Manifestation de l'ultra-droite devant la statue de Jeanne d'Arc à Paris, le 8 mai 2016.

Manifestation de l'ultra-droite devant la statue de Jeanne d'Arc à Paris, le 8 mai 2016.

AFP PHOTO / FRANCOIS GUILLOT

En cas d'attentat islamiste, la communauté musulmane sera-t-elle la cible de représailles? Cette question sensible, le patron du renseignement intérieur français, l'a ouvertement posée devant les députés le 10 mai dernier. Auditionné par la commission Défense de l'Assemblée nationale, Patrick Calvar, directeur général de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), indique que ses services sont "en train de déplacer des ressources" pour s' "intéresser à l'ultra-droite qui n'attend que la confrontation". Le haut fonctionnaire se montre alarmiste: "Cette confrontation, je pense qu'elle va avoir lieu. Encore un ou deux attentats et elle adviendra. Il nous appartient donc d'anticiper et de bloquer tous ces groupes qui voudraient, à un moment ou à un autre, déclencher des affrontements intercommunautaires."

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Cette perspective d'un "sur-attentat" raciste en réaction à un premier, djihadiste, se base-t-elle sur des remontées d'informations précises ou sur une analyse politique générale? La suite de l'audition - Patrick Calvar évoque " la tentation des populismes, la fermeture des frontières, l'incapacité de l'Europe à donner une réponse commune" et "une tendance au repli sur soi" penche plutôt en faveur de la deuxième option. Contacté, le ministère de l'Intérieur refuse de s'exprimer sur le sujet. Mais évoquer cette question publiquement dans un contexte dans lequel les services de renseignement sont déjà totalement débordés par le risque islamiste, n'a rien d'anodin.

"Il y a un problème de sécurité publique"

"Avant l'Assemblée nationale, Patrick Calvar a déjà parlé en interne de la volonté d'action de ces groupes d'ultra-droite", confie une source policière à L'Express. "Il craint qu'un nouvel attentat les réveille car il montrerait que les moyens de l'Etat ne suffisent plus. Avec la montée en puissance du risque islamiste, nous avons orienté nos capteurs sur les djihadistes ces dernières années. L'ultra-droite, on s'en occupait moins."

"Il n'est jamais bon de se retrouver déplumé sur un pan entier des radicalités politiques. Il serait intéressant de savoir dans quelles proportions les effectifs en charge de l'ultra-droite ont été dégarnis ces dernières années", souligne Jean-Yves Camus qui dirige l'Observatoire des radicalités politique de la Fondation Jean-Jaurès. "Il s'agit d'une politique de bon sens. La situation des musulmans est tendue dans notre pays. Il y a un problème de sécurité publique", affirme le politologue Stéphane François, maître de conférences à l'université de Valenciennes.

Une nébuleuse éclatée en de multiples groupuscules

Ce spécialiste de l'ultra-droite, une nébuleuse radicale qu'il estime à environ 2 000 personnes en France, se dit néanmoins "surpris" par l'annonce de Patrick Calvar. "Il y a deux ans, j'avais envoyé mon CV aux services de renseignement mais ils m'avaient opposé une fin de non-recevoir. Pourtant, le risque de confrontation existait déjà."

Serge Ayoub, membres des groupuscules dissous "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (photographiés ici) est le plus âgé des 18 prévenus, jugés depuis ce lundi matin à Amiens.

Des membres des Jeunesses nationalistes révolutionnaires posent avec leur chef Serge Ayoub devant la statue de Jeanne d'Arc le 8 mai 2011.

© / L'Express

A l'instar des autres spécialistes de l'extrême droite, Stéphane François ne croit pas pour autant en un "embrasement général". "L'ultra-droite n'a pas les structures pour." D'autant que la nébuleuse, dont la faiblesse de mobilisation était perceptible lors du traditionnel défilé pour Jeanne d'Arc du 8 mai dernier, est éclatée en une myriade de groupuscules ultra-locaux depuis la dissolution en 2013 des structures d'envergure nationale. Dans la foulée du meurtre de Clément Méric, Troisième Voie de Serge Ayoub, les Jeunesses nationalistes d'Alexandre Gabriac et l'Oeuvre française d'Yvan Benedetti ont en effet été interdites.

