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Libération
Enquête

Michael Sandel ou la critique de la raison libérale

Ses cours de philosophie morale à Harvard recueillent des millions de vues sur YouTube et font l’objet d’un livre qui sort en France. Rencontre avec un philosophe star.
par Sonya Faure et Anastasia Vécrin
publié le 26 avril 2016 à 19h51

«Prochainement, dans "Justice"»… Fin de l'épisode, la petite musique du générique démarre et, comme dans toute bonne série télévisée, un cliffhanger attise la curiosité pour tenir jusqu'à la semaine suivante : Une situation extrême peut-elle justifier le cannibalisme ? Une mère porteuse a-t-elle le droit de refuser de donner l'enfant qu'elle a mis au monde et de faire fi du contrat qu'elle a signé ? La mise en scène n'égale pas celle des Experts. Mais les 12 épisodes de la série Justice with Michael Sandel, coproduite par la chaîne publique américaine WGBH, diffusée sur la chaîne puis sur YouTube et sponsorisée par une marque de jus de grenade, ont recueilli plus de 7 millions et demi de vues (www.justiceharvard.org). On y voit un homme en costume-cravate et cheveux blancs, le professeur de philosophie politique Michael Sandel, déambuler sur l'estrade d'un grand amphithéâtre de Harvard. Il détache bien ses mots («quel travail mérite salaire ?»). Pose ses coudes quelques secondes sur son lutrin, désigne du doigt l'un des étudiants de la salle : «Votre nom ? David ? Qui répond à David ? Qui pense que la discrimination positive est une manière de compenser le passé, l'esclavage et la ségrégation ?»

Un prédicateur de l'éthique. Une rock star de la philosophie politique. Ses prêches déconstruisent les évidences du libéralisme consumériste, ses tubes s'inspirent d'Aristote ou de John Rawls qu'il n'hésite pas à contester. Sandel s'est donné une mission : remettre la morale dans le débat public. Et s'il accouche les âmes, c'est à la manière du dialogue socratique. A Harvard comme dans ses livres hyperpédagogiques, la méthode Sandel fait mouche : questionner sur les grands principes d'équité, de citoyenneté, de justice à partir de cas concrets, de débats de société ou de dilemmes ordinaires. Tout en convoquant Bentham, Hume ou Kant. En 2013, l'université de San José va jusqu'à intégrer son cours en ligne «Justice» au programme d'études de l'université, ce qui provoque une fronde des professeurs du département de philosophie qui refusent d'utiliser le MOOC de Sandel (1).

Le véritable monsieur Burns

Chemise violette légèrement déboutonnée, le professeur de Harvard tout en décontraction américaine est en tournée à Paris pour la sortie française de son livre Justice (Albin Michel), adaptation de son magistral cours. Si l'Hexagone n'a pas encore succombé à la sandelmania, il est connu des cercles universitaires pour sa critique du libéralisme rawlsien (2). Traduit dans près de 30 langues, Justice s'est vendu à 3 millions d'exemplaires dans le monde. A Séoul, le philosophe de 63 ans a réuni 14 000 personnes pour une conférence en plein air. A Hongkong, 2 000 tickets gratuits sont partis en quatre-vingt-dix minutes. China Newsweek l'érige «personnalité étrangère la plus influente» en Chine, au Japon, et en Corée. George W. Bush l'avait consulté à propos des recherches sur les cellules souches (l'ex-président opposera son veto, face au Congrès, contre l'extension de ces recherches). Rahul Gandhi, le leader du Congrès national indien, lui a demandé de lui parler éducation et université. Ed Miliband, le leader du Labour, l'a invité à haranguer les militants du parti, lors d'un meeting à Manchester. Sandel connaît un tel succès qu'une rumeur a même couru, comme le rapportait récemment The Guardian : son physique acéré et son début de calvitie auraient inspiré le personnage des Simpson, Montgomery Burns, milliardaire dénué de tout souci éthique. Rumeur démentie par les anciens élèves de Harvard auteurs de la série d'animation. En réalité et malgré les sommets qu'il côtoie, Sandel, visage amène, fait preuve d'une bonhomie appréciable.

Pour expliquer son incroyable succès, le maître de la dialectique a son hypothèse : «Les gens sont frustrés par le débat politique. Les discours des partis sont vides, technocratiques et managériaux. Ils répugnent à aborder les grandes questions éthiques sur la justice, le bien commun. On demande trop souvent aux citoyens de laisser leurs convictions personnelles dehors, quand ils entrent dans la sphère publique. Cette peur du désaccord est néfaste. Je pense au contraire que le pluralisme et la démocratie dépendent du débat et de l'argumentation.»

«Le marché n’est jamais neutre»

Les primaires américaines et l'émergence de deux candidats qu'on n'attendait pas à ce niveau, le démocrate Sanders et le républicain milliardaire Trump, ne sont, pour lui, que le reflet évident de cette frustration. «Ces deux candidats "surprise" défient la complaisance de l'establishment politique. Chacun à leur manière, ils parlent autrement, de manière plus directe, des questions qui intéressent les personnes : celle des frontières qui doivent être renégociées dans un monde moderne. Les partis mainstream, par le vide qu'ils ont laissé sur ces questions, portent une grande responsabilité dans le succès des populismes, aux Etats-Unis comme en Europe.»

