Face aux réseaux sociaux, "à un moment donné, certains utilisateurs se lassent de devoir épater la galerie et aspirent à être plus que des 'êtres de paraître'", estime le psychologue Michael Stora.

Face aux réseaux sociaux, "à un moment donné, certains utilisateurs se lassent de devoir épater la galerie et aspirent à être plus que des 'êtres de paraître'", estime le psychologue Michael Stora.

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Après les attentats contre Charlie Hebdo et de l'Hyper Cacher, en janvier dernier, Jean-Charles, un graphiste parisien de 38 ans, a "fait le ménage dans ses amis". Comprenez ses amis Facebook, un terme à prendre au sens large, car, à l'époque, il en comptait... plus de 800. En quelques jours, entre les commentaires racistes et la profusion d'images et de vidéos anxiogènes, son mur est devenu un "défouloir".

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"Au départ, j'ai culpabilisé de retirer ces personnes de mon compte, confie-t-il. Mais, très vite, j'ai réalisé que je m'étais allégé d'un poids. Leurs réactions à chaud m'offensaient. Je découvrais la face cachée de certaines de mes connaissances, dont j'ignorais visiblement tout. Ce dur retour à la réalité m'a donné envie de prendre mes distances."

Puis il y a eu les attentats du 13 novembre. Les réseaux sociaux sont redevenus le réceptacle des angoisses, poussant de plus en plus de followers à rejoindre les rangs des frondeurs, ces internautes qui claquent la porte de Facebook, de Twitter et d'Instagram. "J'ai changé mon rapport au numérique pour me préserver, précise Jean-Charles. Je reste très connecté à Internet, mais j'ai tiré un trait sur les réseaux sociaux. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ce n'est pas un phénomène réservé aux ados. A l'approche de la quarantaine, je l'ai vécu comme un sevrage."

Guy Birenbaum contre la dictature du tweet

Même si elle est encore marginale -68 % des Français sont inscrits à un réseau social et passent en moyenne 1 h 29 par jour sur ces espaces (1)- la fronde a convaincu de nombreux people et intellectuels. L'alerte a été sonnée en avril dernier par le journaliste Guy Birenbaum, auteur du livre Vous m'avez manqué. Histoire d'une dépression française (éd. des Arènes), dans lequel il raconte sa descente aux enfers. Hyperconnecté (il a 158 000 abonnés sur Twitter et a écrit... plus de 136 000 tweets), il atteste que son retour à la littérature, au savoir, et à la "vraie vie", a été le moyen de s'affranchir de la dictature du tweet.

Plus récemment, le philosophe Michel Onfray, lassé par les polémiques dont il fait l'objet depuis les attentats du 13 novembre, vient de fermer son compte Twitter. La fronde gagne aussi du terrain outre-Atlantique. Grace Coddington, ancien mannequin et directrice artistique du Vogue américain, a déclaré dans une interview en novembre au magazine qu'elle "déteste Instagram", malgré ses 140.000 fidèles. "[Instagram] interfère dans la vie des gens et c'est pathétique de voir toutes ces personnes qui se photographient chaque fois qu'elles mangent quelque chose, assène- t-elle. Tout le monde utilise cela au lieu de lire les journaux. Les gens veulent que l'on sache ou ils passent leur vacances."

Même Lena Dunham, créatrice de la série Girls, a engagé un community manager pour gérer son compte Twitter. L'actrice et réalisatrice américaine a décidé de boycotter le réseau après avoir posté une photo d'elle en sous-vêtements, et reçu des milliers de commentaires insultants sur son physique. Malgré ses bonnes résolutions, elle reste active sur Instagram...

"Certains utilisateurs se lassent de devoir épater la galerie"

La violence gratuite des anonymes sur Internet est loin d'être une nouveauté. Ainsi, on s'interroge: le retour de bâton est-il vraiment surprenant? Après s'être volontiers exhibés à outrance, pourquoi ces internautes (notables ou anonymes) décrochent-ils brusquement? Selon le psychologue et psychanalyste Michael Stora, cofondateur de l'Observatoire des mondes numériques en sciences humaines, plusieurs raisons peuvent expliquer ce comportement (2). "Facebook et Instagram sont des lieux de pensées positives, un cocktail de bons sentiments et de bonnes nouvelles, un désir d'insouciance à tout prix, où l'on doit sans cesse prouver que l'on est heureux, que notre vie est pleine de rebondissements, qu'elle doit être enviée, observe-t-il. A un moment donné, certains utilisateurs se lassent de devoir épater la galerie et aspirent à être plus que des 'êtres de paraître'."

L'élément déclencheur? Un microévénement, qui prend souvent la forme d'une baisse du nombre d'abonnés ou d'une vague de commentaires négatifs. "Ce déclic est vécu comme une profonde blessure narcissique, ajoute Michael Stora. C'est une réaction que l'on retrouve chez les enfants entre 0 et 3 ans, qui présentent le même besoin d'attention et d'amour inconditionnel. Afin de sauver son orgueil, l'internaute va supprimer son compte et s'affranchir symboliquement de cette dépendance affective."

Essena O'Neill, mannequin à la critique opportuniste

Pour autant, tous les cyberaddicts repentis ne font pas le choix du silence sur la Toile. Prenez Essena O'Neill, mannequin australien âgé de 18 ans, qui a fait un virage à 180 degrés. Suivie par plus de 1,5 million d'internautes sur Instagram, 200 000 sur YouTube et Tumblr et 60 000 sur Snapchat, cette ancienne reine de l'autopromotion a publié en novembre une vidéo larmoyante de dix-sept minutes, dans laquelle elle fustige l'emprise des marques sur les réseaux sociaux et la tyrannie de la mise en scène de soi.

