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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 29 juin 2016

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Profanation de médiathèque

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Illustration 1
© M.A

«Contre la chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de tenir des promesses.» Hannah Arendt

   Plusieurs mois d'attaques. Première fois que je vivais ce genre de situation comme bibliothécaire. Plus de trente quatre ans de métier. Dont cinq comme directrice de cette médiathèque. Des DVD ( Nuit et brouillard, Shoah...) et de nombreux livres sur la déportation, la résistance, et sur l'Islam, étaient couverts d'insultes racistes et antisémites. Ainsi que des BD et des romans. Sans oublier les inscriptions ultra violentes d'extrême-droite dans les chiottes. Chaque fois, des employés essayaient de restaurer les œuvres détériorées. Tandis que les ouvriers de la mairie repeignaient les murs tagués. En vain. Des mains anonymes, racistes et antisémites, revenaient systématiquement occuper le terrain. Sans oublier les insultes homophobes et sexistes. La haine s'était donnée rendez-vous dans notre médiathèque. Au sein d'une agence de voyages. Des voyages d'encre et d'images. Vers soi et les autres.

Bien sûr, nous avons déposé plainte contre X. Après la médiatisation de ces actes de vandalisme, il n'y eut plus une seule déprédation. Un répit de cinq semaines. Surveiller chaque lecteur? Se cacher derrière les rayons Histoire, Fiction et BD ? Plusieurs membres de l'équipe, très remontés, étaient disposés à jouer les flic. Se planquer pour interpeller les vandales. J'ai refusé. Impensable pour moi d'instaurer ce genre de flicage de lecteurs. En plus techniquement impossible dans une grosse médiathèque comme la nôtre. Que faire alors concrètement ?

Omar, l'un des vigiles, me proposa une solution. Pas bonne et complètement hors la loi. Né dans le quartier, il ne supportait pas cette attaque contre la médiathèque. On sentait que ça lui nouait le cœur. Étrange de voir ce colosse, créateur du club de boxe thaïlandaise de la ville, passer de la colère à la tristesse à chaque déprédation d'une œuvre. Comme si une part de lui était touchée. «J'ai jamais aimé lire. Pas mon truc. Moi, je préfère les trucs physiques. Mais, avec l'école, on venait chaque semaine ici. Y avait une bibliothécaire qui nous lisait des bouquins dans le coin jeunesse en bas. Elle était… La seule personne de ma vie qui m'a lu des histoires. ». Ses yeux de gosse brillaient sous ses sourcils froncés. Les vandales n'avaient pas intérêt à tomber entre ses mains. Il revint plusieurs fois à la charge avec son idée pour les coincer. Cette histoire était quasiment devenue son affaire personnelle. Il s'entêta. Jusqu'à ce que je finisse par accepter.

Un soir, Omar et deux de ses collègues installèrent des caméras. Je m'en voulais d'avoir accepté. Surtout en étant du côté des anti-télésurveillance et État d'urgence. Force est de reconnaître l'efficacité de ce dispositif. Trois jours après, nous avions repéré cinq lecteurs de 15 à 23 ans. Deux garçons et une fille vandalisaient tout ce qui avait trait à la Shoah, la culture juive au sens le plus large, et à l'islam dit tolérant (distinguo désormais nécessaire ?). Tous les trois étaient maghrébins. Les deux autres, en plus des inscriptions d'extrême-droite sur les murs, se défoulaient sur des livres et des DVD évoquant l'islam et les juifs. Eux étaient comme on dit désormais français de souche.« On va les secouer un peu pour qu'il se rendre compte de leur grosse connerie . Et après faut balancer ces racailles aux flics! J'espère qu'ils vont prendre cher.». Omar était prêt à gérer leur interpellation. « Non. Pas de violences, cher Omar. ». Il me dévisagea. «On fait quoi alors?». Je n'en avais aucune idée. Comment réagir maintenant que nous les avions identifiés ? Je me laissais plusieurs jours de réflexion. Une décision difficile à prendre.

