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Fabrice Luchini, utile et dangereux

La chronique littéraire de Bernard Pivot s'intéresse cette semaine au premier livre de Fabrice Luchini, Comédie française.

, Mis à jour le

Fabrice Luchini a raison, "l'autodidacte plaît beaucoup". Seul, il a pioché dur et profond. C'est un courageux. Un obstiné. Un passionné. Il ne possède pas une culture aussi vaste que celle du normalien ou de l'énarque, mais ce qu'il sait, il y tient, et il est carrément incollable. Surtout, il ne ressort pas ce que les autres ont appris dans les grandes écoles, il a tiré de sa tête et de son cœur des points de vue, des émotions, des rapprochements, des interrogations qu'on ne trouve pas ailleurs.

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A ses talents d'acteur Luchini a ajouté les mérites de l'autodidacte

Fabrice Luchini plaît beaucoup. Parce qu'à ses talents d'acteur il a ajouté les mérites de l'autodidacte. L'apprenti coiffeur de 14 ans a été ébouriffé par Molière, La Fontaine, Céline, Nietzsche, etc., élus, élus, relus. Dans combien de théâtres, à combien de dizaines de milliers de personnes les a-t-il fait découvrir ou redécouvrir, et dans ce cas déshabillés autrement ou habillés de neuf?

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Ce n'est pas seulement Luchini qui plaît au banquier retraité du 7e arrondissement et à la journaliste de Télérama, au pipier de Saint-Claude et à la châtelaine de Saint-Émilion, c'est aussi Molière, La Fontaine, Céline, Nietzsche, etc. qui séduisent tous ces gens-là par le truchement de Luchini, incisif, jouissif et persuasif professeur de littérature. Cet homme est utile parce qu'il donne envie de lire, cet homme est dangereux parce qu'il donne envie d'écrire.

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Luchini : "Barthes, c'est notre Proust, notre Sartre!"

Dans son premier livre, Comédie française, on renoue évidemment avec le Luchini pédagogue. Il vous emmènera sur Le Bateau ivre de Rimbaud. "Les gens n'ont rien à comprendre, il faut qu'ils sentent", écrit-il à propos de la fameuse scène des Femmes savantes qui oppose "deux intellos bas de gamme", Vadius et Trissotin. Il se dit Alceste, il est Alceste, et il polémique avec Philinte à propos du portable et de sa "barbarie".

Comédie française est aussi une manière d'autobiographie coupée des pages d'un journal tenu à la diable. Luchini est un homme de scènes. Comment il a été dépucelé dans un appartement couvert de portraits de Mao. Comment il est arrivé pour la première fois chez Éric Rohmer en citant Zarathoustra. Le cinéaste était justement en train de lire Nietzsche, mais lui en allemand. "C'est notre rencontre. Elle a duré sept ans."

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La première projection de Perceval ou le Conte du Graal devant 1.500 personnes, 113 à la fin. Sa fierté - le mot est faible - d'avoir obtenu le téléphone de Roland Barthes devant le public du Collège de France, médusé, jaloux. La première visite à Roland Barthes. La scène est racontée avec autant de drôlerie que les précédentes, mais, là, Luchini délire. "Roland Barthes, pour ma génération, c'est le penseur, le seigneur, l'homme le plus adoré. […] Barthes, c'est notre Proust, notre Sartre!" À 64 ans, Luchini n'a toujours pas jugulé ses enthousiasmes de jeune homme. Ses feux persistants sont bien sympathiques.

L'effarante mobilité de Luchini se retrouve dans le livre

Cependant, Alceste ne se prend-il pas pour Barthes quand il réfléchit sur le concept du feu rouge ("le feu rouge subi, c'est le rien", bigre!), le concept du paillasson ou celui de l'ancien mas de Provence. Comment ne pas avoir été influencé, il est vrai, par le sémiologue du Collège de France quand il commençait ainsi son cours : "Aujourd'hui, c'est le concept du c'est ça, le concept du temps qu'il fait"?

On connaît l'agilité d'esprit de Luchini. La vitesse à laquelle il peut passer d'un sujet à un autre. Cette effarante mobilité se retrouve dans le livre. Éloge de la propriété privée, de Macron, une citation de Cioran ou de Jouvet, les visites à son psychanalyste, son impossibilité à être de gauche, son besoin d'être aimé, éloge de Nagui et de Pujadas, ce mot d'Audiard : "Moi, le pognon, ça m'émeut", ou encore cette phrase de Céline, tirée du Voyage, qui le hante, dit-il, depuis des décennies : "La tante à Bébert rentrait des commissions."

Il y a trois ou quatre pages qui n'ont l'air de rien sur l'autobus 80 et son parcours. Il démarre de la mairie du 18e et laissait Robert Luchini au rond-point des Champs- Élysées, dans le salon de coiffure où il va être rebaptisé Fabrice. "Du monde fermé, celui de l'enfance et des angoisses, j'entre dans un autre." Ces pages-là sur le 80 sont d'un écrivain. 

Comédie française, Fabrice Luchini, Flammarion, 250 p., 18 euros.

Source: JDD papier

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