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France Télécom: au placard !

En 2007, Eric, brillant ingénieur chez France Télécom, a été comme effacé de l’entreprise. Rayé des listings, abandonné dans un bureau fantôme et sans affectation, il craque et porte plainte.
par Catherine Maussion
publié le 14 décembre 2009 à 0h00

[Le parquet de Paris a demandé un procès pour «harcèlement moral» contre France Télécom et son ex-patron Didier Lombard dans l'affaire de la vague de suicides de salariés au sein de l'entreprise. Ils sont soupçonnés d'avoir mis en place une politique de déstabilisation des salariés pour accélérer les départs au sein de l'entreprise, frappée par une vague de suicides de salariés en 2008 et 2009. Nous republions le témoignage d'un ingénieur qui fut victime des méthodes de son employeur. ]

Il voulait témoigner à visage découvert mais s’est ravisé au dernier moment, pour se protéger. Eric (1), ingénieur chez France Télécom, a beaucoup à dire alors que, ce matin, Technologia, l’institut mandaté par la direction et les syndicats de l’opérateur pour établir une photographie du stress au travail, rend sa copie (2).

Eric flotte un peu dans sa veste en cuir. Il est venu son cartable à la main. La voix posée, il raconte sa relégation. Comment, pendant six semaines, il a été «oublié» par son employeur, France Télécom, dans un déménagement. Consigné à son bureau sur un plateau désert, sans téléphone, sans Internet et sans ordinateur… A son actif, 26 brevets. Il a juste 40 ans. Aujourd’hui, il attaque France Télécom pour harcèlement moral. Sa plainte au pénal s’ajoute à une autre, déposée par l’inspection du travail au tribunal de grande instance de Nanterre (Hauts-de-Seine).

Retour sur ces quelques semaines, d'une grande violence à l'origine d'une dépression longue dont il émerge avec difficulté. Dans son appartement, à Rambouillet (Yvelines), il se remet d'aplomb, avec sa compagne et ses amis, après avoir coupé les ponts avec l'entreprise : «Heureusement, mes proches ne m'ont pas lâché.»

Les faits se déroulent à l’automne 2007. Au 179-181, avenue Pierre Brossolette, à Montrouge (Hauts-de-Seine). A la mi-septembre, Eric, comme ses camarades du service ITNPS (Information Technology Network and Product Support), un département de développement de l’opérateur, trie ses dossiers et fait ses cartons. L’équipe doit déménager à quelques kilomètres de là.

Le 21 septembre, ses paquets sont embarqués au milieu des autres, vers le nouveau site, le bâtiment dit «les Oliviers», 48, rue Camille Desmoulins, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Où il se présente, à l'instar de ses collègues, le matin du 24 septembre. On lui refuse l'accès. «Vous n'êtes pas sur nos listings», s'entend-il dire par le vigile à l'entrée… Eric n'a d'autre solution que de revenir à Montrouge. Pièce 209, au deuxième étage. Les locaux sont vides, les fils sont arrachés, il n'y a plus le téléphone. Ni d'ordinateur. Deux autres cadres ont aussi été oubliés. L'un s'effondre rapidement et «tombe» en arrêt maladie. Le second est reclassé. Eric, relégué à Montrouge et sans affectation, s'accroche.

«Comme s’ils ignoraient tout de moi»

Il interroge son employeur sur son sort. Le 2 octobre, il se voit répondre par écrit, sur un ton très sec : «Je vous confirme […] qu'effectivement, il n'était pas prévu que vous déménagiez à Issy-les-Moulineaux. Vous avez donc décidé de votre propre initiative de faire vos cartons et de vous présenter dans un immeuble où vous n'avez jamais eu de bureau […]. Votre lieu de travail est inchangé, et vous n'avez pas à prendre l'initiative d'en décider autrement.» Signé la DRH. Dans un second courrier qu'Eric adresse à son employeur, il récapitule : «Plus de téléphone fixe professionnel, ils sont enlevés sur tout l'étage, plus d'accès au réseau wi-fi, la borne a été enlevée sur tout l'étage. Plus accès au réseau de l'entreprise, les connexions au réseau local ont été enlevées. Plus accès à la messagerie électronique, à mon courrier interne ou externe.» Plus de secrétaires, plus de collègues… Pas de réponse.

