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Libération
Reportage

Le jour où Bagdad est tombé

Des scènes de liesse mais de nombreux pillages dans la capitale, où l'incertitude domine.
par Christophe Ayad
publié le 10 avril 2003 à 22h44

Bagdad envoyé spécial

Saddam Hussein est tombé, face vers le ciel. La foule l'a contemplé dans un murmure de satisfaction gênée, puis quelques badauds se sont détachés pour aller cracher sur le visage tellement familier et tellement craint, labourer de coups de pied cette effigie dont on n'osait pas, encore la veille, prononcer le nom. Mais la plupart des Irakiens sont restés à distance, comme s'ils craignaient d'être châtiés pour ce sacrilège, comme gênés de célébrer, en même temps que la chute du tyran, leur défaite. Il a fallu s'y reprendre à plusieurs fois pour déboulonner la statue de Saddam Hussein qui dominait la place Al-Firdos, au pied de l'hôtel Palestine. Au début, les Américains ont prêté une corde mais elle était trop courte. Puis les Irakiens se sont attaqués au socle, aux rivets, qui ont résisté. Les coups de masse n'y ont rien fait. Un marine a fini par installer une grosse chaîne reliée à un engin de levage. Il en a profité pour hisser la bannière étoilée. Murmures, sifflets dans la foule. Il l'a remplacée par un drapeau irakien. La foule s'est interrogée. Finalement, c'est sans drapeau que la statue sera abattue. Elle vacille, se casse en deux sous la traction puis s'écroule enfin dans la poussière, symbole d'une journée historique qui a vu Bagdad tomber aux mains des Américains.

«Plus personne pour nous protéger»

Dès l'aube, Bagdad avait des allures de ville ouverte. Pour la première fois depuis le début de la guerre, la nuit de mardi à mercredi a été calme. Presque aucun bombardement, pas de combats à l'arme automatique, plus de fumées noires qui obscurcissent le ciel. Dans la lumière cristalline du matin, la ville semble vide, désertée, rendue aux oiseaux et aux enfants. Les petits mendiants traînent dans la ville par petits groupes, comme si elle leur appartenait. Les redoutes entourées de sacs de sable semblent désertées. Les défenseurs de Bagdad se sont évanouis à la faveur de la nuit. Il ne reste plus que quelques rares hommes en armes, presque tous vêtus en civil. Un dernier carré défend le pont Al-Tahrir, à l'entrée duquel des réverbères ont été renversés, dérisoire barrage contre les tanks qui contrôlent déjà la rive d'en face. Trois hommes traversent une voie rapide, lance-roquettes en bandoulière.

Dans le quartier d'Adhamiya, au nord de la ville, Sahar habite une ruelle tranquille. Elle a peur des heures qui vont venir plus encore que des bombes des semaines passées. «Qu'est-ce qui va se passer maintenant ? Les pillards vont venir, il n'y a plus de sécurité, plus personne pour nous protéger.» Craint-elle les chiites de Saddam City, éternels damnés du régime ? «Les chiites ne me font pas peur, je suis chiite. Ce que je crains, c'est une guerre civile. Tout le monde va se déchirer pour le pouvoir, pour l'argent. On dit que les Américains sont venus prendre notre pétrole ? Pourquoi on ne le leur a pas donné tout de suite, comme ça, ils seraient restés chez eux. Avant la guerre, notre vie était déjà tellement dure, maintenant, ça risque d'être pire. La démocratie qu'ils disent, mais ça va être l'enfer ici !» Un voisin vient sonner chez elle : il cherche un moyen de quitter Bagdad. La rumeur commence à courir que les ghawaïne, les émeutiers-pillards de Saddam City (lire page 5), débarquent en ville. En fin de matinée, l'atmosphère commence à basculer. Un mélange de sauve-qui-peut et d'anarchie s'empare de Bagdad. Les petits mendiants ont été remplacés par des jeunes hommes, qui traînent par groupes de 10 ou de 20 et cherchent fiévreusement.

