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Attentat de Nice: «Quand la politique n’est pas lisible, cela introduit le chaos»

Comment résister à la panique, quand le terrorisme frappe n’importe où, n’importe comment, n’importe quand ? Comment continuer à faire société quand les attentats en série poussent au repli sur soi, à la haine de l’autre, à rogner les valeurs démocratiques ? Entretien.

Rencontre - Journaliste au service Forum Temps de lecture: 8 min

La « résilience », cette capacité pour un corps, un organisme, une organisation ou un système de retrouver ses propriétés initiales après une altération. On connaît le concept au niveau individuel – moi face aux traumatismes de la vie – popularisé par le psychologue français Boris Cyrulnik. Mais qu’en est-il à l’échelle collective ? Le politologue belge Joseph Henrotin est chargé de recherches au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (CAPRI, Paris) et à l’Institut de stratégie et des conflits (ISC, Paris). Il est spécialiste de la question de la résilience face au terrorisme (il a notamment rédigé le numéro du trimestriel Histoire et Stratégie de décembre 2014 – février 2015 intitulé « Résilience ou comment combattre le terrorisme » qui se trouve en accès libre via ce lien).

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Résilience face au terrorisme. De quoi parle-t-on ?

La résilience sociétale est la manière dont les groupes humains – la famille, la Nation… – réagissent à des agressions de manière à ne pas voir altérées leurs valeurs fondamentales. Cette résilience sociétale doit pouvoir amener à la résilience politique. Parce qu’on est attaqué, on ne va pas radicalement, d’un coup, changer nos valeurs, on ne va pas se retirer d’une zone en conflit.

Un exemple ?

Les Britanniques pendant la Seconde guerre mondiale. On a loué leur flegme pendant les bombardements allemands, malgré les milliers de morts et les destructions. En 1917, Londres avait subi ses premières attaques aériennes, via des zeppelins. Les pertes humaines furent beaucoup moindres mais la panique a été énorme. Que s’est-il passé entre-temps ? Dans l’entre-deux-guerres, la presse anglaise traite largement les questions militaires et l’opinion publique est convaincue que le conflit suivant sera aérien et chimique. Des opérations de protection civile sont mises en place, avec des livrets envoyés à la population pour expliquer comment se protéger d’une attaque chimique ou aérienne. Il s’agit d’un exemple d’information pertinente de la population, sans nuire à la presse, qui permet d’obtenir des effets sociétaux. Autre exemple : celui de l’Espagne, en 2004. Le parti conservateur d’Aznar, au pouvoir, voulait maintenir des troupes en Irak. Les socialistes voulaient en sortir. Les conservateurs ont commis une erreur grossière, juste avant le scrutin, celle d’attribuer l’attentat qui venait de survenir à l’ETA. Résultat des courses, ils ont été sanctionnés et ont perdu le pouvoir. Si le peuple espagnol a été très résilient, en ne s’en prenant pas aux personnes musulmanes après les attentats, le monde politique s’est montré finalement faible, en retirant le contingent espagnol d’Irak. Cela signifie qu’en plus d’avoir réussi à frapper l’Espagne en son sein, les terroristes ont réussi à obtenir un effet stratégique.

Que peut-on dire de la réaction des populations française et belge face aux attentats ?

On a peu de recul. Un certain nombre d’indicateurs, comme l’activité économique, la présence au travail, la vente d’anxiolytiques… indiquent que la France résiste plutôt bien. Cependant, les actes contre des lieux ou des personnes de la communauté musulmane ont tendance à augmenter. Par contre, au niveau politique, en France comme en Belgique, il y a très peu de résilience. On est face à des phénomènes de panique politique. Exemple : les militaires en rue. Ils ne sont pas équipés pour cela, leurs armes ne sont pas assez maniables, ils ne peuvent pas intervenir sans qu’un policier soit présent. Le rôle de l’armée n’est pas d’être la police. En Belgique, on a refait une gendarmerie avec l’armée. Exemple éclatant : la grève des prisons. Sauf qu’elle n’a pas les attributs juridiques pour le faire. On a agi en urgence. C’est spectaculaire, visible. Mais cela met les soldats sur les genoux. Quand le général Deconinck dit dans Le Soir qu’il n’est plus capable de générer une réserve de deux compagnies, c’est incroyable. On sacrifie des capacités qui se préservent dans le long terme pour faire du spectaculaire, du court terme. C’est un manque de résilience politique. Idem avec l’état d’urgence en France, censé interdire les manifestations, mais on en autorise certaines quand même. Pour le citoyen, c’est perturbant.

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Cette cacophonie politique altère-t-elle la capacité de résilience de la société ?

Exactement. Quand la politique n’est pas lisible par les gens, cela introduit le chaos, les ferments de la décohésion. Plus les gens s’interrogent sur la pertinence des réponses du monde politique, plus le lien entre l’Etat et la Nation se distend. C’est évidemment un effet recherché par les terroristes. On est sur une mauvaise voie. Or, on ne sait pas trop ce qui nous tombe dessus et cela risque de durer longtemps. On est face à une vraie idéologie. Couper une de ses branches n’empêchera pas une autre de repousser.