Le 23 octobre, l'inspection du travail, sur la requête d'Eric, se déplace. Et rédige ce procès-verbal : «Dans le cadre du déménagement de l'ensemble des services de ce bâtiment, j'ai constaté la présence d'un salarié, Eric […] alors que l'ensemble de l'étage a été libéré et les armoires vidées, les autres salariés ayant déménagé le 21 septembre à Issy-les-Moulineaux.» Et il se poursuit ainsi : «Cette situation n'est pas acceptable pour ces salariés dépourvus de tout encadrement et des outils nécessaires à l'exercice de leur fonction et faisant l'objet d'un isolement de la collectivité de travail.» Entre-temps, l'inventeur est convoqué à un entretien à la DRH. «J'espérais des réponses», commente-t-il aujourd'hui. Au lieu de cela, il est assailli de questions, lors d'un interrogatoire presque kafkaïen. Ses interlocuteurs se conduisent «comme s'ils ignoraient tout de moi».«Ils m'ont demandé ce que je faisais au sein d'Orange Corporate, la division dont je dépends, dans quel service je travaillais, et avec quel supérieur hiérarchique…» Eric consigne les échanges dans un courrier qu'il adresse à la DRH. Parallèlement, il saisit le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ainsi que le comité d'entreprise, qui font suivre son mail décrivant ses brimades… à l'employeur.

«Tout seul»

Dans cette période très sombre, un syndicaliste va lui venir en aide. Bassem Ismaïl, délégué CFDT, membre de la commission exécutive du syndicat CFDT S3C Télécoms : «Je le connaissais par un ami commun. Il m'a dit qu'Eric était en grande difficulté.» Bassem se rend sur place :«Je l'ai vu tout seul, l'air abattu, sur un plateau immense, les bureaux et les étagères avaient été vidés…» Il y retourne une seconde fois, quelques jours plus tard : «On lui avait mis un vieux PC.» C'était, dit-il, «après la visite de l'inspectrice du travail».

La partie de ping-pong d’Eric avec son employeur s’accélère. L’inspection du travail fait une visite inopinée au bâtiment des Oliviers, début novembre, constate le refus réitéré d’accueillir l’ingénieur, apprend qu’il est basé désormais à «Orange Village», à Arcueil, en banlieue sud, et qu’il débute le lendemain. On lui remet la copie d’un courrier, datant de l’avant-veille et adressé à Eric, mais que ce dernier n’a pas réceptionné et l’informant de sa nouvelle affectation.

Dont acte. Eric gagne son poste. Il raconte : «Ils m'avaient installé tout seul et sans mes classeurs, à un bureau situé entre deux couloirs et prévu pour quatre personnes.» Il est assailli de réflexions désobligeantes. Le lendemain, se souvient-il, «une personne se poste devant moi, et me fixe». Ces minutes lui semblent interminables. Il craque ; est pris de crises d'angoisse ; quitte les lieux. Depuis ce jour, - le 13 novembre 2007 -, suivi par un psychiatre, le chercheur est en arrêt maladie pour «stress postraumatique». Maintenu la tête hors de l'eau par son action pour dénoncer «cette relégation silencieuse. Comme si vous aviez une étoile jaune».Et que, dit-il, «d'autres ont aussi subie».

Vexations muettes

Ce récit serait tronqué s’il débutait à l’épisode du déménagement. La mise à l’écart de l’ingénieur remonte à plusieurs années. Eric a déjà accumulé un certain nombre de missions pour l’opérateur quand il est embauché par France Télécom, en août 2000. Sa spécialité : Internet et les applications multimédias sur le mobile.

Lorsque Didier Lombard arrive à la tête d'Orange, en 2005, l'inventeur semble au top de sa carrière. Propulsé «responsable études innovations», il gère alors, dit-il, «jusqu'à sept programmes, soit une quarantaine de projets». Il est à la tête d'un budget de près d'un million d'euros Dans le même temps, il accumule les brevets. Le premier est déposé en 2001, le 26e en mars 2007. Il recevra, en 2002, le prix de l'innovation de France Télécom, aux côtés d'une vingtaine de collaborateurs, et il est nominé en 2003 et 2004. Un chercheur associé à Eric pour le dépôt d'un brevet en 2004, dit de lui «qu'en tant que contributeur, oui, c'est quelqu'un de très inventif !»

