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Islamisme radical: Trappes sous influence

Devant la mosquée En-Nour, gérée par l’Union des musulmans de Trappes, vendredi 1er avril.
Devant la mosquée En-Nour, gérée par l’Union des musulmans de Trappes, vendredi 1er avril. © DR
De notre envoyée spéciale à Trappes Emilie Blachère , Mis à jour le

Déjà 50 de ses enfants sont partis pour la Syrie. La France redoute la multiplication d’autres Molenbeek. Nos reporters ont enquêté dans deux villes, au nord, Trappes, et au sud, Avignon (voir notre reportage à retrouver samedi 9 avril).

Fayçal était un numéro sur la longue liste des candidats au départ pour le djihad. Il n’a rien d’un sadique, rien d’un voyou. On le décrit poli, et même naïf. Pourtant, il ne peut pas dire qu’il ne savait pas : son road trip en Syrie, il l’a préparé quelques jours après les attentats de janvier. L’étudiant en première année à l’université de ­Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines a quitté ses parents, leur pavillon coquet, pour rejoindre l’Etat islamique. Son père et sa mère voulaient qu’il grandisse à l’écart des cités de Trappes. Ils l’ont ­inscrit dans le privé, à Versailles, jusqu’à son bac ES en juin 2014. Ils rêvent le meilleur pour leur fils, veillant à ce qu’il échappe au deal, à la délinquance. Mais tout a basculé en deux mois. Et parce qu’ils n’ont rien vu venir, ils se sentent coupables. Comme se sentent coupables les proches de Mohamed, animateur ­scolaire de la mairie accro au rap et aux filles. Ou ceux de Rachid, la quarantaine, père de famille, engagé dans une association sportive, qui a profité d’une compétition en Turquie de son fils de 10 ans pour disparaître, seul, en Syrie. Il y a aussi la mère d’Ibrahima. Elle sait que son fils aîné est un recruteur habile. ­Aujourd’hui, elle craint que son benjamin ne soit embrigadé par son frère. Depuis ­décembre 2013, Trappes, cette ville de 30 000 habitants, détient un record. ­Cinquante d’entre eux ont rejoint Daech. Des hommes, des femmes et même des enfants. Des fratries ou des bandes de copains. Un élu accuse Internet. Mais la Toile est la même ici ou dans les banlieues voisines. Pareil pour le ­chômage, la misère sociale. Pourquoi le terreau de Trappes serait-il plus fertile qu’un autre à l’extrémisme religieux ?

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Ici, on a commencé par fabriquer des locomotives. Cette industrie a attiré des générations d’immigrés. Des Italiens, des Portugais et, à partir des ­années 1960, une population d’origine maghrébine. Puis est arrivé le temps du chômage. Dans les années 1980, Trappes se distingue par ses bandes, une centaine. Les Black Spiders, les Suprématie, les ­Ravageurs… qui se battent puis ­s’affrontent au hip-hop, sur les pistes de danse. Omar Sy, Jamel ­Debbouze, La Fouine, tous sont des ­Trappistes, fiers de leur identité.
Sur le marché de la place des ­Merisiers, ce vendredi matin, le rideau de pluie n’a pas découragé les clients, très nombreux. Beaucoup d’hommes, la trentaine, portent longue barbe et kamis, la tunique traditionnelle salafiste. Pas très loin, des femmes se cachent sous des robes sombres et amples assorties à leur hidjab ; les adolescentes en sont couvertes, même des fillettes… Certaines ont choisi le niqab, qui ne laisse apparaître que les yeux. Interdit par la loi. En juillet 2013, le contrôle de Cassandra Belin avait dérapé. Le lendemain, des émeutes avaient éclaté devant le commissariat. Depuis, les policiers « contrôlent, mais avec intelligence », explique-t-on… « Il n’y a aucune zone de non-droit à Trappes, souligne Julien Le Cam, secrétaire ­adjoint du syndicat Alliance 78. Comme partout, les collègues sont découragés par le manque de moyens humains et financiers. Il faut 250 fonctionnaires supplémentaires sur le département. »

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A gauche des femmes en hidjab au marché des Merisiers, mercredi 30 mars.
A gauche des femmes en hidjab au marché des Merisiers, mercredi 30 mars. © DR

Le tournant le plus dangereux a été pris avec la cellule Ansar al-Fath, les « partisans de la victoire », démantelée en 2005. Elle était chargée de l’envoi de combattants en Irak. Et soupçonnée de préparer des attentats en France. Son chef, Safé Bourada, est connu depuis les attentats de 1995 à Paris. Au profit du GIA (Groupe islamique armé), il recrute Khaled Kelkal, un des auteurs de l’attentat du RER Saint-Michel. Condamné en 1998, Bourada va continuer à recruter après sa libération en 2003. Cette fois, il cible les jeunes de Trappes. Kaci Ouarab, comptable, est le premier, en 2005, à partir s’entraîner au Liban, où il apprend le maniement des armes, l’usage des poisons et la fabrication d’explosifs. En 2008, à son retour, Ouarab est condamné à neuf ans de prison pour association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste. Il est incarcéré à Val-de-Reuil. C’est là, entre 2010 et 2013, qu’il rencontrera Jawad Bendaoud, le logeur d’Abdelhamid Abaaoud à Saint-Denis, devenu célèbre pour avoir dit : « J’étais pas au courant que c’était des terroristes, moi. […] Si je ­savais, vous croyez que je les aurais hébergés ? »

