Exclusif. La Commission européenne a abandonné un programme censé aider les travailleurs humanitaires, opposants et journalistes à accéder à Internet dans les pays tiers.
La stratégie No Disconnect avait été annoncée en 2011, afin d’aider les dissidents des « révolutions Twitter » du printemps arabe après que les gouvernements égyptien, tunisien et libyen ont censuré et limité l’accès à Internet.
Cinq ans plus tard, la Commission n’est pas beaucoup plus avancée et semble prête à abandonner le projet. Les personnes ayant travaillé sur cette stratégie, à la fois à la Commission et dans les entités de conseil externes, déplorent le manque de coordination du projet.
« Qui est responsable du dossier aujourd’hui ? Personne, et personne ne se bat pour qu’il survive », assure Leon Willems, directeur de l’ONG Free Press Unlimited, engagée par la Commission pour évaluer une partie du programme.
Projet à l’arrêt
Karl-Theodor zu Guttenberg, ancien ministre allemand de la Défense, et conseiller externe pour No Disconnect, critique la lenteur de la Commission, due au nombre d’unités concerné par le projet.
Le gouvernement américain a versé des dizaines de millions de dollars aux programmes liés à l’accès Internet ces dernières années, une somme colossale comparée aux maigres subventions européennes. La stratégie pensée par la commissaire Neelie Kroes est toujours dans les limbes car les différentes unités concernées ne sont pas parvenues à s’entendre, selon certaines sources proches du projet.
Leon Willems a expliqué à EURACTIV que malgré les réunions organisées par la DG CONNECT, les responsables de la DG DEVCO, du service d’action extérieure et de la DG HOME ont fini par cesser de communiquer.
« Premièrement, les membres d’autres départements ont commencé à ne plus venir aux réunions. De manière générale, leur intérêt était de toute façon très limité », assure-t-il.
Dans un rapport publié en décembre dernier, Free Press Unlimited et quelques autres ONG et service de conseil ont dénoncé la mauvaise gestion du projet.
« Il y a un manque de coordination et de continuité dans la stratégie No Disconnect de la Commission européenne. Différents services sont impliqués, mais il n’existe pas de mécanisme clair d’élaboration d’une réponse intégrée », selon le rapport.
Russie, Chine, Syrie
L’un des objectifs originaux de la stratégie était de diriger certains fonds pour le développement vers la lutte contre la censure et la surveillance en ligne hors de l’UE.
En 2013, plus de trois millions d’euros ont ainsi été versés par l’Instrument européen pour la démocratie et les droits de l’homme (IEDDH), administré par la DG DEVCO, à quatre ONG du secteur des droits en ligne et de la sécurité au Cambodge, en Irak, en Tunisie, au Soudan, en Syrie, en Inde, en Malaisie et au Pakistan.
Les représentants de la Commission ont préféré ne pas parler des autres pays concernés, pour des raisons de sécurité. On sait cependant qu’une des subventions secrètes a été versée à une ONG basée dans l’UE qui a formé des travailleurs du secteur des droits de l’homme sur des questions de cybersécurité. Selon les informations récoltées par EURACTIV, des fonds ont probablement participé à l’amélioration de la cybersécurité en Russie, en Azerbaïdjan et en Chine.
Depuis, les financements de l’exécutif européen pour des projets liés à Internet semblent s’être réduits à peau de chagrin. Selon un fonctionnaire, les financements sont en général orientés vers des projets plus généraux. Un examen de plus de 150 subventions récentes de l’IEDDH classées sous le titre « droits de l’homme » révèle que seuls trois projets officiels se penchaient sur la cybersécurité ou l’accès à Internet en 2013.
Faux départ pour le programme anti-censure de la Commission
Un document de la Commission européenne intitulé « Delivering on the Arab Spring » liste « les révolutions de 2011 » et assure que No Disconnect avait été lancé « pour soutenir davantage ces mouvements ».
L’exécutif pourrait avoir eu les yeux plus gros que le ventre en promettant un soutien aux dissidents dans des pays où les manifestations allaient encore durer des années.
À part quelques subventions soutenant les droits liés à Internet, des sources au sein de la Commission estiment que l’une des réussites du programme est d’avoir rassemblé les entreprises de technologies pour délimiter une série de lignes directrices sur ces droits.
L’exécutif s’est toutefois cassé les dents sur une autre partie de sa stratégie. No Disconnect était censé créer une plateforme de suivi en temps réel de la censure sur Internet. Selon des personnes impliquées dans la stratégie, ce volet était la partie la plus difficile, parce que la Commission voulait signaler la censure au moment où elle se passait et se concentrer sur des pays connus pour leur acharnement contre les internautes.
La Commission souhaitait au départ lancer une première version de cette plateforme, appelée « capacité européenne d’appréciation de la situation » (ECSA) avant 2013. Trois ans plus tard, l’ECSA ne fait qu’entrer dans sa phase d’essai.
La Commission a discrètement publié une version de démonstration en décembre dernier, lors de la publication du rapport accablant des ONG sur l’avancement du projet. Cette version aurait couté environ 400 000 euros et inclut notamment dix graphiques animés qui montrent l’accès à Internet en Chine, notamment la connectivité sortante et l’utilisation du navigateur anonyme Tor.
Si une version complète de l’ECSA est un jour mise en ligne, elle comprendra davantage de pays, et peut-être d’autres informations. Les DG impliquées dans le projet ne parviennent cependant pas à s’entendre sur un point crucial : ECSA devrait-elle être rendue publique ? Certains représentants estiment en effet que ces informations sont trop sensibles pour être partagée avec le public.
Chacun s’est donc retranché sur ses positions et les réunions sur le sujet ont été interrompues. Personne ne sait quand une décision sur l’avenir de la plateforme sera prise.
Une occasion manquée
La lenteur de la Commission a également été dénoncée par le Parlement.
En 2011, Marietje Schaake a proposé une stratégie pour la liberté numérique, qui comprenait un fonds pour la liberté d’Internet. Cette stratégie a été adoptée par le Parlement le mois de l’annonce de la Commission sur No Disconnect. Malgré une stratégie lancée il y a cinq ans, la cause de la liberté numérique « ne reçoit toujours pas l’attention politique ou les fonds nécessaires », regrette l’eurodéputée. « Dans ce sens, c’est une occasion manquée. »
« Si l’abandon partiel ou total du projet indique un manque d’engagement par la Commission et par le service d’action extérieur, je pense que c’est un gros problème », estime l’eurodéputée.
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