Un pick-up passe chargé d'adolescents qui lèvent le pouce en criant : «good, good !» A un carrefour, ils crachent dans la direction d'un portrait de Saddam Hussein. Devant le ministère de l'Industrie, un homme s'enfuit avec une énorme télévision. Un autre, armé d'un fusil, tente de le rattraper. Des jeunes cassent la vitre d'une voiture de police et s'installent au volant. Un taxi passe, le coffre tellement chargé de tapis et de mobilier que le châssis racle le bitume.

A l'hôpital Al-Kindi, les blessés arrivent sans interruption. Ils sont allongés dans l'entrée des urgences, dans les couloirs, partout. ça pleure, ça crie, ça râle. Un enfant hurle : «Maman, maman, j'ai mal.» Son père éclate en sanglots et se cache les yeux. Devant lui, un homme est couvert de sang. Dans un box, un autre a un grand trou à la place de la bouche. Son voisin est gris de fatigue et de terreur. Le sol est couvert de sang, de coton et de bandages. Une infirmière procure les premiers soins tant bien que mal. «Les médecins ne sont pas venus ce matin», explique un employé. Il n'y a plus d'analgésiques, plus d'anesthésiants, les blessés sont opérés à vif.

Dans une chambre, un père de famille se tort les mains d'angoisse : «Vous êtes sûr qu'ils ne vont pas venir tous nous tuer dans l'hôpital ? Il paraît qu'à l'hôpital Rachid ils ont massacré les blessés. On ne sait pas où aller. J'ai peur.» Il a passé la nuit à l'hôpital, où il avait accompagné trois membres de sa famille gravement blessés : ils ont été mitraillés mardi après-midi par un tank américain, dans le quartier d'Amin, près du canal, alors qu'ils s'apprêtaient à porter secours à trois proches touchés de plein fouet par un obus au moment de monter dans une voiture. «Je n'ose même pas leur dire que les autres sont morts. Ils pourraient en mourir. Et qui va récupérer les corps maintenant ?» Il pleure.

«Ici, on ne sait plus où on est»

Il est 13 heures. Bilal, un jeune Libanais de Tripoli, tourne en rond devant l'entrée de l'hôtel Palestine. «Vous ne connaissez pas un moyen de rejoindre la frontière syrienne ?» Il est arrivé en Irak il y a deux semaines, pour faire la guerre sainte contre les Américains. «On peut pas faire le jihad contre les avions.» Il a combattu à Bassora, à Al-Kout et il y a deux jours encore à Bagdad, à l'hôtel Rachid, sur la rive occidentale du fleuve, avec des RPG, des kalachnikovs et des grenades. «C'était trop inégal, ils nous ont bombardés sans arrêt. Ce sont des lâches. Mais l'un d'entre nous a réussi à détruire un tank en se jetant dessus avec une ceinture d'explosifs.» Même les Irakiens l'ont trahi. Vendredi, de retour du front, les moudjahidin se sont aperçus qu'ils s'étaient fait tout voler, l'argent, les papiers, même les vêtements. «Soit on se fait arrêter par les Américains, soit les Irakiens vont nous tuer, soit on va mourir de faim. On est perdus ici, on ne sait même pas où on est. A la rigueur, Guantanamo, je m'en fous, ça ne me fait pas peur.»

«Ça a été un jeu d'enfant»

A 15 heures, l'avant-garde des marines atteint les abords de la cité olympique. Trois tanks contrôlent le pont. Six hommes ont pris position dessous. Ils sont l'avant-garde du 1er bataillon du 7e corps de marines. «Nous avons passé le Tigre hier après-midi, raconte le lieutenant Cooper Malick, un Californien d'origine pakistanaise, le visage couvert de gros traits noirs de camouflage. C'est là que nous avons rencontré la plus grosse résistance, mais l'artillerie et l'aviation ont tout aplati. Ensuite, ça a été un jeu d'enfant.» Il fêtera ses 24 ans dans quatre jours. Son bataillon a progressé de 7 km dans la matinée mais, pour l'instant, il n'a pas pour consigne de faire la jonction avec la 3e division d'infanterie, de l'autre côté de la ville.

