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Décryptage

La rébellion universitaire s'étend en Inde

Le mouvement, déclenché par l'arrestation d'un leader étudiant dans la plus grande université de New Delhi, bastion communiste, continue à s'étendre.
par Laurence Defranoux
publié le 17 février 2016 à 18h26
(mis à jour le 18 février 2016 à 16h53)

Jeudi, des milliers d'étudiants et professeurs se sont rassemblés dans le centre de New Delhi, avec des drapeaux indiens et des pancartes «Ce n'est pas parce que je ne suis pas d'accord que je suis antipatriotique». Dans une dizaine d'autres villes, des étudiants ont marché avec les mêmes slogans défendant la liberté d'expression, et une quarantaine d'universités ont exprimé leur solidarité avec le mouvement de protestation.

Depuis une semaine, la capitale est secouée par des manifestations en soutien au président de l’association des étudiants de l’université Jawaharlal-Nehru, arrêté pour «sédition». Des centaines de professeurs de la plus prestigieuse fac indienne, bastion de la gauche, sont en grève. La situation pourrait s’envenimer alors que la détention du leader étudiant a été prolongée, et que des avocats nationalistes ont agressé le prévenu et des journalistes lors de l'audience au tribunal, mercredi.

Qu’est-ce qui a déclenché le mouvement ?

Le 9 février, un rassemblement a été organisé par un mouvement étudiant proche des maoïstes au sein de l'université Jawaharlal-Nehru (JNU) en mémoire d'un séparatiste indien du Cachemire. Afzal Guru avait été condamné à mort pour avoir été l'un des organisateurs de l'attentat suicide qui a frappé le cœur du Parlement indien en 2001. Sa pendaison, le 9 février 2013, avait été très critiquée par les ONG de défense des droits humains, ses aveux ayant été recueillis sous la torture. Après les protestations d'un autre syndicat étudiant, lié aux nationalistes hindous au pouvoir, la fac a demandé l'annulation du rassemblement quelques minutes avant son début. Sur place, la tension est montée entre les deux camps, et des slogans réclamant l'indépendance du Cachemire, région disputée par le Pakistan et l'Inde, et «appelant à détruire l'Inde» auraient été lancés. Quelques jours après, le président élu de l'association des étudiants de la JNU, Kanhaiya Kumar, était arrêté pour «sédition». Une arrestation qui a déclenché une vague de soutiens, d'autant plus que, selon nombre d'observateurs, il est peu probable que cette personnalité décrite comme modérée ait crié des slogans «antipatriotiques».

Que représente cette université en Inde ?

Nicolas Jaoul, chargé de recherche à l'Iris à Paris (CNRS), connaît bien la JNU, fondée dans les années 60, pôle d'excellence dans les sciences humaines. Considérée comme la première université indienne, elle est aussi un bastion communiste. Il explique à Libération comment la fac est devenue «un haut lieu de la radicalité politique en Inde, où quasiment chaque jour, des meetings et des débats politiques sont organisés, des luttes ont lieu pour s'opposer aux tentatives de l'administration de reprendre en main le campus». Le chercheur précise que la fac recrute beaucoup dans les Etats pauvres et agraires du Bihar et de l'Uttar Pradesh : «Cette université a un rôle de premier plan dans la formation des élites indiennes, notamment les hauts fonctionnaires et les futurs universitaires. Son contrôle par la gauche pose un réel problème pour le gouvernement actuel qui représente l'extrême droite hindoue et qui se montre décidé à passer à l'offensive.»

Pourquoi les étudiants ont-ils organisé un rassemblement en faveur d’un homme considéré comme un terroriste ?

