Neurosciences

Memento : la mémoire modifiée par le désir

Comment avoir une vision cohérente de sa vie quand on oublie tout au-delà de deux minutes ? Telle est la question posée par le film culte de Christopher Nolan. Constat troublant : le cerveau organise ses bribes de souvenirs dans le sens qui correspond à ses désirs.

CERVEAU & PSYCHO N° 78
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C'est en 2000 que Memento, film de Christopher Nolan (également auteur du célèbre Inception), fit sensation à la fois auprès du public, de la critique et des spécialistes de la mémoire, avec un film étrange et dérangeant. On y trouve en effet la description d'un syndrome d'amnésie qui plonge un ancien employé d'assurance (Leonard Shelby, joué par Guy Pearce) dans des abîmes de perplexité… et aussi parfois le spectateur qui peine à comprendre si ce qu'il voit sur l'écran concerne le présent des personnages, des évocations du passé ou des reconstructions mentales du héros amnésique.

Tout remonte à un cambriolage au cours duquel la femme de Leonard Shelby a été violée et assassinée. Il n'a depuis qu'un seul souci, retrouver son assassin et l'exécuter. Mais au cours de l'effraction, Shelby a été violemment assommé, ce qui a provoqué chez lui un traumatisme cérébral grave : il a perdu la faculté de fabriquer de nouveaux souvenirs. En plus, avant d'être assommé par l'un des deux cambrioleurs, Leonard a vu sa femme être étouffée dans un rideau de douche par l'un des deux agresseurs. Il en a résulté un traumatisme psychologique, générateur lui aussi d'une forme d'amnésie, mais bien différente. Le film de Christopher Nolan nous confronte aux conséquences de cette double amnésie grâce à une mise en scène mélangeant subtilement le présent et le passé, les souvenirs réels et les reconstructions de ce qui a irrémédiablement disparu.

L'oubli « à mesure »

Leonard Shelby, victime d'une amnésie antérograde d'origine lésionnelle, oublie tout au bout de deux minutes. Il tente de compenser ce handicap par un système de fiches, de notes, de photographies Polaroid et même d'inscriptions tatouées sur son propre corps. Mais ses facultés cognitives sont parfaitement conservées. Il est totalement lucide quant à son état. Ce n'est pas le cas de tous les patients atteints de tels troubles de la mémoire. Ceux qui en sont conscients, comme Leonard Shelby, sont bien sûr ceux qui en souffrent le plus.

Mais Léonard Shelby souffre aussi d'un syndrome de stress post-traumatique. Un tel syndrome s'observe chez les personnes qui vivent une émotion insupportable en étant confrontées à leur propre mort ou à celles d'un être cher. Les perturbations de la mémoire qui accompagnent ce trouble se caractérisent par l'irruption de flashs isolés qui altèrent leur relation au présent. Au beau milieu d'une activité sans rapport avec le traumatisme qu'elles ont vécu, ces personnes sont soudain envahies par des images non seulement violentes de par leur contenu, mais également par leur mode de surgissement. Le souvenir traumatique n'est pas contextualisé comme appartenant au passé – comme lorsque quelqu'un raconte un événement qui lui est arrivé et se souvient visuellement de certaines scènes au moment où elle le raconte –, mais est perçu comme présent. Dans ce syndrome, des bribes de souvenirs sont projetées dans la conscience comme si l'événement était vécu à nouveau. Le flash traumatique est une véritable agression pour celui qui en est victime.

Dans Memento, s'il ne peut former de nouveaux souvenirs, le héros conserve pourtant ceux qui sont antérieurs à son accident. Mais il ne parvient pas à les habiter suffisamment pour les organiser en récit. Une femme dont il fait la rencontre dans un bar, Natalie, demande à Leonard de lui parler de son épouse décédée. Il lui répond par quelques phrases convenues, du genre : « Elle était belle », « Elle était parfaite ». Natalie lui rétorque alors que ce n'est pas ce qu'elle lui demande, mais plutôt des souvenirs d'événements importants vécus avec sa femme. Le spectateur voit alors sur l'écran l'équivalent cinématographique des bribes de visions qui sont censées traverser l'esprit de Leonard.

