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Libération
Reportage

«A Molenbeek, si t’as pas de soutiens, t’es pris en deux heures»

13 Novembre, l'enquêtedossier
Dans la commune belge où a été arrêté Salah Abdeslam, les habitants sont partagés entre incrédulité et colère.
par Pierre Alonso, Envoyé spécial à Molenbeek-Saint-Jean
publié le 20 mars 2016 à 20h31
(mis à jour le 20 mars 2016 à 21h36)

Ayad montre le flanc droit de sa voiture à qui veut la voir. Elle porte une dizaine d'impacts, la carrosserie est un peu cabossée, la jante aussi. Vendredi, il s'était garé devant le 79, rue des Quatre-Vents, où le dernier membre présumé du commando des attentats de Paris a été interpellé par la police. L'interminable cavale de Salah Abdeslam, l'enfant de Molenbeek-Saint-Jean, s'est finalement conclue devant sa voiture, qui en a gardé quelques stigmates. «De Molenbeek à Molenbeek» titrait samedi le Soir. «Le gars est recherché mondialement, il est à Molenbeek. C'est incroyable! C'est un loup, quoi», dit sans admiration Ilias, 18 ans, le fils d'Ayad. La famille habite face au 79, rue des Quatre-Vents.

«Honteux». Samedi, la petite rue débordait de caméras, micros et carnets. L'actualité des dernières heures est dictée dans toutes les langues face à des projecteurs. En nombre, les journalistes dépassent les policiers en faction devant le 79. Un policier s'en inquiète au téléphone : «Avec tous les journalistes, à six, on ne va pas y arriver.» Ilias et Ayad s'accommodent très bien de ce spectacle au pas de leur porte. L'ambiance est détendue, Salah Abdeslam est sous les verrous à Bruges. Molenbeek quittera bientôt la une des journaux pour le plus grand soulagement de ses habitants.

Karim, 27 ans sur 27 passés dans la commune, espère fermement que «toutes ces histoires de terroristes s'arrêtent». Riverain de la rue des Quatre-Vents, il garde quand même un goût amer : «Tout ça, c'est une soupe, c'est un peu honteux.» Personne n'en sort grandi à ses yeux : «La police belge a mis quatre mois à retrouver la personne la plus recherchée d'Europe dans son quartier.» Ce drôle d'arrière-goût, Karim n'est pas le seul à le sentir. «J'aurais préféré qu'il soit arrêté à Forest !» se désespère l'échevine (conseillère municipale) à la cohésion sociale et au dialogue interculturel, Sarah Turine, islamologue de formation. C'est dans cette commune (sud de Bruxelles) que les policiers ont déniché Abdeslam, fortuitement, lors d'une perquisition mardi. «Il semble qu'il a voyagé pendant sa cavale : sa trace a été trouvée à Schaerbeek [nord de Bruxelles, ndlr], à Forest… S'il avait été arrêté ailleurs, le symbole que représente Molenbeek n'aurait pas surgi à nouveau», se désole l'élue écolo, qui dément fermement tout soutien de la communauté molenbeekoise dans son ensemble. La présence d'Abdeslam dans la commune où il habitait, avait un café et un tas d'amis pose inévitablement la question des complicités dont il aurait pu y bénéficier. «Qu'il ait un réseau de copains, une filière, certainement ! C'est pour ça qu'il a pu être hébergé», défend l'échevine. Emmanuelle, une comédienne qui habite à un pâté de maisons de la dernière planque d'Abdeslam, ne «croit pas que les musulmans cachent des terroristes : ils se fondent peut-être plus dans la masse ici, y'a plus de barbes…» «Si t'as pas de soutiens, t'es pris en deux heures à Molenbeek», assure de son côté Hassan, gardien de la paix (sorte de pervenche locale) et habitant de la commune depuis trente ans. Rue des Quatre-Vents, il fait le planton avec son collègue en cette fin d'après-midi grisâtre. Des grappes de gamins en survêt à capuche passent, regardent les caméras et repartent.

«Territoire». Vendredi, des affrontements ont ponctuellement éclaté entre les policiers qui bouclaient le quartier et des jeunes. Une marque de soutien à Abdeslam ? Karim jure que «tout le monde est d'accord pour dire que c'est inhumain d'avoir commis ces attentats». Sarah Turine rappelle que les relations avec la police ne sont pas faciles dans le quartier. Elle voit dans l'épisode de vendredi une nouvelle bataille de «la guerre du territoire. C'était la situation classique de jeunes qui testent la police au moment où elle est en train de marquer son territoire». Les plus petits se sont vite calmés, après s'être fait «rosser par les grands».

Moustapha, 54 ans, perd sa bonhomie quand on évoque Abdeslam : «C'est pas un homme. Un homme, il tire pas sur des gens qui n'ont rien fait, qui sont au café.» Ce commerçant fréquente régulièrement les mosquées autour de la rue des Quatre-Vents. Même, très ponctuellement, la mosquée Loqman, deux rues en dessous. «Moi, je prie et je pars», raconte Moustapha. La salle semi-clandestine a désormais très mauvaise réputation. L'auteur de l'attaque déjouée du Thalys, l'été dernier, y était passé. L'homme qui s'est fait exploser lors de l'assaut de Saint-Denis aussi. Elle est désormais surveillée de près. Emmanuelle, qui travaille avec des jeunes du quartier, ne cache pas sa colère contre ces «chasseurs de têtes qui vont aller prendre des gamins de 16 ans pour se faire sauter, comme les enfants soldats en Afrique. Ils ne tuent pas au nom d'Allah, on leur a juste donné un avenir».

Ces rues, qui débouchent sur le Molenbeek du canal, où lofts, ateliers, hôtels et boutiques branchés fleurissent dans les anciennes manufactures, sont un des principaux foyers de départ vers la Syrie. Et aussi l’un des quartiers les plus pauvres de Belgique. Le taux de chômage atteint 40 % chez les moins de 25 ans dans ce cœur historique, le plus densément peuplé de Molenbeek.

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