"Progression dans l'échelle de la violence" antimusulmane

"Evoquer l'ultra-droite dans une audition sur la menace terroriste, c'est lui faire beaucoup d'honneur alors qu'elle n'a pas aujourd'hui la logistique pour, complète-t-on à La Horde, un groupe 'antifa' qui scrute la mouvance. Il n'y a pas d'organisation de lutte armée d'extrême droite constituée. Mais le contexte favorise clairement le passage à l'acte de groupuscules qui ont des armes chez eux depuis longtemps."

Par exemple, en janvier à Calais, un homme présenté dans un premier temps comme un "riverain excédé" avait brandi une arme devant des manifestants promigrants. Il s'est avéré être un militant d'ultra-droite. La situation tendue à Calais revient en boucle chez les spécialistes de l'extrême droite et les policiers. "Les ratonnades et les destructions par incendies s'y sont multipliées", rappelle Stéphane François.

En 2015, année marquée par les attentats, les actes antimusulmans n'ont pas fait que progresser quantitativement. "Les faits répertoriés, principalement en janvier, semblent indiquer une certaine progression dans l'échelle de la violence, notamment par l'augmentation du nombre d'incendies ou de tentatives, et surtout par l'emploi d'armes à feu, quasi-inexistant auparavant", remarque le ministère de l'Intérieur dans sa contribution au rapport 2015 sur le racisme de la commission nationale consultative des droits de l'homme. Les lieux de culte musulmans ont été visés par 18 incendies ou tentatives et 8 coups de feu (sans occasionner de victimes).

Des arrestations récentes

"A titre de comparaison, insiste le ministère, pour les actes les plus graves commis en 2014, seuls trois lieux de culte avaient fait l'objet d'incendies ou de tentatives." "Aucun lieu de culte n'avait essuyé de coups de feu en 2014. Ce mode d'expression dans la violence antimusulmane est, par sa nouveauté, inquiétant. Pour mémoire, seul le rideau métallique d'une boucherie halal (et non d'un lieu de culte) avait été la cible de tirs de chevrotine à Propriano au cours d'une nuit d'août 2013."

L'actualité récente semble démontrer que le risque de passage à l'acte violent ne baisse pas. En janvier 2016, une trentaine d'armes et des milliers de munitions ont été saisis aux domiciles d'un père et de son fils appartenant à l'ultra-droite en Gironde. Le fils avait été condamné en 2014 pour avoir lancé un cocktail molotov sur une mosquée à Libourne et avait été arrêté en 2013 pour avoir projeté de tirer sur une mosquée de Vénissieux. En juin 2016, trois hommes appartenant à un "groupuscule néo-nazi" ont été mis en examen à Marseille car ils détenaient un arsenal composé notamment d'onze armes d'épaule.

"On a laissé des gens essaimer dans la nature"

En Picardie, 24 personnes, y compris Serge Ayoub, ont été récemment mis en examen. Membres des "white wolfs klan", que la justice soupçonne être une reconstitution locale de Troisième Voie, ils sont accusés, selon le Courrier Picard, d'être les auteurs de cambriolages, d'agressions ou de destructions par incendie. Des actes délictueux que le groupuscule impose aux nouveaux entrants et qui vise notamment à déjouer l'infiltration policière.

Alexandre Gabriac (centre) et Yvan Benedetti (droite), lors du défulé en l'honneur de Jeanne d'Arc, à Paris, le 10 mai 2015.

Alexandre Gabriac (centre) et Yvan Benedetti (droite), lors du défilé en l'honneur de Jeanne d'Arc, à Paris, le 10 mai 2015.

/ ©Thomas Padilla/MAXPPP

"L'éclatement de la mouvance d'ultra-droite complique le travail des services de renseignement", assure Jean-Yves Camus. Si leur capacité terroriste n'est "pas évidente", "il existe des risques de dérives individuelles". "Le souci, c'est que les structures d'encadrement ont disparu et qu'on a laissé des gens essaimer dans la nature", abonde le politologue Nicolas Lebourg, spécialiste de l'extrême droite.

Une analyse que partage, opportunément, Alexandre Gabriac. Interrogé par L'Express, l'ancien responsable des Jeunesses nationalistes, actuellement mis en examen pour reconstitution de ligue dissoute, estime que "pour nous, qui avons un corps de doctrine qui remonte à Maurras, la colère devrait être dirigée contre les vrais responsables: le Système, la République. Et non les boucs-émissaires que sont les musulmans. Nous formions un groupe canalisateur pour des jeunes qui pourraient désormais s'exprimer de façon idiote."