Une incapacité à habiter et organiser ses souvenirs

Mais le héros n'a pas la capacité d'organiser de façon cohérente ces bribes, pourtant bien plus authentiques que les quelques phrases stéréotypées qu'il a prononcées auparavant. Ce qui manque à Leonard, c'est la capacité de revivre de l'intérieur des émotions et les informations qui leur sont attachées, dans un état mental qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui l'immersion. Car si la « réalité virtuelle » fait aujourd'hui beaucoup parler d'immersion, celle-ci commence avec le rapport que chacun entretient avec ses propres représentations mentales.

Il nous est arrivé à tous de croiser dans la rue des personnes dont le visage manifeste une émotion sans aucun rapport avec son environnement. Elles marchent l'air ravi comme si ce n'était pas dans la rue qu'elles étaient, mais par exemple plongées dans l'atmosphère joyeuse d'une fête d'anniversaire ou partageant un repas en tête à tête avec un être cher. La capacité de nous immerger mentalement, et sur une durée prolongée, dans un souvenir qui associe un état affectif et visuel, est caractéristique de ce qu'on appelle la mémoire épisodique. Cette capacité constitue même la différence principale entre le souvenir et la connaissance. Le souvenir est vivant, palpitant et chaud, la connaissance est immobile, froide et inerte. La connaissance se manipule, le souvenir se vit. Le souvenir est concret, la connaissance est abstraite. Les amnésiques comme Leonard perdent le souvenir, mais gardent les connaissances.

Cette incapacité de l'amnésique à voyager mentalement dans son passé l'empêche, comme cela est souvent constaté chez les personnes dans son cas, de se projeter dans l'avenir. Il est englué dans un éternel présent. Les seuls souvenirs dont il dispose sont des flashs déconstruits dont il doit à chaque fois réinventer la signification. Privé ainsi de continuité dans sa perception du temps et de soi, l'amnésique perd la capacité de s'appuyer sur un support narratif, autrement dit sur une autonarration, pour construire son rapport à lui-même et aux autres. Son rapport à sa propre identité est altéré.

La mémoire, si elle se grave dans notre cerveau, implique évidemment les relations aux objets, les interactions entre individus et entre groupes, et la société au sens large. C'est pourquoi les sciences de la mémoire tiennent le plus grand compte aujourd'hui de ces différents domaines. Tout ce qui affecte l'un ou l'autre affecte en effet la mémoire, que ce soit de façon positive en permettant le développement de nouvelles capacités, ou de façon négative dans la possibilité de générer de nouvelles pathologies.

à la recherche des souvenirs affectifs

Leonard Shelby tente, à sa façon, de tenir compte de ces interactions. Il utilise pour cela les objets familiers de sa femme pour tenter de réveiller ses souvenirs affectifs avec elle : un ourson en peluche, une petite pendule qu'elle devait remonter chaque soir et dont elle devait probablement éteindre la sonnerie chaque matin, un vieux livre qu'elle relisait sans cesse. Il loue même les services d'une prostituée à qui il demande de répartir ces objets et quelques autres ayant appartenu à la défunte dans la chambre, puis de s'allonger près de lui, de le laisser s'endormir et, lorsque cela sera fait, de quitter la pièce en claquant la porte. Leonard Shelby espère sans doute réveiller le souvenir vivant de sa femme dans le demi-sommeil de son réveil. Mais il ne parvient à retrouver, une fois de plus, que des flashs éphémères. Et il décide finalement de brûler ces quelques objets qui sont devenus pour lui autant de reliques mortes que plus aucun souvenir n'habite. Ainsi, non seulement Leonard Shelby ne parvient pas à mémoriser les événements nouveaux qui lui arrivent, mais les objets du passé perdent peu à peu leur rôle de repères signifiants dans son parcours de vie. De la même façon, après avoir tué un gangster qu'il suspectait d'être le meurtrier de sa femme, il endosse ses vêtements et lui prend sa voiture et son arme en oubliant aussitôt que les uns et les autres ne lui appartiennent pas. Les objets ne sont plus pour Leonard Shelby des repères identitaires vivants susceptibles de ranimer ses souvenirs. Ils sont devenus littéralement insignifiants.

