Le poète et écrivain Yves Bonnefoy est mort

Grand voyageur, lecteur insatiable, brillant traducteur et essayiste, Yves Bonnefoy est décédé, à l'âge 93 ans. Il laisse une oeuvre abondante, humaine et profuse, à son image.

Par Pierre Lepape

Publié le 02 juillet 2016 à 00h56

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h50

La poésie, disait Yves Bonnefoy, est un travail de délivrance. Nous utilisons, dans le quotidien, un langage que nous croyons être une représentation du réel, alors qu’il est fait d’un ensemble d’images factices, trompeuses, illusoires, abstraites. La fonction de la poésie est de briser cette gangue des représentations et des illusions, pour accéder à la réalité du monde. La poésie d’Yves Bonnefoy porte sur « l’évidence sans fond des choses simples ». Les écrits poétiques de Bonnefoy ont pourtant la réputation d’être difficiles. Sans doute parce que leur auteur n’était pas du genre à faire des compromis ou à se contenter de formules vaguement consensuelles. A 18 ans, le jeune Bonnefoy avait un moment hésité entre les mathématiques et la littérature. Rigueur était son maître mot.

Il est né en 1923 à Tours, Indre-et-Loire, dans une famille modeste aux origines paysannes. Son père travaillait aux chemins de fer et sa mère était institutrice. Après avoir passé deux bacs au lycée Descartes de Tours, un de philosophie, un de mathématiques, et mené encore de front, en classes préparatoires, des études scientifiques et littéraires, l’étudiant tourangeau « monte » à la Sorbonne, pour y suivre, notamment, l’enseignement de Gaston Bachelard qui séduisait son auditoire en mêlant les imaginations de la rêverie à l’épistémologie des sciences.

C’est d’ailleurs pour des recherches sur « la méthodologie critique aux Etats-Unis » que le jeune Bonnefoy est engagé bientôt au CNRS. Dans le même temps, il lit la poésie de Paul Valéry, qui le mène à celle de Mallarmé, Baudelaire et Rimbaud — à son arrivée à Paris, ils lui servent de mot de passe pour lire les surréalistes et, à partir de l’été 1946, fréquenter André Breton, Gilbert Lély, Christian Dotremont. Liaison de courte durée : le surréalisme de l’époque flirte volontiers avec l’occultisme dont les effluves ne séduisent guère un jeune homme qui, précisément, ne se paie pas de mots. La brève rencontre avec André Breton donne à Bonnefoy matière à exercer sa réflexion critique sur le pouvoir des mots, sur les périls et les illusions de l’image, sur la manière dont les uns et les autres masquent, déforment et éloignent la vie réelle. Son premier recueil, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, qui paraît en 1953, témoigne de cette volonté d’aller au cœur des choses — loin d’une pensée pure, conceptuelle, ordonnée, transparente et idéale.

Est-ce en écho à l’existentialisme qui domine alors la scène intellectuelle et littéraire ? Douve, ce manifeste poétique anti-platonicien, reçoit un accueil critique enthousiaste ; on loue la beauté simple de sa langue, l’ampleur de sa pensée, les liens qu’il noue entre la tradition et la modernité, entre la sensibilité et la culture. Un seul livre a suffi à Bonnefoy pour figurer au premier rang des poètes français contemporains, une place qu’il ne quittera plus. Signe de cette surprenante célébrité, son deuxième recueil, Hier régnant désert, obtiendra en 1959 le très « branché » prix de la Nouvelle Vague décerné par le journal L’Express .

Ce n’est pourtant pas qu’Yves Bonnefoy s’adonne aux plaisirs mondains de la gloire littéraire. Il travaille, sans cesse, s’avançant sur trois chemins qui, pour lui, n’en font qu’un : l’écriture poétique, en vers ou en prose, la réflexion sur les fonctions de l’art, notamment de la littérature, et la traduction. Ces trois chemins prennent la forme de livres, mais aussi de cours et de conférences. Après avoir longtemps enseigné à New York et à Genève, Yves Bonnefoy est élu en 1981 au Collège de France, où il occupe la chaire d’études comparées de la fonction poétique.

Dans ses enquêtes sur l’art, Bonnefoy, grand voyageur, piéton infatigable des campagnes et des villes italiennes, lecteur intrépide de La Chanson de Roland ou d’Arthur Rimbaud, interroge les artistes sur les aspects les plus concrets de leur travail, les problèmes de la représentation, le combat avec le langage, l’emploi et le maniement de la couleur, les moyens et les limites de la connaissance. Qu’il s’agisse de la peinture de Balthus, des sculptures de Giacometti, de Piero della Francesca ou des baroques romains du xviie siècle, des poèmes de Baudelaire ou des textes d’André du Bouchet, la démarche de Bonnefoy interroge toujours, plutôt que l’immortalité de l’œuvre, sa « mortalité » : ce qui rend vivante sa relation avec le spectateur ou avec le lecteur.

Et c’est la même démarche qui guide son travail de traducteur. Notamment, à partir de 1951, des grandes œuvres de Shakespeare, le poète qui, mieux que tout autre, a interrogé notre faculté à nous illusionner sur le monde et sur nous-mêmes. Bonnefoy traducteur revendique une « fidélité absolue » au texte de Shakespeare, comme aux poèmes de Yeats, admirablement rendus présents à ses lecteurs d’aujourd’hui ; mais cette fidélité doit rendre compte « du débat qu’ont eu les mots dans le texte avec les données d’une vie ».

Dans la bataille des mots, il est toujours question de vie et de mort. C’est le véritable enjeu de la poésie si elle ne veut pas être qu’un effet de discours, un ornement ou un leurre. L’homme, répète Bonnefoy, ne peut accéder à la beauté et au plaisir de la vie qu’en « cherchant la fraîcheur de la mort envahissante ». Le poète est celui qui brûle : « Il te faudra franchir la mort pour que tu vives. » La poésie d’Yves Bonnefoy vit, intensément.

A lire

Poésie et récits : Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) ; Hier régnant désert (1958) ; L’Arrière-Pays (1972) ; Rue Traversière (1977) ; Poèmes (1978) ; Ce qui fut sans lumière (1987)… Tous ces recueils sont disponibles dans la collection de poche Poésie/Gallimard.

Essais :  Rimbaud (1961) ; Un rêve fait à Mantoue (1967) ; Rome 1630 : l’horizon du premier baroque (1970) ; Le Lieu d’herbes (2010)…

Traductions : Shakespeare : Henri IV, Jules César, Le Conte d’hiver, Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce, Jules César, Hamlet, Le Roi Lear, Roméo et Juliette, Macbeth… (entre 1957 et 1983). Yeats : Quarante-cinq poèmes (1989)

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