La chasse à l’homme livrée à Mayotte par des milices organisées contre des “Comoriens” des autres îles depuis bientôt six mois ravive un discours sur les conflits fratricides entre les habitants de l’archipel, mais ne dupe personne sur ses enjeux réels. Elle révèle surtout l’incapacité pour Moroni, la capitale des Comores, à trouver une issue aux crises que génère la présence coloniale dans cet espace. Intellectuels, artistes et membres de la société civile, à l’exception de quelques initiatives prises ici ou là, préfèrent se taire par peur d’être taxés d’antifrançais ou d’anti- “mahorais” [habitants de Mayotte]. Des arguments puissants de disqualification morale et politique.

Un nourrisson risquant la mort sur la place de la République à Mamoudzou [chef-lieu du département de Mayotte], des maisons brûlées et des familles délogées à coup de slogans xénophobes, un prof de lycée parlant de gazer tous les “Anjouanais” [Anjouan est une des îles des Comores] et de les tuer à l’acide… La tentation est grande de réduire ce qui se passe à Mayotte à un drame de famille. “Mahorais” contre “Comoriens” ! Une fable de circonstance, qui en oublie jusqu’à l’essentiel, à savoir que ce pays se trouve pris dans des enjeux géostratégiques, à travers lesquels ses habitants n’ont qu’un petit rôle de pantins de seconde zone à jouer.

Prédation coloniale

En deux cents ans, Mayotte est passée de “rade de remplacement” au statut de “trésor fossile”, avec du gaz et du pétrole sous la lave. “Nous avons une mer à partager”, s’est empressé de dire François Hollande lors du sommet de la Commission de l’océan Indien à Moroni, en 2014. Ignorer la tutelle française dans la sous-région, c’est accepter de réduire le processus de prédation coloniale à une fausse guerre entre les enfants d’une même fratrie. En 1974, il y avait eu la volonté française de contourner les lois internationales, en mettant les “Mahorais” dos à dos : Soroda [miliciens profrançais] contre Serrelamen [indépendantistes].
Milice, intimidation, violence, déportation de population. Un scénario qui se rejoue aux quatre coins de Mayotte depuis février 2016. Des bandes organisées, opérant une sorte de “nettoyage” du paysage, font justice elles-mêmes contre d’autres habitants de l’île, en se réclamant de divers prétextes, dont celui de la délinquance, “qui touche toutes les communautés (mahoraise, comorienne des autres îles, malgache, continentaux, mzungu, indienne, etc.) et dont les causes multiples seraient trop longues à expliquer”, selon Mohamed Nabhane, membre du Collectif de soutien aux délogés de Mayotte.

Il s’agit de comités villageois, qui demandent aux Comoriens des autres îles de quitter leurs maisons à une date précise. Ils viennent le jour indiqué détruire les maisons en mettant les habitants à la rue. Des gens qui sont très souvent en situation régulière au regard du droit français (de nationalité française ou détenteurs de titres de séjour).


Ce drame se déroule sur un territoire où s’affrontent deux types de raisonnement. Celui du droit français et celui du droit international. Le premier s’appuie sur le vécu de l’archipel, entretenant à grands frais une schizophrénie de circonstance auprès des “Comoriens”, “Mahorais” compris. Le second accuse la France d’occuper illégalement un territoire depuis quarante ans, avec une vingtaine de résolutions prises contre elle à l’ONU. Au milieu se trouve un Etat comorien, affaibli par des années d’allégeance, d’instabilité chronique et de dépendance économique. Un Etat gouverné par des hommes, dont le projet au final n’est plus tellement de refabriquer un destin commun, mais de cogérer un espace au profit de quelques puissances d’argent. Il est question ici de liens de vassalité et d’emprise géopolitique. Une relation asymétrique, où les intérêts de l’Etat français priment sur tout le reste.

On ne peut comprendre l’attitude du “Mahorais”, qui s’en prend à son semblable, sans interroger le passé commun de l’archipel. Les autorités comoriennes scandalisent en se refusant à condamner d’une façon claire et définitive les événements actuels. Mais il y a pire ! L’indifférence dans laquelle se complaisent les citoyens, incapables de la moindre indignation, exceptés ces quelques individus qui tentent, entre Paris, Mamoudzou et Moroni, de croire que le pire est encore à éviter.

Visa Balladur

Mayotte, durant ce premier semestre 2016, rappelle que les Comores sont encore sous tutelle, en dépit de la fable souvent répandue de la “décolonisation inachevée”. L’intelligentsia de ce pays se trouve elle-même prise en étau par des intérêts qui la dépassent. Critiquer ce qui se passe à Mayotte, c’est prendre le risque d’être taxé d’antifrançais et d’anti-“mahorais”, des arguments puissants de disqualification morale et politique dans le débat en cours. On les a déjà brandis contre ceux qui refusent le visa Balladur [instauré en 1995 pour restreindre la migration entre les Comores et Mayotte] et ses milliers de morts. On les a ressortis contre ceux qui refusaient la rupéïsation [processus d’intégration dans l’Union européenne, via le statut de région ultrapériphérique] de l’île en catimini. Pendant ce temps, les extrêmes se positionnent en force. En dehors des réseaux Facebook, où la rumeur attise les haines, il y a donc une espèce de vide en train de s’établir dans l’espace public. Et ce malgré ce qui arrive aux hommes, femmes et enfants, “parqués sur la place de la République” à Mamoudzou, comme le souligne si bien Idjabou Bacar, membre du collectif Tsihaki, dans un post.

Parlant “de combat tombé en désuétude” et s’en prenant aux intellectuels, aux artistes et aux membres de la société civile, il demande : “Pourquoi tant de silence ?”  Un silence entretenu, y compris par les grands médias, qui ont l’air d’être étrangement dépassés par ces événements, à Moroni comme à l’international. Une logique voudrait qu’un braquage réussi ne s’annonce jamais à l’avance. Et si l’on admet que les Comores sont victimes d’un braquage (de territoire), il est tout aussi normal de penser que le braqueur (l’Etat français) se débrouille pour que l’on regarde ailleurs, pendant que le pire est en train de se produire.
Dénètem Touam Bona, professeur de philosophie à Mayotte, témoigne sur ces récents événements :

Tel un mauvais djinn, un désir d’apartheid – le rêve pathogène d’une communauté homogène – possède Mayotte : une île asphyxiée par sa propre frontière, où schizophrénie et paranoïa vont de pair, et où l’on chasse l’étranger, village après village, au plus profond de soi-même. Cette chasse à l’homme n’épargne pas nos établissements scolaires, où du jour au lendemain, sans prévenir, des élèves disparaissent. On les retrouve parfois sur la place de la République de Mamoudzou, dormant à même le sol avec leur famille, sans même un bout de toile pour les protéger des intempéries et des regards agglutinés aux grilles de ce camp sans nom. Ce ne sont pas des réfugiés mais des expulsés de la République : les bannis du vivre-ensemble.

Le premier hotspot français dans l’océan Indien a ainsi ouvert ses portes à Mayotte. “Ce qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que la police partage désormais son monopole de la traque légitime avec des collectifs d’habitants aussi anonymes que les tracts nauséabonds que ces derniers propagent sur les réseaux et les murs du 101e département”, conclut l’universitaire.

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