Quelle est la responsabilité des médias, au sens large puisqu’un simple particulier est désormais producteur de contenus et peut diffuser les images de la terreur, dans ce processus de résilience ?

Les médias démultiplient l’acte terroriste. C’est comme s’il était reproduit × millions de fois dans chaque foyer. Mais il ne s’agit pas non plus de casser les codes de la vie démocratique : la liberté de la presse est l’une des valeurs pour lesquelles on est censé se battre. Il faut pouvoir retourner le pouvoir démultiplicateur des médias contre l’adversaire. Un des facteurs-clés de la résilience, c’est l’information appropriée en qualité et en quantité. Cela veut dire donner du sens. Montrer des images avec des gens qui courent et crient et du sang partout, c’est tout le contraire. Il faut de l’analyse, par des experts que les gens reconnaissent comme légitimes. Cela nous ramène à la résilience politique.

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Quand c’est le procureur de Paris, François Molins ou des gens du GIGN ou de la police, qui parlent, c’est bien géré. Les citoyens leur font confiance, les enquêtes d’opinion le montrent. Il s’agit de matières très techniques. Il faut laisser la parole aux professionnels. A l’inverse, Charles Michel et le gouvernement belge ont montré ce qu’il ne fallait pas faire depuis décembre (au moment du lockdown, NDLR).

Qu’est-ce qui ne va pas ?

Les informations données deviennent contre-productives. Parce que la confiance que les gens font aux politiques est extrêmement faible. Travailler sur les questions de sécurité, c’est un métier. Charles Michel est juriste. Il est normal qu’il ne s’y connaisse pas, comme il ne pourrait pas vous parler de chirurgie neuronale. Il faut laisser expliquer la situation par les responsables des services de sécurité, l’Ocam par exemple. Les politiques pensent que pour être efficace il faut être visible. C’est leur logiciel : pour être réélu, il faut être vu. Mais les gens ne sont pas dupes : les militaires sont dans la rue et ça n’empêche pas les attentats, on l’a vu à Zaventem.

Que faire d’autre ?

Avoir le courage politique de reconnaître que ces dispositifs (état d’urgence, militaires dans les rues) sont une erreur et revenir en arrière. Puis travailler calmement, sereinement : de quoi les services de sécurité ont-ils besoin pour être plus efficaces ? Arrêtons de courir dans tous les sens, de s’épuiser.

Aujourd’hui, cela peut se produire n’importe quand, n’importe où…

Effectivement. Il n’y aura donc pas d’autre option que de jouer la carte de la résilience. On ne va pas s’arrêter de respirer quand même !

C’est tout le débat autour du maintien ou non des rassemblements comme le 21 juillet.

L’annuler ? Autant hisser directement le drapeau noir de Daesh au-dessus du Palais royal. L’art de la guerre, chez Clausewitz, n’a qu’un seul objectif : soumettre la volonté adverse. Tant que mon adversaire n’a pas reconnu sa défaite, il est susceptible de me tomber sur le râble. Cela dit, est-on en guerre ? Quand c’est le cas, on ne réduit pas depuis 15 ans les budgets de sécurité, défense et renseignement. Le coût de la sécurité de la Belgique en 2013 (Justice, police et armée), c’étaient 8 milliards d’euros sur un budget de dépenses publiques de 205 milliards. Il ne faut pas s’attendre à des miracles. On ne peut pas dire que la Belgique soit très forte pour la sécurité de manière générale.

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Nos démocraties n’ont plus connu la guerre depuis longtemps. Dès lors, nos sociétés sont-elles plus impressionnables, moins résilientes ?

L’histoire répond à la question de savoir si les démocraties sont plus faibles dans les guerres. Quand on regarde les 200 dernières années, des proto-démocraties à aujourd’hui : ce ne sont pas les nazis qui ont gagné, ni l’Empire japonais, ni les Soviétiques de Staline, et les Chinois abandonnent le tout autoritaire parce qu’ils sentent bien que s’ils ne lâchent pas la bride, ils vont vivre des Tien-Anmen à répétition. Il faut avant tout savoir pourquoi on se bat. Si vous interrogez les responsables de nos services de sécurité, ils se battent pour la démocratie. Si vous leur enlevez ça… On ne peut pas combattre au nom de valeurs qui n’existent plus. La démocratie est le levier de mobilisation. Mais la démocratie permet aussi la surenchère sécuritaire.

On le voit en France avec le FN…

L’état d’urgence en témoigne. On va vers des dérives. Cela sépare davantage encore le niveau politique des citoyens. Le job du politique est de rassembler l’Etat et la Nation, pas de les séparer.

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1 Commentaire

  • Posté par Alain Monsieur, mardi 19 juillet 2016, 10:37

    La sécurité est devenue un enjeu politique majeur, il y a des morts "tous les jours". Les politiques ne peuvent pas faire autrement que de monter au créneau. Churchill est devenu premier ministre en 40 pour combattre Hitler. Nos dirigeants européens sont maintenant élus pour - aussi - combattre l'Etat Islamique (entre-autres). Alors bien sûr, l'EI est malheureusement devenu l'interlocuteur de Charles Michel (entre-autres).

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