Jean-Paul Mialet, psychiatre
Le cardinal Barbarin menacé de prison pour son silence complice ! N’est-ce pas plutôt l’Église catholique et sa difficulté à aborder la question de la sexualité qu’il faudrait accuser ?
Quel âge avais-je ? Une dizaine d’années. Un âge où l’on s’émerveille de tout. Précisément, pendant la récré, je faisais part à mes camarades de mon émerveillement pour la prof d’anglais. Dans ce collège de garçons, cette blonde aux allures de Marylin et au parfum capiteux avait de quoi faire rêver. Rien de bien méchant. Mais mes propos, si discrets fussent-ils, avaient tout de même attiré l’attention de l’abbé S.. Double claque suivie d’un coup de pied aux fesses énergique qui m’a fait rouler aux pieds du petit groupe : je n’avais rien vu arriver. L’abbé S. était un bon footballeur, et ses semelles de crêpe l’avaient aidé à mener dans le silence sa foudroyante attaque.
L’affaire était oubliée. Dans ce collège, on avait l’habitude des coups. Ceux qui en recevaient en tiraient même parfois gloire. Elle ne m’est remontée à la mémoire que bien après – 40 ans plus tard. Le collège était loin, j’étais devenu psychiatre et les mystérieux dessous de la prof d’anglais ne me tourmentaient plus. C’étaient d’autres mystères, autrement moins joyeux, qui me préoccupaient : ceux de la grande souffrance morale. Fortuitement, par un ami devenu magistrat, j’appris que l’abbé S. venait d’être inculpé de pédophilie : il y avait eu plaintes, perquisition au domicile, découverte de photographies obscènes réalisées avec des enfants… A ma grande surprise, pendant que cet ami me rapportait les faits, je ressentais une immense peine. Ainsi, j’avais attiré les foudres d’un malade… Ces souvenirs qu’avec le temps, je regardais avec bonhommie, n’avaient rien d’un jeu risqué où, par imprudence, je m’étais heurté à l’autorité triomphante d’un préfet de division comme un autre. Ce n’était pas la saine (bien que brutale) réaction d’un abbé au service de sa foi, devant une autre expression aussi saine, celle d’un jeune garçon débordant d’enthousiasme pour les beautés du monde - un jeune qu’il convenait de contenir pour ne pas le laisser s’abandonner au désir -, c’était la colère d’un homme torturé face à un plaisir naissant dont il s’était tenu toujours écarté. Un plaisir sans doute inconvenant, qu’il s’interdisait au point de n’avoir pas su l’intégrer. L’abbé S. n’avait pas fait que siffler les limites de la récréation, il s’était lui-même privé de l’ardeur du désir. Et comme ces anorexiques qui, se croyant au-dessus des contingences alimentaires, se privent de nourriture jusqu’au moment où elles basculent dans l’impulsion boulimique sans jamais parvenir à être heureuses à table, l’abbé S. vivait la sexualité par défaut de celui qui ne s’autorise rien.
J’ai repensé à l’abbé lorsqu’il m’a été donné de suivre, sur injonction du juge, un pédophile. Un homme comme-il-faut, marié et père de famille, pétri de bonne conscience, qui s’étonnait de ce que l’on fasse tant d’histoire pour quelques attouchements de jeunes gens dans une piscine : « Pensez donc, docteur, moi, un obsédé ? Tenez, hier encore, ma femme chaloupait dans la cuisine : je n’ai pas bougé ! » Il y a chez certains de ces individus comme un curieux déni de la sexualité – une relation au sexe qui reste celle qu’un enfant entretient avec lui-même, évacuant ce qui le gêne au moyen d’étranges cloisonnements. Tout cela est mis au placard et bien verrouillé : on ne désire pas, on agit ; les fantasmes suivent mais ils ne précèdent pas – et sans doute, ainsi, fait-on l’économie d’une trop pesante culpabilité. La sexualité adulte nécessite une intégration qui donne aux appétits érotiques leur place – rien que leur place, en fonction d’un choix assumé et réajusté en permanence selon l’histoire et l’expérience personnelle. Et au prix d’une responsabilité dans l’accomplissement de ses désirs comme dans le tri de ses fantasmes.
Premiers désirs
Longtemps, cette juste place accordée à la sexualité, l’Église catholique s’en est montrée incapable. L’est-elle davantage aujourd’hui ? On peut s’interroger.