Dans la course des primaires, Sandel a choisi Sanders. «J'ai toujours été démocrate. Sanders concentre son discours sur les questions de l'inégalité et du rôle de l'argent dans la société américaine - deux thèmes majeurs face auxquels les démocrates mainstream n'ont jusqu'ici pas su faire face. Je suis aussi d'accord avec Sanders quand il dit qu'après la crise financière de 2008, les réformes n'ont pas été assez loin pour s'assurer que les grandes banques ne prennent plus les mêmes risques financiers.» Sandel défend une conception de la justice qualifiée de «communautarienne» (même s'il conteste le mot), qui s'oppose autant à l'utilitarisme qu'au libertarisme : «Je ne crois pas au "sujet désengagé" propre au discours libéral contemporain : l'individu serait purement rationnel et ne serait pas défini par ses liens d'appartenance. Je suis au contraire pour une compréhension située des jugements. Les communautés font partie de nos identités, ce qui ne veut pas dire qu'elles les fixent pour autant ou qu'il faille se replier sur des valeurs et des modes de vie. Alors que je veux justement encourager les débats moraux entre cultures.»

Dans ses cours et ses livres, Sandel montre les faux-semblants et les paradoxes du discours libéral classique et de la philosophie utilitariste qui, depuis le XVIIIe siècle avec Jeremy Bentham, le sous-tend. «Ces dernières décennies, nous avons accepté de laisser la plupart des questions politiques et morales aux lois du marché, notre société serait meilleure, libérée de la concurrence entre valeurs, des conflits entre convictions éthiques. Mais le marché n'est jamais un instrument neutre pour décider des questions publiques.»

Dans son précédent livre, Ce que l'argent ne saurait acheter (Seuil, 2014), Sandel menait justement la charge contre le néolibéralisme et l'illusion d'une loi de l'offre et de la demande qui aurait réponse à tout. Peut-on acheter le «droit de polluer» ? Le «business de l'attente pour autrui» (le fait de payer quelqu'un pour qu'il fasse la queue à sa place) est-il moral ? Si Sandel ne conteste pas l'économie de marché, il fulmine contre sa dérive, la «société de marché». «Cette place que le marché a prise dans nos vies devrait être au centre de nos débats politiques, explique-t-il. La France a fait un meilleur boulot que la plupart des démocraties en gardant le marché à sa place - même si c'est peut-être en train de changer aujourd'hui sous la pression de nouvelles conceptions libérales de la mondialisation.»

Pour préserver la vie commune, «la bonne vie», Sandel tente de définir des limites morales et en appelle aux vertus civiques. Au sommet desquelles, il place l'art de l'écoute, «vertu sous-estimée pourtant particulièrement rare et précieuse». Lors d'un débat à Harvard en 2009, l'historien néoconservateur Niall Ferguson a lancé à Michael Sandel : «Je vois Robespierre à chaque fois que vous utilisez le mot "vertu" - l'incarnation de cette vertu républicaine, envoyant les gens à la guillotine.» Réplique du philosophe de Harvard : «Oui, il peut être dangereux de faire entrer les valeurs dans le discours public - la majorité peut imposer à une minorité des valeurs que celle-ci ne partage pas, ou se tromper sur l'idée de la justice et de la "bonne vie" à mener. Mais la politique est immanquablement une activité risquée.»

Les bonbons de Reagan

Il faut dire que depuis le lycée, Sandel a eu l'occasion de s'entraîner à la joute oratoire. Son premier débat marquant a tourné en sa défaveur. C'était en 1971, alors responsable de l'équipe de débat de son lycée, il convainc Reagan, à l'époque gouverneur de l'Etat de Californie, de venir débattre dans l'école - en lui apportant une boîte de bonbons jusqu'à chez lui. Un cliché noir et blanc immortalise la rencontre. «J'étais très confiant sur la capacité à apporter la contradiction à un politicien - nous étions tous de gauche et contre la guerre du Vietnam. J'ai écrit les questions les plus difficiles que je pouvais imaginer. On était en désaccord sur tout mais il a répondu posément et avec respect, il nous a pris au sérieux. On a tous été charmés», s'amuse Michael Sandel.

A l'université, il étudie d'abord l'histoire, la politique, l'économie. Après une brève expérience journalistique au Houston Chronicle (où il se retrouve, à 21 ans, à couvrir le Watergate), il découvre la philosophie morale, à Oxford, à travers les œuvres de Hegel, Marx, Spinoza, Aristote… «La philosophie m'a captivé. Mais j'ai toujours voulu la relier au monde et montrer ses liens inéluctables avec les questions politiques de tous les jours.»

Le mois dernier, la BBC a diffusé un nouveau show interactif, The Global Philosopher, où Sandel reprenait son rôle d'accoucheur multimédia. Dans un studio high-tech, tel un chef d'orchestre, la star de Harvard fait face à un écran géant où apparaît une vingtaine de citoyens du monde entier qu'il fait dialoguer ensemble, depuis chez eux, sur les questions d'immigration et de frontières. «Mon rêve, c'est de développer cette expérimentation, de créer une plateforme pour une conversation publique mondiale.»

Une ambition démesurée à l’image de son succès ? S’il se montre réticent à parler de son argent, il admet ne pas avoir à s’en soucier. L’entreprise Sandel, qui se décline en de multiples et improbables objets médiatiques et numériques, est plus que fructueuse. Un phénomène à suivre dans un prochain épisode du philosophe vedette.

(1) http://chronicle.com/article/Why-Professors- at-San-Jose/138941/ (2) Le Libéralisme et les limites de la justice, traduction Jean-Fabien Spitz, Seuil, 1999.

Photo Rémy artiges

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