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Lundi politique

François Ruffin : «Voter PS au second tour en bon républicain, c’est fini»

Fermer la «parenthèse libérale» : le réalisateur et journaliste, figure de Nuit debout, lance mardi une campagne contre le Parti socialiste, veut fédérer par le social les opposants de gauche au gouvernement et rêve d’un grand mouvement «populiste».
par Luc Peillon et Amandine Cailhol
publié le 5 juin 2016 à 17h31
(mis à jour le 5 juin 2016 à 17h31)

Son film Merci patron ! sous un bras, son journal Fakir sous l'autre, le Picard François Ruffin sillonne depuis des semaines la France des mobilisations contre la loi travail. Infatigable, ce journaliste engagé, qui a contribué à lancer le mouvement Nuit debout, se lance désormais dans une campagne contre le Parti socialiste. Rencontre avec Libé, entre un train pour Marseille et un autre pour Le Havre.

Le mouvement Nuit debout, que vous avez contribué à lancer, semble décliner. Vous êtes déçu ?

Pas du tout. Le miracle, c'est qu'il ait existé, et cette étincelle laissera des traces. On peut même déjà en souligner les apports. La gauche réexiste, et le gouvernement, qui ne regardait que sur sa droite, voire sur son extrême droite, a été contraint de se tourner sur sa gauche : il s'est mis à faire le RSA pour les jeunes, il a changé de position sur le Tafta [traité de libre-échange UE - Etats-Unis, ndlr]… Par ailleurs, le mouvement a servi de passerelle, dans la lutte contre la loi travail, entre les manifs de mars, qui ont fini par décroître, et l'épisode actuel des grèves et blocages. Nuit debout, surtout, témoigne d'un vide politique. Plein de gens, qui ne se sentent pas représentés, attendent autre chose. Ce sentiment d'«irreprésentation» est une poche de gaz, explosive, qui peut produire le meilleur comme le pire.

Mais l’expérience paraît s’achever…

Le mouvement va se prolonger, trouver d’autres formes. Mais il est vrai que, si Nuit debout s’est révélé être un excellent lieu d’expression, ce n’est pas un lieu de décision. De mon côté, je n’en ai jamais attendu trop. Dès le premier soir, j’en ai senti les limites, notamment en raison de la sociologie parisienne - une masse de diplômés, peu de classes populaires, pas d’usine aux alentours, une méfiance envers les syndicats - qui a très vite débouché sur une «bureaucratie démocratique», sans volonté de s’organiser.

Il y a aussi une disproportion entre la réalité de ce mouvement, qui n'a pas mobilisé les masses, et sa surreprésentation médiatique. Parce qu'il se déroule à deux pas de Libé et de Mediapart, il y a un effet loupe. Jeudi, par exemple, Fakir a coorganisé un meeting en fanfare au Havre, où les dockers, les raffineurs, les cheminots sont en grève… Combien de caméras étaient là ? C'était pourtant émouvant, ces hommes qui luttent, au moins autant que sur la place de la République. Vous parlez d'une expérience qui «s'achève», mais mille autres naissent.

Ne dites-vous pas cela parce que le mouvement vous a échappé ?

Quel bonheur, au contraire, quand un mouvement vous échappe ! On a juste créé une coquille, et on a été très surpris - et ravis - que les gens viennent l'habiter. Mais nous n'avons jamais essayé de le contrôler. Notre rôle, à Fakir, c'est d'insuffler des initiatives, de servir de pont entre intellectuels, militants, syndiqués, personnes isolées. Et à Nuit debout, de porter le mouvement au-delà de sa routine, de faire venir, symboliquement, Philippe Martinez ou encore des députés hostiles à la loi travail. Car on ne peut pas gagner sans bâtir des alliances. En face, l'oligarchie est organisée. Ils détiennent l'argent, les médias, le gouvernement, Bercy. Dès qu'on se dresse, ils font aboyer leurs chiens de garde contre la «minorité radicalisée», «archaïque». Comment affronter ce monstre à mille têtes sans être, nous-mêmes, organisés ?

Avec quel objectif politique ?

Mon but, c'est de sortir de 1983, quand le Parti socialiste bascule économiquement à droite, et que Jospin, premier secrétaire, déclare : «Nous ouvrons une parenthèse libérale.» Mon objectif, c'est de sortir de cette parenthèse. Ça ne se fera pas dans le PS, qui a adopté tous les dogmes libéraux, mais sans le PS.

Et comment en sort-on ?