Sous les yeux des marines, la circulation devient de plus en plus dense. Les habitants de Saddam City ne cessent de faire la navette avec des camionnettes chargées jusqu'à la gueule. Les plus audacieux repartent même au volant de bus militaires volés dans les parkings de l'Etat. Le garage de l'ONU est dévalisé. Au croisement contrôlé par les troupes américaines, ils passent en agitant des drapeaux blancs et en faisant le «V» de la victoire. Dans le quartier voisin d'Al-Jedid, les habitants restent terrés chez eux. «Chaque fois que les gens de Saddam City viennent pour vendre des bouteilles de gaz ou vider les poubelles, ils regardent par les fenêtres dans nos maisons pour savoir ce qu'il y a à voler, explique Tahar, un ingénieur qui appartient à la petite-bourgeoisie sunnite. Saddam Hussein, il a fait de bonnes et de mauvaises choses, mais les Américains comment nous traiteront-ils ? Est-ce qu'ils vont nous battre, nous humilier comme les Palestiniens ?»

Pendant ce temps, face à l'absence de résistance et au chaos qui menace, les troupes américaines se sont remises en marche vers le centre-ville, venant du sud et de l'est. Les tanks convergent par toutes les avenues, vitrifiant les rares automobilistes croisant leur chemin. A Kerada, un vieillard gît sur la chaussée, le crâne ensanglanté, à côté de sa voiture bleue. Sa femme supplie les rares voitures qui passent de le transporter dans un hôpital. Tous les Bagdadiens descendent dans la rue mais aucun n'ose dépasser le pas de sa porte. Ils tendent le cou pour apercevoir les convois américains.

Un peu avant 17 heures, les marines débarquent devant l'hôtel Palestine et le Sheraton, où loge la presse, quelques rares responsables du régime avec leurs familles ainsi que des militants pacifistes. Les Irakiens de l'hôtel qui, une heure auparavant, murmuraient encore s'approchent en criant de grands : «Welcome». Les tanks M1 Abrams et les Armtrack, d'énormes véhicules d'avant blindés, se garent place Al-Firdos, tout autour de la statue de Saddam Hussein.

«Nous remercions la population»

«La population nous a souhaité la bienvenue et nous a remerciés. Nous la remercions aussi pour ses sacrifices», déclare le colonel Brian McCoy en entrant dans le Sheraton. «Il reste encore beaucoup de quartiers à sécuriser.» Accompagnés du directeur, ses hommes passent en revue les chambres une à une, à la recherche de «moudjahidin» arabes. Le personnel, prostré, pleure dans le hall. Certains secouent la tête sans parvenir à croire à la scène qui se déroule sous leurs yeux. Dans les étages, des dizaines de soldats s'interpellent à haute voix.

Les pacifistes viennent provoquer les soldats postés à l'entrée de l'hôtel : «Espèces de salauds, dégagez d'ici, vous êtes des monstres, des criminels de guerre.» Un unique manifestant déploie une banderole face à l'hôtel Palestine : «US go home.» Pendant ce temps, la fouille se poursuit, chambre après chambre. Les familles de la nomenklatura irakienne, qui n'avaient pas fui la capitale comme la plus grande partie des responsables du régime, sont terrifiées. Lorsque les soldats entrent, les femmes fondent en larmes et lèvent les bras en tremblant. Dehors, la foule s'active pour déboulonner la statue de Saddam Hussein. Certains commerces ont même rouvert. On continue d'entendre des rafales de loin en loin dans l'obscurité. A la tombée de la nuit, les Bagdadiens, restés terrés chez eux pendant les trois semaines de guerre, commençaient à ressortir dans les rues, le pas hésitant et la démarche titubante comme pris de vertige face à l'inconnu qui s'ouvre sous leurs pieds.

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