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Attentats de janvier 2015 : Clarissa Jean-Philippe, l’abandonnée de Montrouge

L’assassinat de la jeune policière, tuée le 8 janvier par Coulibaly, a été occulté par la tuerie de « Charlie » et la prise d’otages de l’Hyper Cacher.

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Publié le 05 janvier 2016 à 14h45, modifié le 08 janvier 2016 à 09h19

Temps de Lecture 7 min.

Sur les grilles d'une résidence située avenue Pierre-Brossolette, à Montrouge, des hommages à Clarissa Jean-Philippe.

Au café d’en face, le barman n’est pas trop au courant. « Ah oui, la policière… celle qui a été tuée pendant Charlie Hebdo ? », demande-t-il en passant le chiffon mouillé sur la table. D’un geste du menton, il montre l’endroit où « des gens continuent à mettre des fleurs pour elle » : juste là, de l’autre côté de l’avenue Pierre-Brossolette, cette longue artère qui sépare Montrouge et Malakoff (Hauts-de-Seine). Ce genre de quartier intermédiaire et sans histoires, vaguement ponctué de bureaux, restaurants, hangars, magasins spécialisés.

Pas loin du numéro 91, les quelques mètres de grilles qui clôturent une résidence sont tapissés d’hommages un peu tristes que le temps n’a pas arrangés. La pluie a fait baver l’encre des messages glissés dans des pochettes en plastique transparent. Il y a un discours du maire de Montrouge, un mot de l’amicale de la police nationale, un autre d’une association musulmane, des poèmes anonymes, un dessin des enfants de l’école juive située tout près. Des portraits photocopiés, floutés sous les gouttes d’eau qui suintent, laissent deviner le visage d’une jolie jeune femme aux grands yeux noirs.

C’est là que Clarissa Jean-Philippe a été assassinée, jeudi 8 janvier 2015 à 8 h 04, d’une balle dans le dos. Le lundi suivant, elle devait être titularisée dans la police municipale de Montrouge où elle finissait son stage. Depuis son enfance en Martinique, elle jurait de devenir policière pour protéger sa mère des coups que lui portait son père. Encore quelques jours et son rêve serait exaucé. Policière à 25 ans ! La majorité de sa famille, restée à Sainte-Marie à 34 km de Fort-de-France, était si fière d’elle.

« Fais attention à toi »

En quittant son appartement de Poissy à l’aube, ce jeudi, Clarissa Jean-Philippe a demandé à son ami de penser à sortir le poisson du congélateur pour le repas du soir. Elle est montée dans sa Volkswagen Scirocco noire où elle laisse toujours traîner des bonbons roses. Les fraises Tagada sont son péché mignon. Elle a d’ailleurs pris un peu de poids depuis qu’elle est dans la police : elle savoure la vie. Elle a pu acheter sa voiture à crédit, sort le soir à Paris pour aller au cinéma avec des copines, se fait des chignons et s’est mise à porter des robes avec des bottes, elle qui s’habillait toujours en jeans. Elle venait de passer Noël en famille en Martinique. Ça y allait pour le « zouk love » – « une danse où on est collé très très près de l’homme et on fait bouger juste le bas », dit sa mère, Marie-Louisa, en riant, un peu gênée.

Le 7  janvier, elle a dû rassurer sa mère et sa tante Justine-Sonia qui s’inquiètent pour elle après la tuerie de Charlie Hebdo. Les frères Kouachi sont en fuite. « Ils tuent aussi les policiers », s’angoisse sa mère. « Fais attention à toi », lui recommande Justine par SMS. « Oui, Tatie, t’inquiète pas, je fais attention. » Jeudi 8 janvier, à 7 h 20, la jeune policière est appelée avec son binôme pour un banal accident de la circulation. C’est au niveau du 91 de l’avenue Pierre-Brossolette. Deux agents de la voirie sont sur place pour nettoyer. L’agent rassure la conductrice. « Ne vous inquiétez pas, lui dit-elle, on est là pour vous aider. »

Personne ne sait encore que la policière de Montrouge est la première victime d’Amedy Coulibaly

A 8 h 04, Clarissa Jean-Philippe s’effondre. Un homme vêtu d’un manteau noir à capuche fourrée et d’un gilet pare-balles a surgi et lui a tiré dans le dos à la kalachnikov. Comptait-il faire un massacre à l’école juive, située à deux pas ? Ou « faire les policiers », comme il l’a clamé le lendemain sur BFM ? Un agent de voirie se jette sur l’assassin, qui le blesse à la joue avec un pistolet avant de s’enfuir en direction du centre-ville. Clarissa est déjà à terre. Une balle lui a traversé le corps au niveau de la clavicule. Quand sa tante Justine-Sonia et son oncle Florice arrivent à l’hôpital Percy de Clamart, elle est morte. Personne ne sait encore que la policière de Montrouge est la première victime d’Amedy Coulibaly, complice des frères Kouachi, qui s’apprête à parachever quelques heures plus tard, à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, la tournée terroriste qu’ils ont préméditée au nom d’Allah.

