurs leur parlent de la ligne de front, du paradis qui suivra pour ceux qui y trouveront la mort. Ils racontent à Kakhib que ses parents ont été tués. « “Maintenant, me disent-ils, tu es musulman. Tu ne dois plus penser à eux.” Puis ils m’ont expliqué que j’allais devoir me battre contre les Yézidis… Alors là, je me suis promis que, si ça arrivait, je me tuerais. »

A partir de 22 heures, les petits prisonniers assurent eux-mêmes la garde

Comment pourrait-il deviner que sa mère et son petit frère sont toujours vivants, retenus à seulement quelques kilomètres de lui ? De son côté, Kamila fait tout pour protéger son plus jeune fils. Plusieurs fois, des hommes de Daech sont venus le chercher. « Ils me disaient qu’il n’était pas convenable qu’à 11 ans il reste avec les femmes. » Elle a la chance qu’un des gardiens prenne son parti : « Cet homme leur a expliqué que mon fils nous enseignait le Coran, alors ils me l’ont laissé. » Il est juste réquisitionné pour surveiller l’entrée d’un bureau où l’on imprime « des laissez-passer », et où il a pour consigne de ne laisser entrer « que les hommes armés ».
La famille a été réunie un matin du mois de mai dernier. Quelques jours plus tôt, on était venu chercher Kakhib au camp. Il a d’abord pensé que l’heure d’être envoyé au front était venue. Comment Daech pourrait-il avoir un geste de « clémence » ? Il avait raison. Daech ne pratique pas la clémence, seulement le commerce. L’« émir » Abou Abdel Azyz, le jeune Saoudien qui contrôle ces quelques maisons, a été payé pour lui permettre de s’échapper. Kakhib est un des 172 prisonniers qu’a fait ­libérer cet autre Schindler dont il faudra bien, un jour, raconter la vie : Abdullah Abbas, un Yézidi de 43 ans, réfugié lui aussi.

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Extrait d’une vidéo de propagande du 18 novembre 2015 : récitation du Coran pour des petites filles déjà voilées
Extrait d’une vidéo de propagande du 18 novembre 2015 : récitation du Coran pour des petites filles déjà voilées © DR

Dans sa famille, 56 personnes ont été arrêtées par les ­djihadistes. Vingt seulement sont parvenues à s’enfuir. Autrefois, Abdullah importait du matériel agricole depuis la Syrie. Son réseau de fournisseurs et de clients s’étendait d’Alep à ­Mossoul. Beaucoup étaient des amis. Bien qu’ils vivent sous Daech, certains le sont restés. Il y a un peu plus d’un an, ­Abdullah les a sollicités pour la première fois, après un appel désespéré de sa nièce, Marwan, 22 ans. Elle avait été achetée par un homme. Et était retenue à Raqqa. « Je lui ai demandé de passer le téléphone à son geôlier. Il n’a pas voulu le prendre parce que c’était “haram” [illégal], explique Abdullah. Alors, j’ai dit à Marwan de se sauver, de sortir de cette maison dès qu’elle le pourrait. » Quelques jours plus tard, la jeune fille avait trouvé refuge « chez des gens de confiance ». « Là, j’ai mis en branle tous mes contacts chez les Arabes pour savoir comment la récupérer. » L’ancien chef d’entreprise se rapproche des contrebandiers d’alcool et de cigarettes. « Une activité “haram”, elle aussi. J’ai pensé qu’ils prenaient déjà beaucoup de risques, je pouvais les utiliser pour m’aider. » Peu à peu, il teste ces hommes, « des Arabes comme des Kurdes », et les paie sur ses deniers personnels. Sa nièce est libérée et, dans la ­foulée, il fait sortir les quatre filles enfermées avec elle. « J’ai commencé comme ça », se souvient-il.

Kamila ne sait pas combien son bienfaiteur a payé pour la sauver avec ses deux fils

Kamila, Kakhib et Khayat ne savaient rien d’Abdullah. Ils ignoraient que ses informateurs les avaient repérés depuis des mois. Ils s’étaient servis de la photo de Khayat, avec le ruban noir et la kalach, pour l’identifier et travailler à sa libération. Certains font cela pour l’argent, d’autres seulement pour la cause. Notamment les habitants de Kobané. Depuis un an, douze membres des réseaux d’Abdullah Abbas ont été tués. A chaque exécution, à chaque offensive, à chaque déplacement, il a reconstruit une filière. Kamila ne sait pas ­combien son bienfaiteur a déboursé pour la faire sortir, elle et ses fils. De 1 200 à 9 000 dollars, en fonction du nombre de ­personnes à libérer, du nombre d’intermédiaires, des kilomètres, des véhicules… Depuis que le gouvernement kurde a alloué 1 million de dollars au rachat des prisonniers, les initiatives se multiplient. Mais la plupart ne sont prises que pour détourner, au moins en partie, les subventions. « Beaucoup se sont servis des Yézidis. Et la communauté internationale ne nous a jamais ­soutenus directement. Avec un peu de moyens, nous pourrions sauver beaucoup de monde. Mais nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. »

La parade des « lionceaux du califat », après leur formation à l’école de Tal Afar, près de Mossoul, en Irak, le 25 avril 2015.
La parade des « lionceaux du califat », après leur formation à l’école de Tal Afar, près de Mossoul, en Irak, le 25 avril 2015. © DR

Le 21 juillet 2015, après presque un an en enfer, Kamila, Kakhib et Khayat ont enfin franchi les frontières turque puis irakienne. Leur village de Kocho est toujours aux mains des djihadistes. Ils sont installés dans un camp de réfugiés où les deux frères retournent à l’école, la vraie. Ne parlez pas à Khayat d’être « soldat », quelle que soit l’armée. Il veut enseigner. Abdullah vient les voir quand il peut. Le jour où nous l’avons rencontré, il attendait la libération d’une femme et de ses deux filles. Des combats retardaient leur progression. Et il y a en a encore tant d’autres à sauver… Abdullah n’a pas le temps de se réjouir. Ses réussites ne font que lui montrer tout ce qu’il lui reste à accomplir. « Je pense à ces 270 gamins retenus près de Deir Ez Zor, dans un petit camp de l’armée, dit-il. Et je pense aux 2 300 qui restent encore. » 

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