"Le numérique, si vous ne pratiquez pas, vous ne comprenez pas", prévient Benoît Thieulin

L'ex président du CNNUM, Benoît Thieulin, partage désormais son temps entre son agence de communication la Netscouade, où il s’occupe de transformation numérique et d’innovation, et l’école de la communication de Sciences Po, où il construit un projet d’école du numérique.

Pour lui, trois secteurs ne sont pas encore disruptés : la santé, l’éducation et la politique, domaine en fait le plus réglementé où tout reste à faire.

Car si le monde économique a compris la transformation en cours, les politiques eux doivent désormais pratiquer le numérique pour le comprendre.

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L'Usine Digitale : Le terme d’économie collaborative étant déjà remis en cause, comment parler du numérique aujourd’hui ?

Benoît Thieulin : Pour moi, tous ces termes "économie collaborative", "économie sociale et solidaire" - qui est née avant Internet  mais qu’internet va outiller et faire passer un seuil - "ubérisation" ou "plateformisation", décrivent, par un angle, la transformation générale de l’économie et la capacité à rendre hyper solvables des marchés qui ne l’étaient pas.

 

Les gens se focalisent  beaucoup sur le terme ubérisation. Même s'il est imparfait et n’explique pas vraiment ce que c’est, il est  intéressant car il popularise une capacité d’empouvoirement économique des individus. Tout d’un coup on leur montre une opportunité économique, comme Airbnb fait comprendre aux gens que s’ils ne sont pas dans leur appartement, ils peuvent le louer. Toutes ces plateformes ont une puissance, celle de faire prendre conscience d’une nouvelle capacité économique.

 

Mais ces plateformes transforment aussi plus largement le travail ?

On ne sait pas jusqu’ou ces transformations vont aller. Il nous faut rester modeste. L’ubérisation n’est qu’une partie du phénomène et Uber un cas un peu particulier parmi les différentes formes de plateformes.

 

Comment expliquez-vous qu’il n’y ait rien du rapport du CNNum sur le travail dans le projet de loi de Myriam EL Khomri, ni même l’idée d’une consultation citoyenne, comme en a bénéficié la loi numérique d’Axelle Lemaire ?

Je ne pense  pas que ce soit une question de timing. Le CNNum a travaillé une bonne année sur ce rapport. On l’a remis début janvier 2016, pas forcément trop tard. Je ne pense pas que la loi Travail était bouclée. En revanche, j’imagine trois raisons au fait que nos propositions n’aient pas été reprises. La première, c’est qu’il y a un problème de prise de conscience de cette transformation. Certes nous n'en sommes plus au début. Le point de bascule a eu lieu. Mais d’abord dans le champ économique avec la compréhension que le numérique n’est pas un secteur, mais une transformation profonde. Même le dirigeant d’une centrale nucléaire aujourd’hui se dit que le numérique va peut-être venir l’emmerder. Mais cette idée n’a pas encore germé dans la tête de nos politiques. Il y a un problème de maturité.

 

La deuxième raison, c’est que même lorsqu’il y a une un début de prise de conscience, le sujet est difficile à appréhender car il part dans tous les sens. Le rapport du CNNum sur le travail va loin dans le questionnement. Il donne des pistes, dont certaines auraient pu être reprises, mais il est vrai que sur beaucoup de sujets, il faut encore beaucoup travailler. Il s’agissait plus d’une invitation au gouvernement à approfondir. Comme pour la fiscalité, alors que l’on sait depuis 10 ans que les GAFA ne payent pas d’impôt ici, ce rapport se voulait un "wake up call" pour dire que les bases de l’état social sont en train d’être complètement revisitées, et qu’il faut y réfléchir. Mais les responsables politiques sont débordés devant l’ampleur du chantier : protection sociale, impôt, régulation sectorielle, organisation syndicale, fiscalisation des nouvelles formes de travail, place du travail non marchand, etc.

 

La troisième raison, c’est que le sujet est à ce point systémique, qu’il ne peut être traité qu’à l’occasion d’un débat présidentiel, sur deux ou trois sujets phares, et ensuite en début de mandat. Parmi ces sujets, j’en ai choisi un, le revenu de base, car il oblige à revisiter la totalité des questions.

 

Mais comment fait-on entrer ces sujets dans le débat présidentiel ?

Là, je remercie Uber, Google et les autres, qui ont popularisé dans la société des phénomènes qui étaient émergents. De nombreux Français savent désormais qu’ils peuvent vendre des choses sur Le Bon Coin ou y trouver du travail, arrondir leurs fins de mois en louant leur chambre, trouver un mode de déplacement pas cher et immédiat... On a donc les bases. On a maintenant besoin de pédagogie. Peu d’hommes politiques, déclaré ou non [à la présidentielle], comprennent les enjeux et dépassent l’effet de mode sur la transformation numérique. Le numérique si vous ne pratiquez pas, vous ne comprenez pas. On ne peut pas avoir une approche théorique de la transformation numérique. 

