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TURQUIE

Comment Erdogan a mis au pas l’armée turque

Puissante, l’armée turque a longtemps été considérée comme la gardienne des valeurs de la République. Mais depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, en 2003, ses prérogatives n’ont cessé de se réduire et son aura de s’estomper. Analyse.

Le président Erdogan serre la main du chef d'état-major Hulusi Akar, le 19 mai 2016.
Le président Erdogan serre la main du chef d'état-major Hulusi Akar, le 19 mai 2016. Kayhan Ozer, AFP
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Vendredi 15 juillet 2016, peu avant minuit, l’armée turque annonce avoir pris le pouvoir. Un communiqué des "forces armées" proclame la loi martiale et un couvre-feu dans tout le pays. Des chars se déploient à Istanbul et dans la capitale Ankara. Des combats éclatent entre troupes putschistes et loyalistes. Après plusieurs heures de confusion, un démenti tombe. Le gouvernement du président islamo-conservateur Recep tayyip Erdogan déclare avoir repris le contrôle de la situation et mis en échec la tentative de putsch. En une nuit, au moins 260 militaires ont été tués.

Samedi matin, le général Ümit Dündar, chef de l'armée turque par intérim, déclare que le "coup d’État a été avorté grâce à une solidarité totale entre le commandant en chef et le président, notre Premier ministre et les forces armées turques". Une "solidarité totale"… Le choix des mots déconcerte lorsque l’on connaît l’inimitié qui liait, au début des années 2000, le corps armé à Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre. "Les militaires sont, par tradition, très attachés à la laïcité. Ils n’ont jamais eu confiance en ce conservateur religieux", explique Samim Akgönül, spécialiste de la Turquie et maître de conférences à l'Université Marc Bloch de Strasbourg, joint par France 24.

"L’armée n’a jamais laissé un gouvernement contrôler totalement le pouvoir"

La défiance remonte à 2003. À cette époque, les militaires n’ont surtout pas vu d’un très bon œil l’arrivée triomphale de l’AKP, son parti politique, sur la scène politique et religieuse du pays. Il faut dire que la situation est assez inédite pour eux. "Depuis 1923 [date de l’instauration de la République], l’armée a été la principale force politique du pays", précise Samim Akgönül. "Même à l’ouverture du multipartisme dans les années 1950, elle n’a jamais laissé un gouvernement civil contrôler totalement le pouvoir. Elle surveillait la sphère religieuse. Elle a toujours eu un droit de regard". Et ce droit de regard, Erdogan va s’appliquer à le supprimer.

>> À lire sur France 24 : Erdogan veut éradiquer le "cancer putschiste"

En 14 ans de pouvoir, au gré des réformes et des purges, l’AKP aura réussi à saper considérablement l’influence de l’armée. "Une armée qui n’a jamais été vraiment comme les autres, précise Samim Akgönül. Une armée qui a toujours été considérée comme la garante de l’intégrité du territoire mais surtout comme la garante de la Constitution, héritage de Mustafa Kémal Ataturk". Depuis la mort du fondateur de la Turquie moderne, en 1938, elle n’a jamais dérogé à l’idéologie kémaliste : laïcité, étatisme, républicanisme. Par trois fois, elle a délogé du pouvoir des gouvernements qui menaçaient "l’unité de l’État et de la nation" en 1960, 1971, 1980. Le 15 juillet 2016, les putschistes ont d’ailleurs justifié leur "prise de pouvoir totale dans le pays" par la nécessité "d'assurer et de restaurer l'ordre constitutionnel, la démocratie, les droits de l'Homme et les libertés et laisser la loi suprême du pays prévaloir."

Alors comment une armée politique, puissante et respectée, s’est-elle laissée museler par l’AKP, ce parti qui n’a cessé de donner une orientation de plus en plus religieuse au pays ? "Cela s’est fait par étape successive", explique Jean Marcou, spécialiste de la Turquie et professeur à Science-Po Grenoble, contacté par France 24. "La véritable fracture remonte aux années 2010-2011, explique-t-il. Avant cette époque butoir, l’armée était encore un acteur politique incontournable en Turquie, après, on n’a plus jamais entendu parler des états-majors."

