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ReportageDéchets nucléaires

À Bure, les paysans se mobilisent contre la poubelle nucléaire

Le projet de centre industriel de stockage géologique profond (Cigéo) des déchets radioactifs, à Bure, en Meuse, a des conséquences considérables sur le monde agricole et les territoires ruraux. Paysans et paysannes se retrouvent en première ligne, aux côtés des antinucléaires. Reporterre leur donne la parole, alors que ce samedi 16 juillet, se déroule une « manifestation de réoccupation ».

  • Bure (Meuse), reportage

Mobilisés de longue date aux côtés des militants antinucléaires contre les visées de l’Andra (l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), paysans et paysannes ont participé à l’occupation du bois Lejuc, il y a trois semaines, près de Bure (Meuse). Certains fournissaient des légumes, du matériel de construction, d’autres dormaient sur les barricades et repartaient à quatre heures du matin pour la traite. Samedi 16 juillet et dimanche, il se retrouvent pour la manifestation de réoccupation de la forêt de Mandres-en-Barrois.


Romain : « Le désert agro-industriel a conduit à la poubelle nucléaire »

À une des entrées du bois Lejuc.

« Ce qui me pousse à la révolte ici à Bure, c’est la résignation. Le besoin de me lever face à l’indifférence. Ce projet titanesque nous écrase et nous dépasse : 130 ans d’exploitation, un coût estimé à 35 milliards d’euros, des déchets radioactifs pour des dizaines de milliers d’années. On se sent impuissant devant tant de démesure.

Cela fait écho à l’histoire de la paysannerie, marquée par les humiliations et le renoncement. On est victime de grands projets industriels — aéroports, autoroutes — souvent inutiles et imposés, et par les directives productivistes de la politique agricole commune. Tout a été fait pour que les paysans disparaissent ou qu’ils soient transformés en « agrimanager ». Quand tu ne rentres pas dans le cadre, tu es considéré comme un petit, « tu manques d’ambition ».

Avec l’Andra, c’est la même chose. Si tu ne suis pas le chemin qu’elle trace, on te met la pression. On te harcèle. L’Andra fait circuler des rumeurs. Elle attise les tensions. Un jour, elle appelle les agriculteurs pour dire que les opposants à Cigéo vont brûler leurs ballots de paille. Un autre moment, elle menace un agriculteur impliqué dans la lutte en lui faisant comprendre que la Safer [l’organisme chargé de veiller au foncier agricole] ne renouvellera pas ses baux précaires.

Les paysans sont isolés dans leurs tractations avec l’Andra, qui colonise peu à peu le territoire. Son appétit est sans limite. Elle détient maintenant 1.000 ha de foncier agricole et 2.000 ha de forêt. Depuis septembre, 300 ha ont été retirés de l’usage agricole pour faire des fouilles archéologiques préventives, sans autorisation légale. Ce sont désormais des friches.

Cigéo n’aurait pas pu s’implanter ailleurs. C’est le désert agro-industriel qui a conduit à la poubelle nucléaire. Dans la région, les agriculteurs sont seuls, dépendants de filières longues, surendettés. Ils ont perdu leur autonomie et sont incapables de protester.

L’Andra joue les grands seigneurs et cherche à se rendre indispensable, avec des velléités centralisatrices. Tout doit désormais passer par elle. Les villages se meurent, mais elle veut créer une supérette au sein de son laboratoire.

On pourrait imaginer un autre avenir : pas de mornes monocultures céréalières mais des productions locales, pas de système de distribution standardisé mais des circuits courts. L’agriculture ne se résume pas à des boîtes de conserve ou à des produits industriels, elle peut être vivante et permettre la rencontre autour d’un étal, de la confiance, du lien social.

C’est le sens de notre action ici, retrouver du collectif. On a fait des semis sur les terres appropriées par l’Andra cette année. On souhaite aussi organiser des marchés. L’occupation de la forêt est le prolongement de ces mobilisations pour montrer que le territoire reste toujours en vie. »


Christian et Marie-Jeanne : « Ici, on défend la terre nourricière contre le béton »

Christian et Marie-Jeanne.

« Cela fait cinq ans que l’on vient en Meuse pour s’opposer au projet Cigéo. Nous sommes faucheurs volontaires et syndicalistes à la Confédération paysanne. On a participé en 2010 à la grève de la faim lors de l’occupation de la Maison du lait, à Paris, et en 2014 pour défendre les petites fermes. Nous habitons en Alsace, dans les Vosges, sur le plateau des Hautes-Huttes. Notre fille a repris l’exploitation. Dans notre vie, on s’est toujours battu. Avec notre petit élevage de montagne, nous étions hors norme.

C’est important pour nous de montrer que la lutte à Bure est liée aux questions paysannes. Ici, on défend la terre nourricière contre le béton. Une fois que c’est bétonné, c’est fini, on ne peut plus revenir en arrière. Tant que la terre reste de la terre, il y a un espoir. Dans la région, elle est aux mains des grands céréaliers, mais elle pourra revenir un jour aux paysans.