Malgré de tels handicaps, les patients atteints d'amnésie traumatique gardent la possibilité d'apprendre même s'ils oublient les circonstances de leurs apprentissages. Il revient au médecin suisse Édouard Claparède, au début du xxe siècle, de l'avoir montré de façon « piquante » : lors de sa visite matinale dans son service, il cache une épingle dans sa main et la tend à une patiente présentant le même type d'amnésie que Leonard, qui se pique et retire aussitôt la sienne. Le lendemain, la patiente a tout oublié de sa rencontre avec le médecin, mais lorsque celui-ci lui tend la main, elle avance d'abord la sienne, puis la retire très vite. Comme Claparède lui demande pourquoi, elle ne peut que répondre : « J'ai parfois comme des épingles dans la main. » Elle se souvient d'une douleur, de la manière de l'éviter, mais absolument pas des circonstances de cet apprentissage.

Apprendre sans mémoire : l'expérience de la patiente et de l'aiguille

C'est l'exact équivalent de cette situation qui est mis en scène dans Memento. À l'époque où il était encore assureur, Leonard Shelby a eu recours à un équivalent de l'épingle de Claparède. À la suite d'un accident, l'un de ses clients prétendit souffrir d'une amnésie traumatique, ce qui lui aurait valu une forte indemnité si ce handicap avait été reconnu. Le plaignant fut soumis chaque jour à l'épreuve de déplacer des figurines géométriques dont certaines, toujours les mêmes, lui infligeaient une légère décharge électrique lorsqu'il les touchait. Or chaque jour, il les touchait de la même façon sans manifester la réaction de recul instinctif que présentait la patiente de Claparède, ce qui prouvait qu'il était un simulateur : croyant qu'il lui fallait montrer qu'il oubliait tout ce qu'il apprenait, et ignorant du fait que certains apprentissages n'étaient justement pas oubliés, ce tricheur se démasquait lui-même.

De cela, Leonard Shelby se souvient très bien, mais il confond ensuite ce qui arriva à son client et sa propre situation. Dans le souvenir de Leonard, un épisode tragique survient à cet homme : sa femme, désespérée de son état et voulant à tout prix savoir s'il simule ou non l'amnésie, imagine un test de vérité implacable. Elle est diabétique et demande à son époux de lui faire plusieurs injections d'insuline très rapprochées, ce qui lui serait fatal. Si le mari le fait, ce sera le signe qu'il souffre d'une véritable amnésie et aura oublié les injections précédentes. Ce qui se produit.

Mais est-ce vraiment ce qui est arrivé à cet homme, ou bien Leonard ne fait-il que plaquer sur lui ce qui a été son propre destin ? Cette possibilité est fortement suggérée dans le film par deux détails : d'une part, le client de Leonard était en principe un simulateur, si bien que la scène des piqûres d'insuline ne s'est vraisemblablement pas produite. D'autre part, les flashs de mémoire traumatique de Leonard montrent qu'au moment du cambriolage initial, sa femme n'est sans doute pas morte car on la voit cligner des yeux sous le rideau de la douche.

Le tragique de la situation apparaît quand on comprend que c'est probablement Leonard lui-même qui a tué sa femme ! Celle-ci avait en effet survécu à son agression, était diabétique, et c'est elle qui lui aurait demandé de lui faire ses piqûres, pour savoir s'il simulait.

Après la mort de sa femme, Leonard Shelby n'a alors plus d'autre possibilité, pour échapper à sa culpabilité, que de chercher inlassablement un meurtrier. Lorsqu'un policier lui dit la vérité, nous le voyons vaciller devant cette révélation qu'il a déjà dû entendre bien souvent, mais qu'il refuse manifestement toujours de comprendre. Et lorsque ce policier insiste un peu pour l'écarter définitivement du désir de tuer toute personne répondant aux initiales de J. G., il se retrouve inscrit à son tour sur la liste… À la connaissance d'une situation qui ne lui laisse aucune raison de vivre, Leonard Shelby préfère une reconstruction dans laquelle il devient le vengeur d'une juste cause jamais atteinte, sans autre mobile qu'un rêve à préserver.

Mais ne sommes-nous pas nous-mêmes confrontés en permanence à l'obligation de reconstruire notre propre mémoire en fonction de nos désirs actuels ? Telle est la question que nous pose Memento, et c'est en cela que ce film, au-delà des pathologies de la mémoire, nous concerne tous.

Serge Tisseron

Serge Tisseron est psychiatre, psychanalyste, docteur en psychologie et directeur de recherche à l’Université Paris Ouest Nanterre. Il est l'auteur de la rubrique Un psy au cinéma dans Cerveau & Psycho.

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