"Toute une littérature qui justifie l'action solitaire"

Nicolas Lebourg rappelle que la dissolution du mouvement néofasciste Ordre Nouveau en 1973 a été suivie d'une série d'attentats racistes dans les années 70 et 80 - bombes, mitraillages de foyers Sonacotra ou de bars - qui ont fait plusieurs morts et ont été revendiqués par des "signatures" diverses comme le "groupe Charles Martel". En 2003, après la dissolution d'Unité radicale, un proche de ce groupe avait été arrêté alors qu'il commençait à confectionner une bombe pour se faire exploser, lors de la grande prière du vendredi, dans une mosquée du 11e arrondissement de Paris.

"Il existe toute une littérature qui justifie l'action solitaire et la 'résistance sans chef' (Leaderless resistance), théorisée par un suprématiste blanc américain en 1983", complète Nicolas Lebourg. Une théorie qui essaime en Europe dans les années 1990, parallèlement à la méthode du "loup solitaire". Très évoquée dans les médias, mais pas toujours à bon escient, au sujet de certains djihadistes, cette méthodologie a été inventée en 1974 par Joseph Tommasi, un néonazi américain. L'ultra-droite peut aussi se référer aux Turner Diaries, un ouvrage de 1978 qui explique comment fabriquer une bombe et qui a servi au terroriste d'Oklahoma City en 1995.

Des exemples à travers l'Europe

"Ces méthodes renvoient fortement aux réalités du terrorisme islamiste du 21e siècle, soulignent Nicolas Lebourg et Jean-Yves Camus dans Les droites extrêmes en Europe (Seuil). Elles sont aussi à l'oeuvre dans les attentats commis par l'extrême droite radicale européenne (...) ; en Norvège, avec les attentats commis par Anders Behring Breivik en 2011, en Allemagne avec l'élucidation en 2011 d'assassinats à motivation xénophobe commis depuis 1997 par le groupe Nazionalsozialistischer Untergrund (NSU) qui a passé quatorze ans dans la clandestinité sans jamais être identifié."

Au-delà de la méthode, l'affrontement communautaire, évoqué par Patrick Calvar, a été théorisé dans les années 1990 par l'idéologue d'extrême droite Guillaume Faye. Sur son blog, celui-ci titrait en janvier 2016, après l'incendie d'une salle de prière musulmane à Ajaccio: "La guerre civile ethnique est-elle encore évitable? Probablement pas."

"Il est désormais hébergé en Russie mais il s'agit d'un auteur qui garde un écho dans la sphère identitaire", selon Stéphane François. "Dans les pays multiculturels, il y a toujours des affrontements. A terme, il peut y avoir des gens qui se défendent, juge pour sa part Jean-Yves Le Gallou, théoricien d'extrême droite, interrogé par L'Express. Mais on ne peut pas mettre sur le même pied l'agresseur et l'agressé."

L'auteur d'une tuerie ayant fait 77 morts, Anders Behring Breivik, fait le salut nazi à son arrivée dans une cour improvisée de la prison de Skien, à 170km au sud-ouest d'Oslo, le 15 mars 2016

L'auteur d'une tuerie ayant fait 77 morts, Anders Behring Breivik, fait le salut nazi à son arrivée dans une cour improvisée de la prison de Skien, à 170km au sud-ouest d'Oslo, le 15 mars 2016.

© / afp.com/JONATHAN NACKSTRAND

Scandalisé, il estime que les propos de Patrick Calvar démontrent que la DGSI agit comme une "police politique". Il y voit "une volonté de l'Etat de s'en prendre à la résistance davantage que de protéger les Français". En écho, Pierre Cassen, fondateur du groupe antimusulmans Riposte laïque, s'interroge: "Devons-nous comprendre que la priorité du 'patron' de la Sécurité intérieure va être de traquer les sites de la réinfosphère, de demander de nouvelles dissolutions d'organisations patriotiques et de désarmer les Français qui, anticipant 'la guerre civile qui vient', comme l'écrivait Ivan Rioufol dans son dernier livre, se sont équipés en conséquence pour faire face aux kalachnikovs?"

Pour l'heure en tous les cas, l'extrême droite n'a pas à s'offusquer. Depuis le 10 mai, date de l'audition, à l'Assemblée nationale, aucune "ressource" spécifique, matérielle comme humaine, n'a été pour l'instant redéployée sur la surveillance de l'ultra-droite, selon une source policière.

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