Dans un ultime post, elle fait ses adieux: "Les réseaux sociaux, surtout la façon dont je les utilisais, ne sont pas réels. C'est une compétition d'images artificielles et de séquences modifiées. C'est un système construit sur l'approbation de la société, les 'j'aime', les confirmations dans le nombre de vues, le succès en fonction du nombre de followers."

Ce retournement de situation aurait pu être salutaire... s'il n'avait pas été suivi instantanément du lancement du site Let's Be Game Changers (Changeons les règles du jeu), aujourd'hui supprimé. Toujours en se mettant en scène, la belle l'utilisait pour défendre, notamment, l'environnement, un régime végétalien, le "retour à la vraie vie", et partager son étagère remplie de livres de développement personnel. Violemment critiquée, Essena O'Neill limite aujourd'hui son exposition: son compte Instagram est devenu privé et son site se contente d'indiquer qu'elle est "actuellement en train d'écrire son premier livre: Comment devenir célèbre sur les réseaux sociaux" (sic).

"Facebook n'a confisqué le libre arbitre de personne"

Pendant que de nombreux internautes n'y voient qu'une énième tentative pour attirer l'attention des médias, d'autres se lassent d'entendre toujours la même diabolisation de la Toile. "Je trouve cela assez facile de condamner les réseaux sociaux à travers les dérives de ses utilisateurs, lance Olivia, une styliste de 26 ans active sur Facebook et Instagram. Certes, on peut s'y perdre, se laisser séduire, mais Facebook n'a confisqué le libre arbitre de personne. Les réseaux ne sont rien de plus que des outils de communication. A nous de savoir les utiliser avec modération!"

En d'autres termes, chers internautes, prenez aussi vos responsabilités. Un argument avancé par la chercheuse américaine Danah Boyd, spécialiste de l'éducation et de l'enfance, dans son livre It's Complicated. The Social Lives of Networked Teens (C'est compliqué. La vie sociale des ados qui réseautent), publié en février dernier aux Etats-Unis et encensé par la presse. "Le discours dominant dans les médias est que les adolescents ne savent pas entretenir de relations saines avec les réseaux sociaux, écrit-elle. Il dépeint un engagement passionnel dans la technologie comme une maladie que la société doit combattre. C'est plus facile pour les adultes de blâmer la technologie pour ses effets indésirables que de s'interroger sur les dimensions sociales, culturelles et personnelles du problème."

Une prise de recul difficile

Pour Michael Stora, les réseaux ne sont pas la source du problème, ils servent de révélateur et d'amplificateur. Le psychanalyste va plus loin: selon lui, être actif sur Facebook, Twitter ou Instagram peut même avoir des effets bénéfiques, pour les ados et les adultes, particulièrement pendant les périodes de tension politique. "Ils permettent d'être acteur dans des situations où l'on se sent terriblement passif et inutile", conclut-il.

Mais peut-on seulement prendre du recul par rapport aux réseaux sociaux tout en étant un membre actif? Et qu'arrive-t-il quand ce sont les stars du Web qui montrent l'exemple? Cible d'insultes à répétition pour ses problèmes d'acné, Em Ford, la youtubeuse beauté londonienne aux 152 000 abonnés, a contre-attaqué avec brio. Victime de body shaming, elle a mis en ligne en juillet dernier la vidéo intitulée "You look disgusting" (Tu es affreuse) pour répondre à ses détracteurs.

"J'ai voulu faire ce film pour montrer à quel point les réseaux sociaux créent des attentes impossibles à satisfaire pour les femmes et pour les hommes, a-t-elle écrit sur son blog. Un grand nombre d'entre nous doivent faire face au même obstacle: notre société est saturée de fausses images de perfection et nous pousse à nous comparer à des standards de beauté surréalistes." Résultat: la vidéo a été visionnée plus de... 17 millions de fois!

Le cas Stina Sanders

Mais la vérité a un prix. En montrant l'envers du décor, les icônes de la Toile perdent souvent des followers. C'est le cas notamment du mannequin Stina Sanders, une autre reine de beauté londonienne aux 130 000 abonnés, qui a vu une partie de son public lui tourner le dos dès qu'elle a posté des photos d'elle "au naturel" - en train de se raser, à la sortie d'une séance chez le psy, avant une coloscopie... "Je voulais tomber le masque" a-t-elle déclaré dans une interview au quotidien britanique The Independant. Ma vie n'est pas aussi belle qu'elle n'y paraît."

Rebelle sincère de la dictature de l'apparence, ou pro du marketing numérique? Là encore, la question reste ouverte. "Les abonnés restent fidèles à leur icône à condition que celle-ci entretienne le rêve, analyse Michael Stora. Les gens n'envient pas la vie de leurs semblables, mais celle des personnes dont l'existence leur semble parfaite. Si l'icône s'exhibe sans fard, elle est condamnée à perdre son public." Fortement médiatisée pour ses prises de position, Stina Sanders a toutefois, finalement, vu son nombre de fans augmenter. C'est sans fin...

Trois frondeurs à suivre... ou pas

@Stromae "On se 'follow', on en devient fêlé et on finit solo", chante-t-il dans Carmen, sur l'air de l'opéra de Bizet, dont le clip animé est sorti en avril dernier. Au total: plus de 21 millions de vues...

@IggyAzalea A la suite d'attaques à répétition contre son physique, la rappeuse australienne s'est retirée de Twitter en février 2015. Son équipe se charge désormais de la gestion de ses comptes. Et, en guise d'adieu à la Toile, elle écrit: "Internet est le plus laid des reflets de l'humanité."

@Gary_Turk Ce jeune réalisateur britannique s'est fait connaître en postant son court-métrage, intitulé "Look Up", sur les réseaux sociaux. Son but? Inciter les jeunes à s'affranchir de leur dépendance numérique.

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