Après la crise de 1929, Roosevelt disait : «Il faut essayer quelque chose. On a le droit d'échouer, mais les gens ne nous pardonneront pas de ne pas essayer.» Or depuis trente ans, on n'essaie rien. On est enfermé dans une non-politique, et la seule option qu'on nous laisse, c'est de «se moderniser», «s'adapter», «se flexibiliser», c'est-à-dire courber l'échine, avec le chantage de la mondialisation. Sortir de 1983, cela signifie retrouver le droit à l'expérience politique. Tenter des choses, avec audace, pour renouer avec le progrès social, la justice fiscale, l'exigence environnementale. Pour ce faire, il y a des verrous à faire sauter, qui s'appellent «Bruxelles», «concurrence libre et non faussée», «libre circulation des capitaux et des marchandises». Car sans protectionnisme, en économie ouverte, il n'y a pas d'expérience possible. Nous serons sans cesse menacés de «perdre notre compétitivité».

Protectionnisme, le mot ne risque-t-il pas de braquer ?

Dans sa majorité, l'opinion est favorable au recours à des barrières douanières ou à des quotas d'importation. Mais l'oligarchie, qui détient médias dominants et partis au pouvoir, a un intérêt à maintenir ce libre-échange, voire à l'accentuer. Ces «1 %» tirent un profit colossal de ce «monde ouvert». Via des holdings qu'ils peuvent placer à Panama ou Guernesey, mais surtout parce que la «globalisation» inverse le rapport de force, met les travailleurs du monde entier en concurrence entre eux. Et dans cette bataille, cette oligarchie dispose d'alliés objectifs : la classe intermédiaire, les diplômés du supérieur, qui ne sont pas touchés de plein fouet par cette mondialisation. Donc ils ne se révoltent pas contre. C'est ce qu'Emmanuel Todd appelle le «passivisme des éduqués». La mondialisation a ainsi creusé un fossé entre les classes populaires et les classes éduquées.

Lequel ?

Le taux de chômage stagne à 5 % pour les cadres et les professions intermédiaires, alors qu'il est supérieur à 20% pour les ouvriers non qualifiés. Idem quant aux revenus. Ce divorce entre les deux cœurs sociologiques de la gauche se lit, notamment, dans le vote sur le traité constitutionnel européen : 80 % des ouvriers ont voté non. En revanche, 56 % des cadres ont voté oui, car ils ne sont pas frappés par la mondialisation. Même chose aujourd'hui dans le vote Le Pen, qui est devenu un vote de classe. Aux dernières régionales, 51 % des ouvriers qui sont allés voter ont choisi le Front national. Et le PS a accompagné, voire encouragé, ce vote FN. En 2012, un rapport de Terra Nova [think tank proche du PS, ndlr] préconisait d'abandonner la classe ouvrière au FN. Ce que Hollande a fait, et qu'il poursuit aujourd'hui, préférant ses amis financiers. Après Florange, il a d'ailleurs déclaré : «Perdre les ouvriers, ce n'est pas grave.» Et après ce grand lâchage, ils vont nous recommander le vote utile pour «faire barrage» ! Moi, je suis aujourd'hui pour un mouvement populiste de gauche.

Populiste ?!

Le mot est considéré comme une injure. Selon le Petit Robert, pourtant, il s'agit «d'un courant littéraire s'appliquant à décrire avec réalisme la vie des gens du peuple». Ce mot peut être revendiqué, notamment par les journalistes, avec fierté. Et face à un mouvement populiste de droite, je suis favorable à un mouvement populiste de gauche, qui parle plus en profondeur au peuple. Car il faut parvenir à une jonction - je caricature - entre intellos et populos. Sans cela, pas de victoire progressiste. C'est ce qu'il s'est passé, à des degrés divers, en 1789, 1936, 1968 et 1981, tantôt dans les urnes, tantôt dans la rue.

Et pour 2017 ?

Vu le naufrage des partis de gauche, j’avais fait une croix sur 2017. Il y a cependant autour de nous des «glissements de terrain» assez rapides : en Grande-Bretagne avec Corbyn, en Espagne avec Podemos, aux Etats-Unis avec Sanders… Mais pour 2017, c’est un peu court.

Vous en voulez beaucoup au PS…

Comment ne pas leur en vouloir ? Le «socialisme» est un si joli mot, avec une belle histoire : voyez comme ils le défigurent. Comme ils en font un synonyme de renoncement, de paillasson des banquiers ? Il y a 80 ans, le 7 juin 1936, avec le Front populaire et le Parti socialiste, étaient signées les conventions collectives. Pour fêter cet anniversaire, le PS de François Hollande démolit le code du travail ! Et pourtant, j’ai toujours voté PS au second tour, en bon «républicain de gauche» à la Jaurès, même en 2012. Désormais, c’est fini. Nous lançons mardi une campagne intitulée «Nous ne voterons plus PS». Dans la Somme, nous allons distribuer 66 000 tracts dans les boîtes aux lettres, simplement pour informer les gens : qu’a voté votre député, sur le traité Sarkozy-Merkel, le pacte de responsabilité…

Pourquoi tant de haine ?