Les purges des officiers

Entre les deux, Erdogan a joué les stratèges, mis en place un système de marchandage, donnant-donnant. Il sait qu’il doit marcher sur des œufs. C’est le temps de "l’alliance de raison", selon les mots de Jean Marcou. "Il a réduit le rôle direct de l’armée dans l’ensemble du corps étatique : universités, justice… Et dans le même temps, il a augmenté leur budget armement, augmenté leur salaire", précise Samim Akgönül. Il a aussi laissé l’armée réprimer à sa guise les séparatistes kurdes du PKK, un ennemi commun. "Ceux qui ne respectaient cet accord implicite ont été écartés." Peu à peu, il place donc ses hommes. C’est dans cette logique qu’il nommera en 2013, Necdet Özel comme nouveau chef d'état-major. L’homme n’est pas un nationaliste laïque mais "un général qui prie".

De nombreux procès, devenus célèbres, finiront de faire le ménage : le procès "Ergenekon", en 2007, "Balyoz", en 2012. À chaque fois, des centaines de colonels et d’officiers sont mis à pied, emprisonnés. Des "gülenistes", partisans de son ennemi juré le prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux États-Unis, et des "kemalistes" finiront derrière les barreaux. Ankara reproduit le même procédé aujourd’hui : plusieurs milliers de militaires et de juges ont été placés en garde à vue depuis l'échec du putsch, dont 118 généraux et amiraux, indique l'agence de presse Anadolu. Erdogan resserre l’étau : une armée traumatisée est une armée domestiquée.

>> À relire sur France 24 : "Turquie : la confrérie Gülen, entre secte et franc-maçonnerie"

En parallèle, l’homme fort d’Ankara fait tout pour endosser le costume de chef de l’armée, une manière d’asseoir complètement son pouvoir. Il prend place au Conseil militaire suprême "habituellement piloté par les chefs militaires", précise Jean Marcou. En 2010, il s’immisce dans "leur cuisine interne", pose sur les photos aux côtés des états-majors… "C’est la première fois qu’un homme politique intervient ostensiblement dans le pré-carré de l’armée."

Popularité fissurée

L’affaiblissement de l’armée ne peut pourtant s’expliquer par la seule volonté d’Erdogan. "Les militaires ont d’autres chats à fouetter, ils ne peuvent se concentrer sur la seule sphère politique. Ils sont engagés contre les jihadistes du groupe État islamique, ils luttent en même temps contre les kurdes du PKK", précise Samim Akgönül. Ils ont aussi fort à faire pour garder leur légitimité aux yeux du peuple turc. "Si le président turc a su décapiter l’élite militaire, il a surtout profité d’un grand soutien populaire au détriment de l’armée", ajoute l’expert.

>> À lire sur France 24 : Vives inquiétudes face à la menace d’Erdogan de rétablir la peine de mort en Turquie

"Depuis une dizaine d’années, la population civile n’accepte plus de vivre sous une junte militaire directe ou indirecte", explique Samim Akgönül. Preuve en est, selon le spécialiste, l’absence de soutien aux putschistes, le 15 juillet. La popularité légendaire de l’armée s’est fissurée. "Il n’y a eu ni appui de la société civile, ni des universitaires." Pis, les militaires ont même été lâchés par l’opposition qui s’est désolidarisée en masse en dénonçant un coup de force. À l’inverse, de nombreux supporters du président Erdogan sont descendus dans les rues pour soutenir le premier président élu au suffrage universel direct.

"En politique, le mot ‘définitif’ n’existe pas. Peut-être qu’un jour l’armée turque retrouvera son rôle d’antan, conclut Samim Akgönül. En attendant, si l’armée conserve aujourd’hui une autonomie relative, elle est tombée pour un long moment sous la coupe de l’AKP." Une conclusion partagée par son confrère Jean Marcou : "L’armée n’a plus de rôle politique prépondérant aujourd’hui. Elle a été cantonnée à son rôle traditionnel de défense du territoire. De la ‘Grande Bavarde’, comme beaucoup d’experts la surnommait, elle est devenue la ‘Grande Muette’, comme beaucoup d’autres armées".

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