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Décryptage

Police : le permis de peur d’arme

Des policiers et des associations s’inquiètent du flou juridique qui entoure l’article 20 du projet de loi sur la réforme de la procédure pénale présenté mercredi et qui vise à assouplir les conditions d’utilisation des armes à feu par les forces de l’ordre.
par Célian Macé et Willy Le Devin
publié le 31 janvier 2016 à 19h31

Et de cinq ! Mercredi, en Conseil des ministres, Jean-Jacques Urvoas, tout juste nommé garde des Sceaux, présentera un nouveau texte renforçant l'arsenal législatif en matière de lutte antiterroriste. Le cinquième, donc, en cinq ans. Outre des dispositions «donnant de nouveaux moyens d'investigation au parquet» (lire Libération du 8 janvier), la loi prévoit, dans son actuel article 20, de modifier les règles «d'ouverture du feu» des policiers. Autrement dit, d'assouplir les conditions dans lesquelles ils pourront dégainer leur arme.

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Le sujet est hautement abrasif. Jeudi, le Conseil d'Etat s'est réuni en séance plénière pour rendre son avis sur le texte du gouvernement. Selon nos informations, la plus haute juridiction administrative n'aurait pas modifié la substance de l'article 20. S'il ne se trouve personne pour contester l'intention gouvernementale «de permettre aux forces de sécurité d'endiguer l'action terroriste en abattant son ou ses auteurs», des associations, des avocats et même des policiers décèlent dans cet article, aux contours juridiques flous, une couverture sur mesure en cas de bavure. A fortiori dans un pays où les juges font preuve d'une prudence de Sioux lorsqu'il s'agit de condamner des policiers.

Que cherche le gouvernement avec cette loi ?

La place Beauvau le répète à l'envi : «L'article 20 a pour vocation de ne plus laisser le policier dans un cogito infini lorsqu'il dispose de trois secondes pour chausser son arme.» Pour cela, le projet de loi prévoit d'étendre l'irresponsabilité pénale dans les cas où l'usage de l'arme est «rendu absolument nécessaire pour mettre hors d'état de nuire l'auteur d'un ou plusieurs homicides volontaires ou tentatives […] dont il existe des raisons sérieuses et actuelles de penser qu'il est susceptible de réitérer ces crimes dans un temps très voisin de ces actes». S'agit-il pour autant d'un permis de tuer ? Clairement, non. En revanche, les notions «raisons sérieuses de penser» et «temps très voisin» peuvent largement déborder le cadre de l'action antiterroriste. Et laisser place à des interprétations extensives, voire divergentes, de l'usage des armes dans des scénarios délictueux plus classiques. Dans ces cas, l'action policière pourrait s'avérer bien plus zélée.

Jusqu'ici, la police ne bénéficiait d'aucun régime spécifique en matière de légitime défense. Comme chaque citoyen, elle était soumise à l'article 122-5 du code pénal. Il stipule : «N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui.» Avec l'article 20, le gouvernement applique quasiment aux policiers les règles régissant l'ouverture du feu jusqu'alors réservées aux gendarmes. Ces derniers, soumis à l'article 2338-3 du code de la défense, peuvent déjà tirer lorsqu'ils se trouvent menacés par des personnes armées ou que des fugitifs n'obtempèrent pas à leurs sommations.

Politiquement, le gouvernement entend «sécuriser la légitime défense dans la loi», et ce afin de ne pas «subir les injonctions de la droite en cas de nouvel attentat», précise l'entourage de Bernard Cazeneuve. La droite la plus dure, mais aussi certains syndicats de police, réclament en effet depuis des lustres l'instauration de la présomption de légitime défense. «Une mesure qui, pour le coup, serait un véritable permis de tuer», tranche-t-on place Beauvau.

Qu’en disent les policiers ?