Ma proposition déplut à Omar. Il secoua ses larges épaules. « Ça servira à rien votre truc. Vous êtes trop gentille. Avec des gens comme ces abrutis, faut la méthode forte. Y comprennent que ça. Que la force ou le fric que les gens respectent. On est plus dans le monde d'avant… ». Les temps avaient effectivement beaucoup changé. Mes méthodes de bibliothécaire trop déconnectées de notre époque ? Incompatibles avec notre période de régression et d'amnésie historique d'une partie -pas que des jeunes- de la population? Mon discours et mes actes avaient-ils encore une prise sur le réel d'aujourd'hui ? Cette situation me plongea dans le doute et les interrogations. Il avait raison. Je devais me résigner à transmettre leurs noms au commissariat. Et les images prises illégalement. Sans donner le nom d'Omar et de ses collègues. Prête à assumer toute seule. Passer le relais à la police et à la justice.

Quelle folie de ma part. Même avec le recul, j'ai du mal à comprendre mon initiative. La colère? Un baroud de vieille bibliothécaire au bord de la retraite? Le refus de céder à la résignation ambiante ? La croyance -naïve?- que la culture reste une bonne arme de combat? Sûrement un mélange de tout ces éléments. En tout cas, notre opération était digne d'un commando. Nous avions les adresses des cinq vandales. La rencontre avec eux prévue dans une salle de la bibliothèque. Omar avait réussi à tous les ramener. Les cinq étaient assis face à moi. Je leur expliquais le but de la réunion. Ils commencèrent à protester. «Ici, vous la fermez et vous écoutez. Sinon, je m'occupe de vous. Compris ? ». La carrure d'Omar et cellez de ses collègues rétablirent rapidement le silence. A ce moment précis, face à ces jeunes habitants de la ville, j'ai eu honte. Honte de mes méthodes.Rien à envier au milices qui traquent les roms ou les migrants dans certains quartiers, ni aux intégristes barbus qui veulent faire la loi dans l'espace public et détruire la la laïcité. Mêmes méthode que mes pires ennemis. Je croisais le regard d'Omar. Il s'impatientait. J'avais eu du mal à le convaincre. Pourtant il était persuadé que ça ne servirait absolument à rien. J'avais son entière confiance. Pas le moment de craquer. J’éteignis la lumière.

A la fin de la projection, je les dévisageais longuement. « Top de chez top votre film! J'veux avoir le DVD pour chez moi, madame. ». C'était le plus jeune de la bande. Il arborait un large sourire. Fier d'avoir été filmé. « On a eu raison de faire ça. Je… Un jour, on mettra que des bons livres. Pas ces saloperies de… ». Omar lui bondit dessus et serra le col de son blouson. Tous deux front contre front. L'ado pâlit. « Lâchez-le Omar. Laissez-moi faire.». Après un silence, je leur demandais ce qui motivait leurs actes. Au début, ils hésitèrent à parler puis, au fil de la conversation, tous se lâchèrent.

Que des voiles dans les rues les juifs sont partout à la télé du porc pour tous dans les cantines les juifs tuent des bébés en Palestine pas de mariage pour tous les arabes tous des voleurs et des terroristes Porshe Cayenne les musulmans veulent la Charia en France Allez les bleus! roms sales et voleurs que les putes qui montrent leurs jambes les arabes que des terroristes la France doit redevenir blanche chrétienne que dalle au pôle emploi tous pourris les politIques et escrocs youtube toujours les mêmes qui ont tout pas des gens comme nous vive Marine ! tuer les pédés super de jouer à Fifa trop de noirs c'est les Illuminatis qui gouvernent le monde...

Tout se mêlait sous leurs crânes gavés exclusivement de jeux vidéo et de télé-réalité. Incapables de trier les informations sur le Net : un outil de connaissances formidable se retournant contre eux. De la chair à numérique. Pourtant persuadés d'avoir tout compris. Se considérant comme les dépositaires de la seule vérité. Superstition et bouffées délirantes émaillaient leurs propos. Tous mûrs pour la psychiatrie. «Vous allez nous balancer aux flics?». Leur seule inquiétude. Je poussais un soupir.