Si le projet Cigéo aboutissait, des centaines d’hectares de terres agricoles disparaitraient et les derniers céréaliers seraient eux-mêmes condamnés : qui voudrait acheter un grain susceptible d’être empoisonné ? Le territoire risque de se transformer en désert.

Voir la forêt de Mandres-en-Barrois grillagée et surveillée par des vigiles nous a beaucoup heurtés le mois dernier. On ne pouvait imaginer qu’elle devienne « la zone des puits » qui aérerait les galeries souterraines remplies de déchets radioactifs. La forêt est un lieu vivant, un bien commun utilisé depuis toujours par les paysans : elle sert de vaine pâture pour les cochons et les vaches. On y ramasse le bois. C’est autant un complément de revenu pour les agriculteurs qu’un espace de liberté.

Avec l’occupation de la forêt, on avait l’impression de participer à une nouvelle forme de résistance. On a apporté notre aide à notre manière. Les paysans assurent d’abord un soutien logistique et matériel. Il faut bien que les occupants mangent ! On a collecté de la nourriture auprès des réseaux agricoles, des caisses de courgettes, de choux rouges, de concombres. Un copain paysan-boulanger fournissait les invendus de son marché, un autre, maraîcher, ses excédents. Chacun donne en fonction de ses moyens.

C’est drôle comment ces moments de solidarité nous ramènent à notre rôle premier. Les paysans existent pour faire à manger, pas pour vendre. Beaucoup de personnes que les occupants n’imaginent même pas sont derrière eux. Ils ne peuvent pas se déplacer sur le terrain mais ils nourrissent la lutte.

Nous, les paysans, on n’abandonnera pas ce combat. Quand on commence un travail, on le finit. Tu ne fauches pas ton champ sans ensuite le faner et stocker le foin. Ça ne veut pas dire que tu auras forcément un gain au bout, mais tu le fais par respect pour la nature.

Pendant ces trois semaines d’occupation, grâce aux fêtes, aux banquets, on a planté des graines, on a ancré la résistance. Mais nous ne pouvons pas forcer les saisons. Il faudra être patient, on récoltera ce que l’on a semé dans les prochains mois. La lutte contre Cigéo va s’inscrire dans la durée. »


Jean-Pierre : « Les paysans sont les premières cibles de la répression »

Jean-Pierre et Romain (à l’arrière-plan), à Notre-Dame-des-Landes, lors du rassemblement des 9 et 10 juillet qui a accueilli les opposants à la poubelle nucléaire.

« Je suis né à Cirfontaine, à dix kilomètres de Bure. Mes parents étaient éleveurs, 730 traites et 365 jours par an. Je suis devenu céréalier à cause de la conjoncture, même si l’élevage me manque. Les trains qui transporteront les déchets nucléaires passeront à quelques centaines de mètres de la ferme familiale.

Ici, l’Andra agit comme un rouleau compresseur. Elle a accentué la désertification du territoire. Pour l’agence, c’est plus facile de négocier avec dix personnes qu’avec cent. Elle favorise les restructurations et les agrandissements. Son but est de nettoyer et pacifier le terrain avec des échanges à l’amiable pour éviter les procédures longues d’expropriation, comme à Notre-Dame-des-Landes. Elle favorise les grands exploitants.

En 2012, ils ont voulu amputer ma ferme. J’étais en location. Ils ont proposé d’acheter la terre au propriétaire, j’ai eu 60 jours pour purger mon droit de préemption : soit je perdais la moitié de ma surface, 70 hectares, soit je la rachetais, mais à la valeur fixé par l’Andra. Le double du prix du marché.

Dans la région, avant leur politique d’acquisition, le prix tournait autour de 2.500 euros l’hectare. Maintenant, il dépasse les 5.000 euros. Certains en ont profité, et sont partis.

J’ai décidé de garder ma ferme. Je voulais rester maître de la situation, ne pas casser mon outil de travail. Mais ça a été dur. Ces affaires minent le moral, affectent ton intimité. Je suis divorcé depuis 2014.

Je n’ai plus grand-chose à perdre. Je suis complètement solidaire de l’occupation du bois Lejuc. J’ai apporté ma bétaillère et garé mon tracteur à la lisière pour bloquer l’accès de la forêt. Après l’expulsion, jeudi 7 juillet, mon matériel a été saisi par le tribunal de grande instance de Bar-le-Duc. Les paysans sont les premières cibles de la répression. En tant qu’habitant, je suis facilement identifiable et suis susceptible de poursuites. Mais j’assume cette situation. Je dis tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Je vais prendre mon bâton de pèlerin pour porter cette parole auprès des agriculteurs. »

Une bétaillère contrôlée par les gendarmes, près du bois Lejuc.
  • Propos recueillis par Gaspard d’Allens
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