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#VivreAvec : Comment s’accommode-t-on de nos angoisses ?

Depuis les attentats de Paris, nombreux sont ceux qui vivent en état d’alerte permanent. Comment s’accommode-t-on de ces angoisses ?

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Publié le 25 mars 2016 à 19h34, modifié le 01 avril 2016 à 11h35

Temps de Lecture 4 min.

« Les nouvelles règles sont simples, édicte la directrice. Vous entrez seul, après avoir tapé le code et surtout, vous ne laissez jamais passer personne. Pas même un autre parent. » Pendant qu’autour, le silence se fait, pas un murmure, pas une question, la directrice poursuit : « Et ne laissez jamais entrer une femme enceinte. On ne sait pas ce qu’elles cachent sous leur manteau. » La naissance d’un sourire ironique sur le visage d’une mère s’évanouit : « C’est pour la sécurité de vos enfants », la tance la directrice de la petite crèche parisienne.

A Molenbeek, en Belgique.

Depuis cette réunion post-attentats de novembre 2015, les parents se ferment poliment la porte au nez. Cette nouvelle habitude, anxiogène pour certains parents, n’avait pas suscité d’émotion particulière chez Nicolas, père d’un petit garçon. Mais au lendemain des attentats de Bruxelles, mardi 22 mars, après avoir déposé son fils, il s’est surpris à vérifier plusieurs fois que la porte de la crèche était bien fermée : « Le souvenir de cette réunion m’est alors revenu comme un flash. Et là, j’ai eu très peur en imaginant qu’un fou veuille faire un carnage sur les enfants. J’avais intégré que l’horreur était possible mais je ne le savais pas. Bruxelles a réveillé ma peur. »

Nombreux sont ceux qui admettent ressentir cette inquiétude latente d’être confronté à un nouveau déchaînement de violences terroristes. Le serveur que le bruit d’un bouchon de champagne fait désormais sursauter. L’étudiante qui ne met plus ses écouteurs dans le métro pour être sûre de réagir « au cas où ». La grand-mère inquiète qui téléphone à sa petite-fille après les attentats en Côte d’Ivoire, pour s’entendre répondre « mais je suis au Sénégal mamie ». Autant de récits de la peur ordinaire que l’on partage parfois sur le ton de la blague, comme comme pour se moquer de soi, mettre son encombrante angoisse à distance, ne pas se laisser envahir.

« On s’attend à quelque chose mais on ignore où et quand ça peut surgir. L’état d’alerte est donc constant. » Christian Hoffmann, psychanalyste

« Je sais que ça va recommencer », raconte Elisa, jeune Parisienne que les sirènes hurlantes affolent. « Quand je les entends, même en pleine nuit, même lointaines, mon premier réflexe est de saisir mon téléphone. » Elle parcourt alors fébrilement les réseaux sociaux. « C’est comme ça que j’ai découvert l’histoire de la Goutte d’or (l’attaque du commissariat parisien par un homme seul, le 7 janvier 2016). Ça a commencé par une sirène. » La peur latente, lorsqu’elle est réveillée par une catastrophe réelle, ne peut que grandir et trouver confirmation de sa raison d’être, explique Christian Hoffmann. Psychanalyste et directeur de l’École doctorale à Paris Diderot, il constate une « peur générale diffuse mais nette » dans la population. « Il y a une incertitude plus ou moins objectivable. On s’attend à quelque chose, mais on ignore où et quand ça peut surgir. L’état d’alerte est donc constant. »

Repli sur le couple ou sur la famille

Un état d’alerte qui devient invisible à force d’habitude mais crève les yeux de ceux qui n’y sont pas soumis. Comme Christophe, franco-portugais, parti vivre à Lisbonne en septembre 2015 et qui a découvert à son retour à Paris, au mois de mars, une capitale vulnérable et épuisée d’attendre la catastrophe : « A force de voir des policiers patrouiller et des affiches Vigilance Attentat, à force d’ouvrir mon sac à l’hôpital, à la bibliothèque, partout… à force, j’ai fini par éviter presque instinctivement d’aller à Châtelet ou à la gare du Nord. Tout rappelle que ça peut arriver. »

Cet état peut conduire au repli sur le couple ou sur la famille. Lorsque sa mère « paniquée » lui demande de renoncer à son week-end à Londres, où elle devait assister à un concert des Little Mix, Camille, étudiante en art à La Louvière, à cinquante kilomètres de Bruxelles, s’exécute, même si elle affirme ne pas avoir peur « personnellement » – en utilisant l’une de ces formules que les adolescents prononcent comme des mantras pour se donner du courage, « je ne vais pas arrêter de vivre pour ne pas mourir ». De son côté, Thomas, informaticien toulousain de 38 ans, s’est fait à l’habitude qu’a prise sa femme après chaque attentat de renoncer aux transports publics pendant « deux ou trois semaines ». Une façon de conjurer le sort dont il sait qu’elle n’empêchera pas le pire d’arriver mais qu’il ne conteste pas.

Ne pas culpabiliser ni avoir honte

« Il faut pourtant parvenir à s’en défaire pour ne pas se laisser glisser doucement dans la tyrannie de la sécurité », met en garde Odile, toulousaine de 43 ans. Celle qui se décrit comme « pourtant très à gauche » s’est découvert un « côté petit flic » en embarquant à bord d’un Thalys : « On nous a fait poireauter pendant une heure devant les portiques mais au moment du départ, on nous a fait passer à côté. Personne n’a été contrôlé ! Les policiers ne nous regardaient même pas. » Elle n’a pas osé faire de remarque mais à sa culpabilité de ne pas l’avoir fait (« et s’il s’était passé quelque chose ? ») s’est mêlée celle de céder à sa peur. Depuis les attentats de Toulouse en 2012, l’ex-institutrice reconnaît sourciller à la moindre barbe un peu fournie. « C’est idiot mais je suis incapable de ravaler ça. »

Quand un traumatisme aussi fort se loge dans l’intime, provoquant le chamboulement de ses repères et de ses valeurs, il doit être pris en compte. Il ne faut ni culpabiliser, ni avoir honte, nous dit la philosophe italienne Michela Marzano. La peur est alors la marque de notre fragilité et de notre conscience de ne pas être tout-puissant. Il faut l’exprimer, l’écouter et la comprendre. « Mais elle doit être conjurée par l’union et la solidarité nationale, explique Christian Hoffmann. Voilà précisément le rôle du politique et du collectif face à la peur. »

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