«L'article 20 fait peser une grande responsabilité sur nos collègues», estime un syndicaliste qui, cas rarissime, préfère garder l'anonymat. De là à dire que les «bleus» ont la main qui tremble ? «De nombreux fonctionnaires ne tirent même pas une cartouche par an, confirme une source haut placée dans la police. Or, ce projet de loi induit des qualités de tirs et de sang-froid impeccables» (lire page 6). Ce que ne nie pas Pascal Lalle, directeur central de la sécurité publique : «On va faire en sorte que les policiers soient formés. C'est indispensable.» Actuellement, et c'est un secret de polichinelle, de nombreux policiers n'effectuent pas leurs trois séances de tirs d'entraînement annuelles. S'exposant de ce fait à des sanctions disciplinaires.

L'application de la mesure suppose aussi la diffusion d'informations suffisamment précises et rapides permettant une intervention circonstanciée du policier : «Or, qu'est-ce qui me dit que l'agent se trouvant face aux frères Kouachi durant leur cavale aura suffisamment d'éléments pour agir avec discernement ? s'inquiète la source policière haut placée. Là encore, il y a pas mal de boulot de commandement à effectuer pour que l'article 20 ne se retourne pas contre nous à la suite d'un ou deux dérapages.»

Quels sont les risques ?

La réforme des règles d'engagement du feu s'accompagne, pendant l'état d'urgence, d'un arrêté autorisant les policiers à garder leur arme en dehors de leur service. Aujourd'hui, selon un sondage interne (1), ils seraient 28 % dans ce cas, mais «aucune utilisation n'a encore été recensée», déclare Pascal Lalle. Les agents auront-ils la gâchette de plus en plus facile ? «Le policier, tout le protège en France, il n'est quasiment jamais condamné, note Nassim Lachelache, du collectif Stop le contrôle au faciès. Alors si la loi passe, ça va renforcer cette impunité.»

Depuis l'état d'urgence, les associations, comme les autorités, notent une nouvelle hausse des tensions entre la police et les jeunes dans les quartiers sensibles (lire pages 4-5). «On ressent une expression de violence de quelques individus à l'égard des policiers, une certaine parole s'est libérée, décrit Pascal Lalle. Ce n'est pas quelque chose qui est "statistisé", mais c'est clair d'après les remontées du terrain. C'est un cran plus dur. La vigilance, les réflexes de défense sont plus forts.»

Cette tension se cristallise au moment des contrôles d'identité, cette spécificité bien française, qui scande la vie des quartiers. «Sous couvert de lutte contre le terrorisme, on a renforcé le contrôle au faciès, assure Nassim Lachelache. C'est de pire en pire. Dans la semaine qui a suivi les attentats, j'ai été personnellement contrôlé à trois reprises. Auparavant, ça ne m'était quasiment jamais arrivé.»

Les associations se sont un temps accrochées à l'espoir de la délivrance d'un récépissé lors des contrôles d'identité. Mais l'idée du bout de papier a été enterrée par Manuel Valls, alors ministre de l'Intérieur. A la place, l'article 19 de la loi sur la réforme de la procédure pénale précise l'usage des «caméras piétons», qui sont portées à l'épaule par les fonctionnaires. Elles sont censées être une garantie contre les violences policières. Nassim Lachelache n'est pas convaincu : «Si les policiers peuvent l'éteindre quand ils veulent, ça ne sert à rien. Les caméras doivent être allumées en permanence, note-t-il. Ensuite, il faut qu'une personne qui a été contrôlée puisse avoir accès aux images, en saisissant le défenseur des droits par exemple.»

En 2015, ce dernier a enregistré plus de 900 réclamations liées à la «déontologie de la sécurité» - qui inventorie les plaintes visant les forces de l'ordre pour «violences», «fouilles à nu», «propos déplacés ou insultants», «manque d'impartialité». Selon son rapport annuel, qui doit être présenté ce jeudi, il s'agit d'un bond de 29 % comparé à 2014. L'article 20 déboule donc au moment où les tensions sont extrêmement aiguës.

(1) Le sondage ne prend pas en compte les chiffres de la préfecture de police de Paris.

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