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Le listing secret de l’affaire Dassault

Les juges Tournaire et Daiëff, qui ont obtenu la levée de l’immunité parlementaire de Serge Dassault, ont mis au jour 7 millions d’euros de versements suspects effectués par l’ancien maire de Corbeil. Ils ont aussi trouvé à son domicile un listing d’électeurs avec les mentions «payé» et non «payé».
par Yann Philippin
publié le 12 février 2014 à 16h47

La deuxième fois a été la bonne. Le bureau du Sénat a levé, mercredi, l'immunité parlementaire de Serge Dassault. Un résultat tellement prévisible que le sénateur UMP et ancien maire de Corbeil-Essonnes (1995-2009) s'était résolu lundi à réclamer la levée de son immunité. Après le tollé provoqué par le vote négatif du bureau, le 8 janvier, le président socialiste du Sénat, Jean-Pierre Bel, avait pesé de tout son poids pour renverser la vapeur, notamment en instituant un vote à main levée. De leur côté, les juges d'instruction parisiens Serge Tournaire et Guillaume Daïeff, chargés de l'enquête sur les achats de voix présumés à Corbeil, avaient soigné leur nouvelle demande de levée d'immunité. «Elle était particulièrement détaillée», sourit un sénateur.

Elements inédits

La demande des juges comporte surtout des éléments inédits, très embarrassants pour Serge Dassault. Le plus important a été découvert lors d'une perquisition menée le 26 juin 2013 au Clos des pinsons, la résidence de l'avionneur à Corbeil, qui lui servait aussi de quartier général pendant les élections. Selon nos informations, les policiers y ont trouvé un listing de plusieurs dizaines d'électeurs. Avec, à côté des noms, les mentions «payé» ou «non payé».

Ce document vient confirmer le témoignage de Mamadou Kébé, qui affirme avoir été chef d'équipe dans le système d'achats de voix pour les municipales de 2009 et 2010. Dans une interview publiée mardi par le Monde, il raconte que les membres de son groupe ont été formés au Clos des pinsons, et que «quelqu'un de la mairie nous remettait en cachette le listing du bureau de vote». «On soulignait le nom des personnes que l'on connaissait, quand on avait leur numéro de téléphone, on l'inscrivait en face du nom, sinon, on s'arrangeait pour le récupérer, et on appelait», poursuit Kébé. Selon lui, les membres de l'équipe promettaient ensuite divers avantages aux électeurs en échange de leur vote pour Jean-Pierre Bechter, l'homme lige de Dassault qui lui a succédé à la mairie en 2009 suite à son invalidation pour «dons d'argent».

Liste d’habitants

Les juges ont également fourni aux sénateurs une liste d'habitants de Corbeil qui ont bénéficié des largesses de l'avionneur. Selon nos informations les magistrats ont identifié plusieurs versements suspects effectués par Serge Dassault, d'un montant total de 7 millions d'euros. «Il s'agit d'une estimation provisoire, à ce stade de l'enquête», précise un proche du dossier. Les juges soupçonnent que ces fonds auraient servi à acheter les élections de 2008, 2009 et 2010. Si tel était le cas, cela aurait donné un avantage considérable à Dassault et Bechter. A Corbeil-Essonnes, le plafond des dépenses autorisées pour une campagne municipale s'élève à 80 000 euros, selon le cabinet Global Conseil.

Selon nos informations, les juges ont établi que Jean-Pierre Bechter a bénéficié d'un prêt de 250 000 euros de Serge Dassault. Ce qui est pour le moins étonnant, puisque le maire de Corbeil est salarié du groupe Dassault. De source proche du dossier, il a déclaré aux enquêteurs que ce prêt n'avait aucun rapport avec les élections. Placé en garde à vue le 15 janvier dernier, il a été mis en examen trois jours plus tard pour «financement illicite de campagnes électorales», «recel du produit d'infractions d'achats de votes» et «acceptation de dons».

«Rien à me reprocher»

Plusieurs autres bénéficiaires des fonds de Dassault avaient déjà été identifiés par les juges. Le plus important est Younès Bounouara, qui a touché 2 millions d'euros à Beyrouth en juillet 2011. Chef présumé du réseau électoral occulte dans les cités sensibles, il a été mis en examen le 17 janvier pour «complicité et recel d'achat de votes». Mamadou Kébé a touché pour sa part 1,2 million via le même montage financier libanais.

Selon le Point, Cristela de Oliveira, ancienne maire adjointe de Corbeil (mise en examen pour «complicité et recel d'achats de votes»), aurait touché 400 000 euros. Tandis que Jacques Lebigre, ancien directeur de cabinet de Dassault, présenté à Corbeil comme son «porteur de valises» dans les cités, aurait reçu 284 967 euros, selon l'Express.  Enfin, comme l'avait révélé Libération, Dassault a versé 800 000 euros à Mounir Labidi, un habitant de la cité des Tarterêts, condamné à quatre ans de prison ferme pour avoir violemment agressé deux CRS.

Serge Dassault et Jean-Pierre Bechter clament tous leur innocence. Ils affirment qu'il n'y a jamais eu d'achats de voix à Corbeil, et que les versements de Dassault à ses ex-administrés ont été effectués pour aider des personnes en difficulté, «en dehors de toute démarche électorale». Dans un communiqué, l'avionneur a réaffirmé lundi qu'il n'avait «rien à [se] reprocher».

Maintenant que son immunité parlementaire est levée, Serge Dassault devrait être placé en garde à vue. Les juges souhaitaient pouvoir utiliser cette mesure de privation de liberté afin de pouvoir le faire interroger par les policiers pendant quarante-huit heures, et le confronter à d'autres acteurs du dossier. «Je suis prêt à affronter cette épreuve, a indiqué Serge Dassault lundi. Je pourrai de ce fait avoir accès à la procédure […] et démontrer ma totale innocence de ces soi-disant achats de votes, accusations inventées de toutes pièces par certains de mes adversaires politiques.»

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