Ce n'est pas de la «haine» mais de la détermination. Même si je n'ai jamais vraiment cru à la déclaration de Hollande en 2012 : «Mon adversaire, c'est la finance». Mais au lieu de livrer la moindre escarmouche, il s'est mis à leur service, et a livré l'économie à un banquier. Sur la loi travail, par exemple, on doit critiquer ce qu'elle contient, mais aussi ce qui n'y figure pas. Dans mon film, une usine dans le giron de LVMH part de Picardie pour aller en Pologne, puis en Bulgarie, afin de profiter de coûts du travail toujours plus bas. Que contient la loi El Khomri pour empêcher cela ? Quelle loi a été votée depuis 2012 contre les délocalisations ? Rien. Parallèlement, la part des dividendes rapportée à la masse salariale a triplé, passant de 4 % dans les années 80 à 12 % aujourd'hui. Or rien n'a été fait pour contrer ce mouvement. Pire : ce quinquennat a accentué la flexibilité et donné des milliards aux multinationales, comme si l'adversaire était le salarié, et non pas la finance.

Que répondez-vous à ce qui vont vous accusent de faire le jeu de la droite en militant contre le PS en 2017 ?

Mais le PS de Valls-Macron-Hollande, économiquement, c’est déjà la droite ! Mieux vaut que les banquiers et la Commission européenne n’avancent pas sous le faux nez du socialisme, qui fait passer des contre-réformes pour des réformes, du libéralisme pur jus pour de la social-démocratie.

Avec Merci Patron !, vous avez fait le tour de la France. Qu’en avez-vous retenu ?

Si ce film a fonctionné, s’il a produit un élan, c’est qu’instinctivement, les gens se sont dits : «On peut gagner : on est parfois plus forts qu’on ne le pense, et ils sont souvent plus fragiles qu’on ne le croit.» Politiquement, la dénonciation ne fonctionne plus. Que les riches aient des capitaux au Panama, que les pommes soient pourries par les pesticides, que l’on puisse délocaliser jusqu’en Pologne, le public le sait. Au lieu de réveiller, cette pluie de catastrophes peut avoir un effet d’écrasement. Il faut plutôt ouvrir des chemins à l’espérance, sortir les gens de la résignation. C’est ma principale bataille.

Comment ?

Sur la loi travail comme sur l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, deux minorités se font face : une oligarchie qui impose son ordre du jour contre des militants qui résistent. Entre les deux, une sorte de marais, enfoncé dans la résignation. Qui penche certes contre la loi travail, mais sans pour autant entrer dans la bagarre, comme frappé d’un sentiment d’impuissance. Contre ce phénomène, et comme l’appétit vient en mangeant, il faut remporter une petite victoire, puis une plus grosse, pour qu’on puisse se dire ensemble : «On peut reprendre en main notre destin commun.»

La violence, celle des «casseurs», est-elle une option pour vous ?

En une du dernier Fakir, on a placé cette citation : «Vous avez trois possibilités : pleurer sur vous-mêmes, lancer des bombes mais vous pousserez tout le monde à droite, ou vous organiser et gagner du pouvoir.» J'ai choisi la troisième, car la violence minoritaire me paraît contre-productive. En revanche, je soutiendrais, par exemple, l'action des salariés de Continental, en 2009, à la sous-préfecture de Compiègne, car elle était portée par une colère populaire. Comment, enfin, ne pas dénoncer l'immense violence d'en face ? Pas seulement policière, mais de tout un système. Chez les Contis, on dénombre ainsi cinq suicides, des divorces chez la moitié des inscrits à Pole Emploi et des dépressions par centaines. Qui va poursuivre, ici, les actionnaires ? Voilà la violence que subit, depuis trente ans, ma région. La violence d'autres «casseurs», de plus en plus présente, mais avec le silence des médias et la complicité du gouvernement.

SI vous êtes président en 2017…

Premier voyage à l’étranger ?

Une tournée dans toute l’Europe du Sud. Hollande aurait dû commencer par là, en 2012 : se rendre à Madrid, Lisbonne, Rome, Athènes. Dans tous ces pays en souffrance, se faire acclamer dans des meetings, rechercher des alliés - même parmi les gouvernements conservateurs. Et ensuite, seulement, discuter avec Merkel et Bruxelles, fort de cette onction populaire pas seulement française mais européenne.

Premier déplacement en France ?

Faudra que je monte à Paris, non ?

Première décision ?

Délocaliser l’Elysée en Picardie. A Flixecourt ou Ailly-sur-Somme, j’hésite.

Premier grand discours ?

«Mon adversaire, c’est la finance.»

Première personne reçue ?

Bernard Arnault, enfin ! Qu’il revienne à Flixecourt, dans ce coin qui l’a fait milliardaire, qu’il discute avec Catherine, René, ses milliers de licenciés.

Une photo, un objet

«Pourquoi poser avec mon tee-shirt? Parce que, malgré ma campagne de publicité, LVMH ne m’a toujours pas offert un costume Kenzo ! Et que je ne compte pas travailler chez Rotschild pour me le payer.»

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