Depuis septembre 2015, il n’y aurait plus eu de départ depuis Trappes

Depuis septembre 2015, il n’y aurait plus eu de ­départs depuis Trappes. Mais, alors qu’on espère « le vivier épuisé », les services de renseignement craignent l’émergence d’une nouvelle filière syro-irakienne et surveillent plusieurs ­commerces, dont un snack et une librairie islamiste. Des membres de la cellule Ansar al-Fath seraient revenus dans le quartier après avoir purgé leurs peines.
Trappes n’est pas le ghetto sordide et vétuste que l’on pourrait imaginer. A coups de millions d’euros, la ville s’est ­rénovée, sans pour autant vaincre les ­trafics et la voyoucratie. Les tours HLM ont été rasées, remplacées par des ­pavillons ­attrayants, des petits immeubles. Allées d’amandiers en fleur, squares ­verdoyants, aires de jeux pour les ­enfants… le paysage est soigné. Soixante-dix nationalités y cohabitent. Elles se partagent une église, une synagogue et quatre lieux de prière musulmans, dont la grande mosquée ­En-Nour, gérée par l’Union des musulmans de Trappes (UMT), proche des Frères musulmans.

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La mairie balaie les accusations du commandant de police Patrice Ribeiro, secrétaire général du syndicat Synergie Officiers : « Les associations ne sont pas tenues par des musulmans intégristes, la piscine est toujours mixte, les entreprises sont ouvertes le vendredi et les repas scolaires ne sont pas halal. » Mais elle reconnaît que, depuis quelques années, les comportements ont changé… Il arrive que des ados prient dans les vestiaires du stade, qu’ils refusent de se mettre nus pour prendre leur douche. Les ­commerces se communautarisent. Toutes les boucheries sont halal. « On réclame un boucher traditionnel, déplore une élue, mais on n’en trouve pas. Ils craignent de ne pas avoir assez de clients ! » On redoute également la déscolarisation. A Sevran, à quelque 50 kilomètres de là, 60 gosses ont été retirés de l’école par leurs parents. On les a retrouvés dans des appartements, sous l’influence d’une école coranique clandestine…
Sur le chemin de la mosquée, les hommes empruntent le trottoir à l’ombre ; les femmes, celui au soleil. Ahmed, 55 ans, musulman modéré, fume une cigarette : « Je ne comprends pas cette génération qui affirme sa religion de manière si ­ostentatoire, si rigoriste. Ils affichent leur foi pour prouver qu’ils sont de bons ­musulmans, c’est n’importe quoi ! Mon gendre, un converti, n’accepte plus que je vienne voir ma fille en dehors de sa ­présence, vous imaginez ? J’en ai marre que le quotidien soit religieux. Et ­inversement. »

A coups de millions d’euros, la ville s’est rénovée sans vaincre les trafics

Mais au lendemain des attentats du 13 novembre, la colossale mairie a orné sa façade d’une banderole géante : « Ici, nous vivons ensemble, dans la paix. » La comparaison avec Molenbeek – comme Sevran, Toulouse, Nice, Lunel, Roubaix, Pantin, Saint-Ouen – passe mal auprès des habitants. Encore une calomnie politico-médiatique, ronchonnent-ils, furieux. « Tous les Molenbeekois ne sont pas des terroristes ou des djihadistes, pas plus que nous. Nous associer à ces types-là n’a aucun sens ! » répète, irrité, Samir Ouchenir, 18 ans. En première année à la faculté de Nanterre, il collabore au Trappy’blog , créé par Mehdi Litim, le double du Bondy blog . « C’est plus rassurant d’étiqueter certaines villes en France, dit l’étudiant. Du coup, on a l’impression qu’ailleurs le problème n’existe pas. C’est faux. Dresser les communautés les unes contre les autres, c’est faire le jeu de Daech. »
Rachid Benzine, islamologue ­reconnu, est aussi un enfant de Trappes. Il explique que l’Etat islamique mise sur la rupture entre « le “nous”, les bons ­musulmans, et le “eux”, les mécréants, les Occidentaux, les mauvais pratiquants ». Selon lui, les individus sensibles à leurs sirènes sont ceux qui n’arrivent pas à s’enraciner dans un territoire : « La première génération rêvait de revenir au bled, la deuxième de s’intégrer et la troisième se cherche dans un islam identitaire effréné. Daech leur offre un pays, une dignité et un salut. ­Prétendument. » Leurs munitions sont les fractures de la société. Difficultés d’intégration, chômage, discrimination… le repli communautaire se construit sur la peur de l’autre.

Dans la commune des Yvelines, aux élections législatives en 2012, le FN était à 6,83 %. En décembre dernier, aux élections régionales, il a atteint 14 %. « C’est navrant, mais aujourd’hui l’identité religieuse est au centre des discussions des jeunes, insiste Rachid Benzine. On refuse d’en parler à l’école, alors ils en parlent ailleurs. Et tombent sur des prêcheurs malveillants qui distillent leur poison. »
D’après ses proches, Fayçal aurait fait une mauvaise rencontre. Il a quitté la France en voiture avec des Trappistes : son ami Mansour, un compagnon de voyage qu’il ne connaissait pas, Bilal, son épouse et leur petit garçon. Tous ont été arrêtés en Turquie après un accident, puis extradés et certains incarcérés. ­« Fayçal prend des cours par correspondance, ­assure son avocat, Me Louis-Romain Riché. Ses parents ne l’abandonnent pas, ils viennent le voir chaque semaine. » En mars, Fayçal a été condamné à trois ans ferme.

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