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Libé des écrivains

Sarkozy : «Me prenez pas pour un imbécile»

Les journalistes, la gauche, les gens, les serrages de main, la «Princesse de Clèves»… Entretien-reportage en campagne avec l’ancien président de la République.
par Christine Angot
publié le 16 mars 2016 à 18h21

Il y a quelques années, dans le Libé des écrivains, tous les auteurs avaient accepté, sur proposition de la rédactrice en chef, que chaque fois que le nom «Sarkozy» apparaissait dans leur texte, il soit remplacé par : Ui. Comme Arturo Ui, le personnage inspiré de Hitler et d'Al Capone dans la pièce de Brecht. Personne n'avait contesté. Aucun auteur ne s'y était opposé, personne n'avait dit : «Eh bien non, moi, dans mon texte je vais laisser le vrai nom.» Quand on lisait Libération ce jour-là, le jour des écrivains, chaque fois qu'il était question de «Sarkozy», on lisait Ui.

Le TGV va à Lille, il est assis au fond du wagon, près de la fenêtre, dans un club 4, sa chargée de communication est à côté à lui. Ils m’invitent à m’asseoir. Sur la tablette centrale, des téléphones et un petit sac isotherme. Je pose une première question, son rapport avec les gens de gauche en général, ceux de la presse en particulier, il répond :

«- Il y a tellement de prétention… C’est devenu une secte.

- Vous aussi vous êtes méprisant, quand vous parlez "d'intelligentsia" par exemple, c'est un mot méprisant. Dans votre livre, vous l'utilisez au sujet de l'affaire Princesse de Clèves. Ils vous rejettent mais vous aussi, comme dans un couple, ça marche des deux côtés.

- J’aime bien votre analogie avec le couple. Ça veut dire qu’il y a beaucoup de sentiments.

- Pourquoi il y a cette distance ?

- Ils se pensent le cœur des choses. Moi je pense que le cœur des choses c’est pas eux.

- Vous ne leur trouvez aucune qualité ? Qu’est-ce que vous leur reprochez exactement ?

- C’est des gens qui n’ont plus les réactions des gens.

- C’est-à-dire ?

- Ils sont automatiques. Ils vous mettent dans une case. Le problème de notre société, c’est l’image, ils ne sont que dans l’image. Ils ne sont plus dans l’échange, le partage, la raison. La prétention infinie de tous ces gens, c’est accablant. Le pire des défauts, c’est la prétention. C’est les nouveaux bourgeois.

- Quels détails, quels mots vous font dire ça ?

- Je suis pas dans les mots. Il y a que l'ambiance qui m'intéresse. Je vais vous raconter… J'avais lu HHhH, c'est un livre formidable. J'appelle Laurent Binet, et là, je sens une prétention, mais une prétention.

- Ah ben oui, ça ! Mais c’est lui. Sinon à propos des hommes politiques, on utilise le mot "talent", pourquoi ?

- Quand ton fils est le dernier à l’école, on te dit "ton fils est très intelligent". Tous ceux qui ont été battus aux élections, on dit "il a du talent, il est intelligent", "Juppé est très intelligent", "Fillon a du talent". Ce sont des mots qu’on utilise pour expliquer le décalage entre ce que pensent les élites et la réalité.»

Il ouvre le sac isotherme. Il en sort un petit sandwich, m’en propose un.

«- Fabius a un talent fantastique. Juppé une intelligence remarquable. Sans doute. Ça décrit une forme d’échec.

- Quelle est la qualité d’un homme politique alors ?

- Le lien. La simplicité du lien.»

Dans un restaurant d'Anvers considéré comme le meilleur, le chef lui a dit «ici, c'est bon». Il aime le pragmatisme, qu'un éditeur lui dise «il faut atteindre 200 000». Ça, ça lui plaît. Je lui dis :

«- Dans ce domaine, c’est pas toujours le chiffre qui compte, loin de là.

- Oui je sais. Me prenez pas pour un imbécile. [Puis il se penche vers moi]Il y a certains choix humains, qui ne sont pas des choix bourgeois, mais identitaires. Un, créer une famille. Les hommes s'agrègent… [Il ferme le poing]… au cœur de la forêt amazonienne. Deux, créer. Lascaux. Les artistes font partie de l'identité, c'est le rapport de l'homme à la mort. Trois, se mettre à genoux. Prier. La prière, c'est pas la religion. Ce sont des pulsions.»

Identité, identitaire, religion, je lui demande ce qu’il faut faire quand les pulsions dérivent.

«- Il est important de mettre des mots sur tout ça. Une crainte formulée est une crainte gérable, ça apaise.

- Marine Le Pen, elle apaise ? Elle apaise pas.

- Elle a profité du silence des élites, il faut mettre des mots, et définir une règle.

- Celle sur le voile ?

- Oui. Il faut une expression maîtrisée, et définir une règle. La règle apaise.

- Pourquoi Marine Le Pen n’apaise pas alors ?

- Parce qu’elle se nourrit de ça.

- Ça quoi ?

- La colère des gens. C’est sa force, et sa limite.

- Pourquoi ?

- Sa force, car c’est suffisant pour être entendu. Sa limite, car c’est pas assez pour être écouté.

- OK, donc, les élites sont pas silencieuses… Une question qui n’a rien à voir… Vous avez souvent exprimé des sentiments publiquement… Ça donne une impression de… non pas de jalousie exactement… mais… comme si on devait s’intéresser à vos sentiments. C’est étouffant. Ça m’a gênée. Quand vous dites "je suis amoureux, j’ai un enfant, j’aime Carla"…

- J’aurais dû mettre un casque ? L’amour a besoin de reconnaissance. Quand on aime, le monde entier doit savoir. C’est comme ça. Ça a toujours été.