Selon Nicolas Jaoul, «l'exécution d'Afzal Guru, réalisée dans le secret de la prison de Tihar, est restée comme un symbole des abus d'une loi antiterroriste, le Pota, mise en place en 2002 par les nationalistes hindous et qui a été désactivée en 2004 par le gouvernement d'alliance suivant dirigé par le parti du Congrès». De plus, de nombreuses exactions ont lieu au Cachemire, une affaire dont la gestion politique par l'Etat indien suscite énormément de contestations dans les milieux intellectuels de gauche, sans parler de l'occupation militaire. «La condamnation à mort, à partir d'aveux recueillis sous la torture, ainsi que l'exécution à huis clos, et le fait que le corps n'a pas été remis à sa famille, ont alimenté l'indignation morale. Ce n'est donc pas tant la peine de mort, qui reste largement acceptée par l'opinion publique indienne, que le sentiment d'injustice lié à ce cas précis qui génère les protestations.»

Que représente l’accusation de sédition ?

Le recours à la loi anti-sédition est paradoxal : elle avait été créée au XIXe siècle par les colonisateurs britanniques pour réprimer les indépendantistes indiens. Ce crime de soulèvement contre l'Etat peut être puni de la perpétuité, mais les condamnations sont rares, la Cour suprême ayant souvent limité son application pour préserver la liberté d'expression. Les étudiants, professeurs, artistes qui manifestent dans les grandes villes depuis plusieurs jours craignent que toute voix dissidente, et même toute opposition politique, soit désormais réprimée par le gouvernement comme «antipatriotique».

Qui a agressé le leader étudiant, ainsi que des journalistes, devant le tribunal ?

La Cour suprême avait ordonné la protection du tribunal, après des violences lors de la première comparution de Kanhaiya Kumar, lundi. Malgré la présence de centaines de policiers, des avocats nationalistes hindous ont manifesté à l'extérieur mercredi, scandant «A bas Kanhaiya Kumar», et lançant des pierres aux journalistes et aux manifestants. Le leader étudiant a été bousculé. Trois avocats ont été convoqués par la police pour violences, ainsi qu'un député local du BJP, le parti au pouvoir. Le leader étudiant a dû être escorté par des policiers anti-émeute.

Est-ce la première fois que le gouvernement de Narendra Modi est confronté à une telle contestation ?

Même si le pays est souvent secoué par de fortes manifestations, le mouvement semble prendre une ampleur importante. Le chercheur français précise que cette mobilisation universitaire est dans la droite ligne de celle qui a suivi le suicide d'un étudiant de très basse caste, à l'université d'Hyderabad, le 17 janvier : «Cet étudiant était ciblé par le syndicat étudiant nationaliste hindou, l'ABVP, pour sa participation à des mobilisations contre la peine de mort d'un autre accusé musulman, et avait été exclu de sa résidence universitaire suite aux pressions d'une ministre du gouvernement central.»

La situation pourrait-elle dégénérer ?

Le gouvernement semble empêtré dans cette affaire, qui enflamme les médias indiens. Il y a quelques jours, le ministre de l'Intérieur avait assuré sur la base d'un tweet que le rassemblement à la JNU était soutenu par Hafeez Saeed, un terroriste pakistanais fondateur du groupe armé Lashkar-e-Toiba. Ce que l'intéressé a démenti dans une longue vidéo, expliquant que le compte Twitter était un fake, et ridiculisant le ministre. Selon Nicolas Jaoul, «l'affaire semble dépasser le seul mouvement étudiant, générer des alliances dans l'opposition, prendre une tournure nationale et polariser l'opinion. Il est évident que le gouvernement a échoué dans sa tentative de réprimer l'activisme politique de gauche au nom de prétendues activités "anti-nationales", et que cette tentative maladroite pourrait se retourner contre lui.»

Jeudi soir, le gouvernement annonçait que les 46 universités centrales devaient dorénavant installer «fièrement» le drapeau tricolore indien sur «un mât de 207 pieds» (environ 60 mètres), et que le premier de ces drapeaux devrait flotter sur le toit de la JNU.

Manifestation à Bombay, le 18 février (photo Indranil Mukherjee. AFP)

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