Une victime de « l’entre-deux ». Ce sera la double peine de Clarissa : demeurer dans l’Histoire une victime de moindre importance, passée entre les gouttes, entre les deux opérations terroristes historiques et spectaculairement symboliques des 7 et 9 janvier 2015, contre la rédaction de Charlie Hebdo puis contre l’Hyper Cacher. Les journalistes et les juifs, cibles prioritaires du jour, passaient avant les policiers. Puis les attentats du 13 novembre visant la liberté du Bataclan et des cafés ont pris le pas à leur tour, par leur ampleur monstrueuse, sur la mémoire de Clarissa Jean-Philippe. Pas assez exemplaire, la policière municipale. L’oubliée de Montrouge.

Une blessure de plus

Ni François Hollande, ni le président de l’Assemblée nationale, ni les ministres n’ont d’ailleurs pensé à aller saluer Marie-Louisa, la mère inconsolable de Clarissa Jean-Philippe, lors de leur déplacement commun aux Caraïbes en mai. C’était tout juste quatre mois après ce funeste 8 janvier. Le président de la République a rencontré Fidel Castro à Cuba, accompagné entre autres de Claude Bartolone, Christiane Taubira, Ségolène Royal, George Pau-Langevin. Les dignitaires français se sont attardés en Guadeloupe, en Martinique… sans qu’aucun n’accorde une visite à la mère d’une policière morte pour la patrie. Le président l’avait pourtant souligné lors d’un émouvant hommage aux trois policiers tombés pendant les attentats de janvier : « Si la France est debout aujourd’hui, c’est parce que les policiers sont tombés. » Pour Marie-Louisa Jean-Philippe, cet oubli est une blessure de plus.

« Ça m’a fait mal, dit-elle doucement.S’il n’avait pas le temps, il aurait pu juste envoyer quelqu’un à sa place, pour me dire qu’il pensait à Clarissa, à ma petite fille… »

Depuis la mort de Clarissa, Mme Jean-Philippe est en chaise roulante. Elle ne peut plus travailler comme aide ménagère. Elle est atteinte de tremblements et n’arrive plus à marcher. Elle n’aime plus sortir de chez elle parce que, dans la petite ville de Sainte-Marie, les gens la regardent en chuchotant : «  C’est la maman de la policière qui a été tuée. » Elle doit payer elle-même l’aide psychologique, qui ne lui a pas été offerte comme aux autres victimes. Elle n’a pas compris non plus ce qui est arrivé le 11 janvier, à Paris, lors du grand rassemblement de la place de la République. Les familles des victimes précédaient les chefs d’Etat et de gouvernement. « Ils nous ont amenés en bus le matin, on a attendu au moins une heure dans le froid avec les familles des victimes, raconte Justine-Sonia. On gelait. Puis on a fait dix minutes de marche et on nous a fait sortir du défilé pour attendre à côté du bus des chefs d’Etat. Tout le monde a continué sauf nous : la famille de Clarissa. Pourquoi nous ? Les victimes ont continué, Hollande, Valls, Sarkozy et compagnie les ont salués, ils ont salué la foule, puis ils sont passés devant nous et sont montés dans le bus sans nous regarder. »

« C’est vrai que ça faisait bizarre quand même. on était mis de côté et on était les seuls Noirs », Justine-Sonia, tante de Clarissa Jean-Philippe

Pas un mot à Mme Jean-Philippe dans sa chaise roulante, même pas un petit bonjour, rien. « Tout le monde est passé à côté de nous, dans le froid, devant ma sœur malade. » Florice ajoute qu’ils étaient les seuls Noirs… Justine-Sonia lui donne un coup de coude. « Arrête de dire ça ! », s’agace-t-elle, gênée, avant d’ajouter, après un temps de réflexion : « C’est vrai que ça faisait bizarre quand même. On était mis de côté et on était les seuls Noirs. »

« J’ai pas compris pourquoi ils nous ont fait venir là. Peut-être pour décorer », demande Marie-Louisa en se forçant à rire un peu.

La maison des Jean-Philippe, au milieu des bananiers, a été transformée en mémorial pour Clarissa. Dans une vitrine sont exposés son uniforme, son portable, sa croix catholique, ses galons de débutante, son diplôme, des badges en français et en créole – « Je suis Clarissa », « Mwén sé Clarissa » – en attendant la Légion d’honneur qu’elle vient de recevoir à titre posthume. Les murs sont couverts de photos où elle sourit en écartant les bras. A Sainte-Marie, une statue d’elle a été érigée. A Montrouge, c’était un peu compliqué de débaptiser l’avenue Pierre-Brossolette, alors c’est la petite avenue de la Paix, perpendiculaire, qui portera le nom de Clarissa Jean-Philippe. La plaque sera posée samedi 9 janvier. Mme Jean-Philippe et la famille seront là. François Hollande est attendu.

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