- Je peux vous lire une phrase de Duras ?

- J’admire beaucoup !

- C'est dans une interview de Claire Devarrieux, en 77 : "Il n'y a pas de différence entre les hommes politiques […] et le jeu imposé aux comédiens. Quand un acteur joue, il est en représentation. Acteurs et hommes politiques sont délégués, ils ne sont plus eux-mêmes. Ils vendent leur marchandise. Un bon acteur est celui qui vend le mieux. Le cinéma et la télé, c'est pareil. Tout ça relève du spectacle… Il y a le même hiatus, j'allais dire le même mensonge, et dans la représentation politique et dans la représentation cinématographique commerciale. Parler au nom d'un pouvoir établi, ou au nom d'un pouvoir à venir, c'est identique… Ils détiennent tous la solution idéale, ils sont les sauveurs, les détenteurs parfaits de ce que j'appelle la solution politique. Tous parlent à partir du pouvoir. […] On n'en peut plus."

- Ce qu’il y a en commun, c’est pas le spectacle, c’est l’émotion. Quand un acteur monte en scène, il doit pas faire un spectacle, il doit faire partager des émotions.»

A Lille, l'emploi du temps est serré, conseil régional, usine, élus, meeting, militants… Sa voix dans le micro, forte : «La question, c'est transmettre un pays à nos enfants !» Une femme, appuyée contre un mur : «Ah ben ça !» Puis, signature de son livre à la Fnac. Je m'assois par terre, dans un coin.

«On vous attend » ; «Merci Monsieur le président » ; «Je peux prendre une photo avec vous ?» ; «Tous mes encouragements» ; «On est avec vous» ; «Moi je veux une photo avec mon futur président» ; «Je peux vous faire un bisou ?» ; «Revenez-nous vite».

Une femme blonde, assez grosse, se penche sur son épaule : «Bon courage, la route va être longue, mais vous allez y arriver.» Une jeune fille en manteau rouge : «Pour mon papa.» Une femme : «Vous étiez très bien au Salon de l'agriculture.» Puis elle rit.

Lui : «Merci Célestine» ; «Merci Anne-Laure» ; «Merci Jean-Philippe.» Il signe. Il signe. Il signe. Il dit merci. Merci Constance. Merci Amélie. Merci Valentin. Il me jette des petits coups d'œil de temps en temps, et me tend des gâteaux…

Un journaliste, à côté de moi : «Vous croyez qu'il essaie de jouer la complicité avec vous ?» Il y a encore au moins 400 personnes dehors. «Vous êtes le meilleur pour redresser la France» ; «Lâchez pas Monsieur Sarkozy !»

Et lui : «Ah non !» ;

Et eux : «Merci.»

Et lui : «Merci d'être venu.»

Et eux : «De rien, c'est nous qui vous remercient.»

Un jeune couple. Des gens âgés. Une dame qui a fait la Manif pour tous. Un type allumé qui lui dit que Dieu existe, et à qui il répond «faut l'espérer !», en souriant avec un coup d'œil dans ma direction.

Il demande aux plus jeunes ce qu’ils font. Du droit, des écoles de commerce. Ce qu’ils veulent faire plus tard. Journaliste, avocat, notaire… Valentin aimerait bien faire de l’événementiel. Jean-Philippe travaille dans un magasin de fruits et légumes de produits régionaux.

Une femme offrira son livre à son beau-fils, pour son anniversaire. «Est-ce que je peux vous faire la bise ?»

Et lui : «Merci hein. C'est sympa d'être venu.»

Une dame blonde : «Je vous suivrai jusqu'au bout.» Une femme, avec son fils qui a eu un cancer : «Il écoute beaucoup ce que vous dites. Il a besoin d'un moteur. Il a eu David Guetta, il a vous. Bonne continuation.»

Une femme brune : «Qu'est-ce qu'on fait avec Juppé ? Avec tous les gens de gauche, il va gagner la primaire.» Un jeune homme, dont la lèvre tremble : «Je suis prêt à m'engager. Mon… mon oncle s'est suicidé…» Une femme blonde : «Merci pour tout ce que vous avez fait pour la France !»

Et lui : «Merci c'est sympa.»

La main droite est occupée par le stylo, parfois il leur tend la main gauche.

Brahim a 21 ans, il n'arrive plus à respirer, ses jambes tremblent. Je me lève, je lui cours après : «Qu'est-ce que vous aimez chez Nicolas Sarkozy ?» Il dit : «Je l'ai toujours aimé, il est pas comme les autres présidents. Je suis ému. Je l'avais jamais vu… A la télé on le voit… En fait, il est pareil… Je l'ai jamais vu en face à face… Grâce à lui en 2008… l'économie… Hollande, pour moi, il s'en fout… Une France en ruines… Les Français, ils quittent la France pour s'installer à Londres. J'aime Sarkozy… un vrai président.» Il voudrait être avocat, ou ministre.

Un gamin de 7 ans, encouragé par sa mère, lui chante : «Hollande-poubelle Sarko-président.» Sa mère éclate de rire : «Il a appris ça cet été au camping.»

Puis, on reprend le train, il s’assoit près de la fenêtre, sa chargée de communication à côté de lui, un journaliste et moi en face, dans un club 4. Mais un homme, élégant, 35 ans, arrive, Sarkozy est assis à la place qu’il a réservée, il lui montre son billet et attend qu’il se lève. Sarkozy tourne la tête, cherche du regard l’officier de sécurité, demande au jeune homme de patienter. L’homme ne sourit pas, il brandit son billet, et il l’agite, comme on fait dans ces cas-là.

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