Ce soir là, la bibliothèque fermait pour trois jours. Omar et deux de ses deux collègues avaient négocié pour être d'astreinte de surveillance. L'opération était bien huilée. «Je ne vous signalerai pas aux autorités qu'à une seule condition...». Le plus jeune se leva d'un bond. « Moi, je m'en bats les couilles, madame!». Omar lui appuya sur l'épaule pour le faire asseoir. «Toi, j'ai été à l'école avec ton daron. Je crois pas que lui s'en batte les couilles de tes conneries. Tu veux que je lui en parle tout de suite?». Il s'écrasa, conscient d'un seul coup des ennuis à venir. « Cette vidéo ne sera pas divulguée si vous faites exactement ce que je vous dis. J'ai listé tous les ouvrages et les DVD que vous avez souillés. ». Ils me fouillaient du regard. Interloqués. «Vous allez les voir et les lire pour de bon les œuvres que vous avez.. profanées. Quand je pense à ce que vous avez fait dans ce lieu où l'on vous accueille, j'ai envie de … Il y a des claques qui se perdent !». Omar afficha un sourire. « La balle est dans votre camp. Rester tous les cinq enfermés ici avec l'obligation que je viens de vous dire ou… Ou rendre des comptes à la justice. C'est à vous de décider. ». Nous les avons laissés seuls dans la salle fermée. Omar et ses collègues en faction devant la porte. J'avais gagné le balcon de mon bureau. Fumer une cigarette, le regard sur la ville glissant dans la nuit. Epuisée. La connerie plus carnivore que le temps?

Trois jours très éprouvants pour moi. Obligée de leur donner des cours d'histoire en accéléré. Deux ne savaient même pas qui était Hitler. A croire qu'ils n'avaient pas été scolarisés, passés entre les mailles de l'école publique. Eux aussi ont dû souffrir de cette remise à niveau intensive. Contraints de regarder l'intégrale de Shoah, Nuit et brouillard, des documentaires sur la colonisation, les conflits israélo-palestinien, les violences faites aux femmes, l'homophobie… Des heures et des heures de visionnage. Ils devaient aussi lire des extraits de romans et des BD que je leur avais préparés. Sous l’œil d'Omar qui se retenait de les secouer. L'opération avait-elle du sens ? Est-ce que ça avait servi à quelque chose? Ont-ils évolué ou changer d'avis ? Un coup d'épée dans la boue de ce début de siècle? Continuent-ils leurs conneries ? Jamais je ne les revis.

Une semaine après cette « prise d'otages culturelle», je partais à la retraite. Rupture totale avec mon boulot et la ville. Direction la bicoque de pêcheur de mon père. Retrouver le silence de l'océan. À d'autres d'oeuvrêver... Travailler contre les nouveaux barbares avec kalachnikov ou calculette. Beaucoup de boulot en perspective. Mais, à chaque période de l'histoire humaine, même les pires au cours des siècles, des transformateurs de monde sont apparus et ont construit et reconstruit. « T'es trop utopique et bisounours, Maman.». Ma fille m'a toujours reprochée d'être hors réalité. Sans doute a-t-elle raison; trop tard pour me changer. Que restera-t-il de mon passage sur terre ? Quelque miettes invisibles d'une femme, jamais résignée. Peut-être transmis mon virus de l'espoir à l'un de mes petits-fils toujours fourré en manif et dans les Nuits Debout. Aujourd'hui, d'autres porteurs d'avenir ont pris le relais des anciens. Faisons confiance aux nouvelles générations.

Encore des pages à tourner.

NB) Cette fiction est inspirée de l'attaque contre la médiathèque de Lannion. A croire, comme chante Mano Solo, que seuls les fachos de tous bords ont de l'espoir. Pas facile de résister face à tous ces rabougris du cerveau et du cœur. Comment leur résister ? La culture, même si elle n'arrête pas les balles, est une des armes très efficaces. Certes donner à penser n'empêche pas le pire de l'humain. Mais cela peut freiner l'avancée des obscurantismes. Toujours ça de pris en ce début de siècle disjonctant.

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