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Interview

Eiríkur Örn Norddahl : «L’Islande va vous écraser»

Euro 2016dossier
L'écrivain et poète islandais est dingue de foot. Discussion à bâtons rompus sur l’irrésistible ascension de son équipe nationale qui affronte la France en quarts ce dimanche.
par Catherine Mallaval et Gilles Dhersson
publié le 29 juin 2016 à 18h51

Oui, on peut être écrivain, poète d'avant-garde, islandais et fondu de foot. Pile poil le cas d'Eiríkur Örn Norddahl, né en 1978 à Reykjavik, qui sut saisir le lecteur français avec son ouvrage Illska, le Mal, que des critiques ont vu comme «le roman le plus inhabituel de la rentrée» 2015. Pour l'heure, l'homme de lettres avoue qu'il a du mal à se concentrer sur autre chose que l'Euro. On l'a cueilli au lendemain de la victoire des Strákarnir okkar («nos garçons»), surnom des footeux islandais, contre l'Angleterre. Il ne s'est pas fait prier pour commenter l'exploit. Fan de Diego Maradona depuis qu'il est petit («Maradona est aussi une formidable figure tragique du foot, comme un dieu grec»), il s'enfile toutes les grandes compétitions avec émoi. Et particulièrement le championnat d'Angleterre («comme tous les Islandais»). «Oui, la victoire de l'Islande contre l'Angleterre était très spéciale», commente-t-il en s'assurant convaincu que la finale opposera son île au pays de Galles. Avec bien sûr, une Islande gagnante.

L’Islande produisait des artistes, des écrivains, comme vous, des bananes… et maintenant des footballeurs. C’est dingue, non ?

Il n’y a pas un match de l’Islande qui n’ait pas été historique ces dernières années ; pas un. A chaque match, l’équipe était meilleure qu’au précédent. A chaque match, quelques cyniques qui assuraient ne pas aimer le foot ont succombé et sont devenus fascinés par cette équipe. Aujourd’hui, il ne doit plus rester à Reykjavik qu’un hipster ironique, piégé par son attitude hautaine et qui continue à poster sur les réseaux sociaux que le foot ne l’intéresse pas. Tous les autres Islandais sont complètement incrédules et sautent en hurlant leur joie.

Qu’est-ce qui est le plus surprenant : que vous ayez une vraie équipe de foot ou que vous ayez dû attendre si longtemps pour en avoir une ?

Nous sommes trop peu nombreux pour avoir une équipe de cette qualité, et ça n'arrive qu'une fois dans une vie. Vous pouviez le voir sur le visage des joueurs contre l'Angleterre. En seconde mi-temps, Aron [Gunnarsson, ndlr] a raté une occasion mais il en a rigolé, comme s'il jouait dans son jardin avec son petit frère. Cette équipe, c'est de la joie pure. Mais bien sûr, tout cela est le résultat d'un travail énorme : chaque joueur est dévoué à l'équipe et tous témoignent que l'état d'esprit n'a jamais été aussi bon. Les coachs [le Suédois Lars Lagerbäck et l'Islandais Heimir Hallgrímsson, qui se définissent comme cosélectionneurs] sont solides et stoïques. Et les fans travaillent presque aussi durement que l'équipe. Il faut préciser que l'Islande a tout fait pour en arriver là : au début des années 2000, nous avons dépensé beaucoup d'argent pour construire des nouveaux terrains pour que les enfants puissent jouer partout dans le pays. Ces enfants sont maintenant les professionnels qui évoluent en équipe nationale. Nous avons également investi beaucoup dans la formation des coachs. Aucun pays n'a autant d'entraîneurs diplômés par habitant, c'est l'un de nos rares records par habitant. C'est un système volontariste qui nous a beaucoup appris et nous devrions faire de même pour notre système scolaire, pour l'accueil des réfugiés, pour l'environnement, etc. Si vous concentrez vos efforts sur un secteur et le faites avec enthousiasme, joie et ambition, rien n'est impossible.

La plupart de vos joueurs évoluent à l’étranger. Vous n’avez donc pas de clubs ?

Nous en avons. Mais vous avez plus de chance de gagner un bon salaire à l’étranger. Quiconque vient d’une île, qu’il soit écrivain ou footballeur, et qui voyage à l’étranger vous dira que son île est trop petite. Si nous voulons être vraiment bons dans quelque chose, nous devons le faire sur «un grand terrain», pas en restant chez nous. Les grands lacs donnent de grands poissons, les petits lacs donnent des petits poissons qui pensent qu’ils sont grands parce qu’ils n’en ont jamais vu de plus grands qu’eux.

Depuis le début de l’Euro, c’est toujours la même équipe qui démarre les rencontres. Vous n’avez pas de remplaçants ?