Dans ce monde où l’on ne valorise que le désir, j’ai écrit un livre à la gloire du couple et de l’amour dans la durée qui m’a valu l’intérêt des catholiques. Malheureusement, ce livre commence par une approche du désir qui prend les choses à l’origine, dès les premiers balbutiements de l’érotisme infantile. Dans le but d’exposer avec quelles forces il faudra composer pour maintenir l’amour à son niveau le plus élevé, il m’a en effet semblé nécessaire de retracer la généalogie du désir sexuel, différente pour chacun des deux sexes. Un certain nombre de catholiques ont crié au scandale ! Et dans des revues catholiques, mes propos ont été censurés…
Pourtant – est-ce un effet de ma formation catholique ? – je suis fermement convaincu que dans le domaine de la sexualité, tout n’est pas permis. Ou plutôt, que le plaisir sexuel ne peut être un but en soi, comme on tend à le croire aujourd’hui. Lors d’une émission radiophonique sur la violence il y a plus de trente ans, j’avais soutenu qu’une société qui voulait à tout prix libérer la sexualité libérerait également la violence. Avec le recul, je ne pense pas m’être trompé. Dans aucune société sur cette planète, même celles qui sont en apparence les plus tolérantes, la sexualité n’est réellement libre : partout, elle est intégrée à une culture qui lui donne sa place en fonction d’un système de croyance - une place rigoureusement encadrée par des règles de conduite. Partout, comme le signale l’anthropologue Maurice Godelier, le but est le même : s’appuyer sur la sexualité pour produire du lien. Et l’une des questions centrales de notre culture pourrait bien être que, dans un souci d’émancipation de toutes les contraintes, nous avons fait du plaisir sexuel un but en soi, au point de nous couper de la relation dans laquelle il s’inscrit.
Ce ne sont donc pas là des propos d’hédoniste à la mode, et je me sentirais certainement proche de la religion catholique si elle était à même, pour paraphraser une expression fameuse, de rendre au sexe ce qui est au sexe et à l’amour, ce qui est à l’amour. Mais de nombreux catholiques préfèrent encore aujourd’hui traiter les problèmes que posent la sexualité et ses désirs pressants en les niant ou en s’interdisant d’en parler. Certes, les choses changent et une évolution dans le bon sens s’est dessinée dans ces trente dernières années sous l’impulsion du pape Jean Paul II. Hélas, le tournant a été tardif et des siècles de stigmatisation de la chair ne s’effacent pas en quelques décades.
Entendons-nous bien : je ne pense pas que le célibat des prêtres soit le grand responsable de ces affaires de pédophilie. Non, le problème est plutôt l’attitude que l’Église catholique a longtemps manifestée envers le corps, attitude qu’il était urgent de réévaluer à une époque où triomphent les valeurs de liberté et où la Nature n’inspire plus la crainte. Dans la quête de la transcendance, le corps se doit d’être dépassé, mais jamais nié ou méprisé.
Le célibat des prêtres ne me choque pas, s’il est un choix libre et mûri, et ce n’est pas lui qui favorise la pédophilie mais bien la façon dont l’église, embarrassée par la sexualité, a longtemps préféré se taire et ignorer le sujet. Dans ma pratique, j’ai croisé des artistes qui se dédiaient entièrement à leur art et lui sacrifiaient leur vie personnelle. Pourquoi n’en serait-il pas de même quand il s’agit de vivre dans l’amour de son Dieu ? Mais cette volonté d’aller au-delà d’une relation incarnée et de s’absorber tout entier dans une relation absolue doit être conçue comme une tension positive vers un au-delà et non comme un dédain du corps : sans quoi, elle fera le bonheur ceux qui se méfient de leur corps. Peut-être d’ailleurs, ce chemin n’est-il pas accessible à tous, et l’Église catholique aurait beaucoup à gagner en laissant aux prêtres le choix du mariage ou de l’engagement total.
« La conscience est la voix de l’âme, les passions sont la voix du corps », disait l’Emile de Jean-Jacques Rousseau. La vraie foi n’est-elle pas celle où se conjuguent ces deux voix pour s’adresser à plus haut que soi ? Il est urgent, pour l’Église catholique, de refaire clairement honneur au corps, ce corps dans lequel a choisi de vivre son Dieu.
Jean-Paul Mialet, psychiatre est l’auteur de Sex aequo. Le quiproquo des sexes (Albin Michel, 2011).
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