Et alors ? A partir de 2005, la descente s'amorce. Suppression des parts variables de sa rémunération. Versement aléatoire des primes associées à ses brevets. La règle, chez France Télécom, est de récompenser les chercheurs-salariés pour les inventions déposées pour le compte de l'employeur. Puis suivent les vexations muettes. On l'«isole», dit-il, on l'«oublie» lors des entretiens de progrès, il est «privé de formation». Point d'orgue, on lui supprime, en 2005, ses budgets, après les avoir augmentés constamment depuis 2003, ses programmes de recherche étant annulés sans explication.

Eric encaisse. Gros bosseur, il poursuit ses travaux dans son coin. Postule dans d'autres divisions. Bassem Ismaïl raconte : «On lui avait demandé de se reclasser. Mais il était refusé partout.» Le syndicaliste a son idée sur ce purgatoire où l'on a confiné le chercheur : «Ce ne sont pas les sommes qu'il réclamait, suite à ses brevets, mais ses idées qui dérangeaient. Chez France Télécom, le corps des polytechniciens n'aime pas être bousculé.» Or, les travaux d'Eric, sur la voie des applications développées aujourd'hui sur l'iPhone, «invitaient à la prise de risque. Mais l'opérateur n'a pas suivi.» Le syndicaliste est indulgent à l'égard de ses collèges délégués du personnel qui n'ont pas vraiment bougé : «Ils n'ont pas perçu la gravité du cas», mobilisés sur les questions matérielles posées par une grosse vague de déménagements. D'ailleurs, dit-il en plaisantant : «Déménager, c'est le deuxième métier qu'on apprend chez France Télécom ! C'est le genre d'entreprise qui est en restructuration permanente !» Le délégué porte un jugement sévère sur la maltraitance infligée à Eric : «Laisser poireauter les gens en disgrâce, ça, France Télécom sait faire ! Mais mettre les gens à l'isolement, non, on ne savait pas qu'ils le pratiquaient à ce point-là !»

Brigade de la répression de la délinquance

L'affaire semble d'ailleurs embarrasser les syndicats. Difficile de trouver un élu qui ait vécu l'épisode. Bernard Berthelin, coordinateur CFDT et délégué syndical à Rosi Groupe, une autre entité de recherche (6 500 personnes), se souvient du cas : «Ce sont des individus, si je me rappelle bien, qui ont fait de la résistance pour ne pas déménager là où on voulait les mettre.» Et il pondère : «Mais mes informations ne sont pas complètes. Cela m'a été rapporté par les collègues.»

A présent, le chercheur est engagé dans un bras de fer judiciaire. Le procès-verbal dressé par les services de l'inspection du travail à l'encontre de France Télécom pour «harcèlement moral» et «entrave au fonctionnement du comité d'entreprise et du CHSCT» a été transmis au tribunal de grande instance de Nanterre. Le parquet a décidé de poursuivre, confiant l'enquête à la brigade de la répression de la délinquance, à Paris (XIIIe). De son côté, fin octobre, Eric a déposé une plainte pénale pour harcèlement moral contre Orange, France Télécom et X. L'instruction est en cours.

Au-delà du cas de ce chercheur, l'inspection du travail vient de répondre au syndicat SUD-PTT sur les premières conclusions de son enquête générale sur les suicides et les situations de stress. Son constat est sans ambiguïté : «L'organisation du travail mise en œuvre durant la période 2006-2009 a été de nature à générer de la souffrance au travail et donc des risques pour la santé des travailleurs», alors que «la direction de France Télécom a été alertée à de nombreuses reprises […] sur l'existence de risques psychosociaux […] et que les conséquences sur la santé des travailleurs des restructurations, fermetures, ouvertures de sites […] n'étaient soit pas abordées, soit pas évaluées, soit manifestement sous-évaluées».

Contacté, Orange a refusé de communiquer sur le cas d’Eric, l’affaire étant entre les mains de la justice.

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Au moins 80 000 salariés, soit huit sur dix, ont répondu à 177 questions, telles que : «Quelles relations entretenez-vous avec votre manager ?» «Qualité de l'ambiance au travail ?» «Quelles violences avez-vous subies ?»

Illustration Olivier Marboeuf

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