(Rires). Si nous en avons, et des bons. Le meilleur footballeur de notre histoire, Eidur Smári Gudjohnsen [il a évolué entre autres à Chelsea et Barcelone], n'a joué que dix minutes dans cet Euro. Lars et Heimir ne changent rien tant que cela n'est pas nécessaire. Je dirais qu'ils privilégient la cohésion. L'Islande n'a pas battu l'Angleterre parce qu'elle avait des meilleurs joueurs. L'Angleterre alignait onze joueurs fantastiques. Mais l'Islande avait une équipe fantastique. Si les boulons et les écrous de cette équipe devaient être changés, Lars et Heimir le feraient - mais ils ne changeront pas pour changer. Ils laissent tourner le moteur.

L’Islande n’a pas la réputation d’être un grand pays sportif. De toute votre histoire, vous n’avez gagné que quatre médailles olympiques, et aucune d’or. Vous n’aimez pas le sport ?

Le sport nous excite terriblement et nous sommes des compétiteurs. Mais nous sommes si petits. Historiquement nous avons été bons en handball, dans les concours d’hommes le plus fort du monde, aux échecs et nous avons une poignée de bons athlètes. Mais comme en Islande tout le monde fait partie d’un groupe de musique et écrit des poèmes, il ne reste plus grand monde pour jouer au foot. Il faut ajouter que nos ego sont fragiles, petits, mais ils peuvent grossir très vite. Là on est devenu l’équipe à battre et ça devient dangereux. Je ne sais pas s’il est plus dangereux de devenir les grands vainqueurs ou d’être battus et de rentrer à la maison. Dans tous les cas, il se pourrait bien que nous envahissions l’Europe. Mais c’est une chance pour vous, entre les musiciens et les footballeurs, nous n’avons pas les effectifs pour monter une armée.

S’il apparaissait que Kolbein Sigthórsson (buteur contre l’Angleterre) est impliqué dans les Panama Papers (2), continueriez-vous à soutenir l’équipe ?

Là, maintenant, je ne peux pas imaginer ce qui pourrait ébranler mon soutien à Kolbein, et à notre équipe. A part s’il avait mangé des enfants vivants peut-être ? Je ne suis pas sûr. Mais la période ne se prête pas à lucidité. Si le bon sens revient - et il ne le fera pas - nous reverrons nos positions morales de juin-juillet 2016.

Votre commentateur télé semble avoir un orgasme chaque fois que vous marquez un but. Vous n’avez pas honte ?

Je suis pour les orgasmes - il devrait y en avoir davantage, pas moins. Et on doit être aussi entier que possible. Gudmundur Benediktsson, «Gummi Ben» comme nous l’appelons, est l’homme de la situation, une sorte de gourou, qui atteint le divin grâce aux exploits des autres, en empruntant le chemin de l’empathie et de la sagesse. On devrait tous être davantage comme «Gummi».

Le requin putréfié, c’est un dopant pour vos joueurs ?

Selon moi, le requin putréfié - notre hákarl - ne devrait être consommé qu'avec de la liqueur de cumin - brennivín. Je ne suis pas sûr que Heimir et Lars seraient d'accord pour que l'équipe boive avant la fin de l'Euro. Mais une fois qu'on aura battu le pays de Galles en finale, il y aura du requin et du brennivín à volonté pour tout le monde. Et ce, jusqu'à ce que la terre ne produise plus de cumin et la mer plus de requins.

Des milliers de touristes français visitent l’Islande chaque année. Vous n’allez pas oser nous battre ?

La première fois que j’ai vu un match de foot pro, c’était entre la France et l’Islande en 1998. C’était la première rencontre que la France disputait après sa victoire en Coupe du monde. J’étais assis juste derrière les buts et j’ai entendu Fabien Barthez prononcer toutes les injures du dictionnaire quand Ríkhardur Dadason a marqué. Le match s’est terminé sur un 1-1. Depuis lors, nous avons été deux fois plus forts d’année en année. Si vous pouviez dire la même chose de la France, peut-être auriez-vous une chance de gagner. On va vous écraser. J’espère que les lecteurs français, mon traducteur, mon éditeur et la horde de touristes qui vient en Islande me pardonneront cette transgression. Mais je comprendrais si vous avez besoin de cicatriser. Les portes vous resteront ouvertes.

Si on vous propose de remplacer le Royaume-Uni dans l’Europe, vous dites oui ou non ?

Ha, ha. Je ne suis pas sûr. On va peut-être finir par annexer l’Europe. Ce serait peut-être la chose la plus sensée qui puisse arriver pour tout le monde.

(1) Illska, le Mal, d'Eiríkur Örn Norddahl. Traduit de l'islandais par Eric Boury. Lire «Libération» du 20 août.

(2) Très choqués par l'implication de leur Premier ministre dans les Panama Papers, les Islandais l'ont poussé à la démission.

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