 

Pour 2017, les sujets sont sur la table. On a les moyens de transformer la société et l’économie. Même si des évolutions possibles peuvent être mauvaises, voire très inquiétantes. La montée généralisée des populismes dans le monde est directement liée à Internet. J’en suis convaincu. Elle est liée à la libération de la parole et à la capacité des gens à pouvoir se constituer, par l’outillage numérique, en média. Ils ne sont atomisés lorsqu’ils sont minoritaires. Et ils peuvent faire des émules. L’empouvoirement numérique se fait dans tous les sens. Il n’outille pas que Nuit debout ou les opposants à un dictateur, il outille aussi Daesh et Trump.

 

Comment les politiques peuvent-il s’emparer du sujet ?

Il faut agir sur deux plans. Les institutions de notre démocratie représentative ont été inventées à la fin du 18e siècle et début du 19e, à un moment où on écrivait avec des plumes et on se déplaçait avec des chevaux. Elle a été bouleversé, mais assez peu dans ses schémas, par l’émergence des médias de masse. Il faut maitenant penser la transformation des institutions. Je ne pense pas que ces outils permettent d’accompagner un tel changement de civilisation. Car nous ne vivons pas une 3e révolution industrielle, comme le titre Jeremy Rifkin.

 

Nous sommes à la Renaissance, au moment où il se passe un truc étrange, où Gutenberg invente l’imprimerie et tout d’un coup le savoir, la connaissance vont se diffuser sur un autre mode. Aujourd’hui, ce que l’on vit, c’est l’émergence de pouvoirs latéraux. Le numérique est l’émergence d’un énorme vague latérale. Toutes les organisations se sont jusque là constituées sur un mode pyramidal. Le numérique permet des échanges latéraux. Mais il ne faut pas se focaliser sur Uber et sur les plateformes. Aujourd’hui, elles incarnent cette transformation. Mais ce qui est dingue, ce n’est pas Uber, mais c'est que d’un coup, un individu puisse échanger économiquement avec un autre individu de manière aussi rapide.

 

On a donc un besoin accompagner cette transition. Sinon, on va vers des ruptures qui vont être dures, voire violentes. Cela demande beaucoup de responsabilité, de vision et de pédagogie de la part de la classe politique. Et nos dirigeants ont des outils, de débat démocratique notamment, qui ne sont pas forcément adaptés.

 

Et le deuxième plan ?

Le deuxième plan, serait peut-être de préparer l’arrivée d’un nouveau système, si celui-ci a du mal à se réformer, compte tenu du caractère révolutionnaire de cette transformation. L’Etat-nation tel qu’il est conçu avec une démocratie représentative déléguée qui produit du droit, avec un rythme d’élections tous les 5 ou 7 ans, est-il l’horizon indépassable de notre politique ? Je ne crois pas. Est-ce que le modèle de la grande entreprise, qui a dominé les échanges économiques, va rester dominant dans les années qui viennent ? Je suis convaincu que non. Je ne dis pas qu’il va disparaître. Mais je pense qu’il va y avoir une explosion des nouvelles formes d’échanges économiques. Et donc d’autres types de régulations politiques.

 

Le numérique est un outillage des individus. L'un des pouvoir qu’il leur donne c’est la capacité d’auto-organisation. Les grandes organisations, économiques ou politiques, ne vont plus avoir seules le monopole des organisations collectives. Il faut donc avoir une pensée double : accompagner les institutions traditionnelles, françaises ou européennes, car la transition pourrait être très brutale, et réfléchir au système qui est en train d’émerger.

 

Avez-vous vu ailleurs des initiatives intéressantes ?

Le numérique se construit par le bas. Les initiatives les plus intéressantes se voient peu, car elles sont locales. Comme les monnaies locales qui, jusqu’à il y a quarte ou cinq ans, étaient encore très avant-gardistes. Avec les crypto-monnaies, demain, tout le monde peut en créer… et les gens vont le faire. Car elles vont permettre de créer des cercles concentriques d’échanges économiques. Dois-je acheter mon pain avec la même unité économique que l’Etat achète du pétrole au Qatar ?

 

Un pays, comme la France, peut-il avancer seul dans cette transformation politique ?

Là où la France et l’Europe peuvent agir c’est en donnant l’exemple. D’abord en protégeant les fondamentaux, comme la neutralité du net. Et ce n’est pas rien. C’est presque au même niveau que l’habeas corpus, puisque cela dévient essentiel au type d’échanges que les gens vont avoir. Il y a aussi des usages plus qu’émergeants qui n’ont pas de stabilité juridique, comme les crypto monnaies, les échanges locaux. C’est un deuxième socle. Il faut permettre d’expérimenter. Enfin, il y a la question des externalités positives. On pourrait construire un modèle européen qui favorise ce type d’initiatives et permette de les piloter.

 

Vous réfléchissez à une école numérique à Science Po. Comment forme-t-on à ces transformations ?

C’est la question de la littératie numérique. Elle passe d’abord par la compréhension des fondamentaux technologiques de cette transformation. Et pour tout le monde. Sinon, vous allez avoir un décalage entre les élites et la population. Et quand il y a décalage, à un moment il y a rattrapage. Et plus le fossé est grand, plus c’est violent. En France cela s’est appelé la Révolution de 1789. Et puis on doit faire réfléchir les gens sur la science des machines, le code... Il faut aussi qu’ils pratiquent et surtout qu’ils comprennent ce qu’ils pratiquent.

 

Propos recueillis par Aurélie Barbaux et Emmanuelle Delsol

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