Le Moyen Age marque l'entrée de l'Eglise et de sa morale au sein des couples. Illustration: "Mon seul désir", l'un des six tentures qui composent la tapisserie de la Dame à la Licorne.

Le Moyen Age marque l'entrée de l'Eglise et de sa morale au sein des couples. Illustration: "Mon seul désir", l'un des six tentures qui composent la tapisserie de la Dame à la Licorne.

Manuel Cohen/AFP

Jacques Le Goff faisait de l'histoire goulûment, "comme un ogre qui sait renifler la chair humaine", lui avaient dit gentiment ses collègues. L'appétit lui est venu à 12 ans, en lisant "Ivanhoé". Héritier de l'école des Annales, artisan de la "nouvelle histoire", celle qui s'intéresse à la vie quotidienne et aux mentalités, partisan de l'étude de la longue durée, Jacques Le Goff a redonné sa noblesse au Moyen Age, que ses prédécesseurs considéraient comme une période noire, une obscure parenthèse de l'Histoire.

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Pour lui, ce fut au contraire le creuset de notre société moderne, un bouillonnement de vie. Il le dit dans cette somme magistrale qui réunit plusieurs de ses ouvrages. C'est avec la même chaleur qu'il se pencha pour L'Express, au début des années 2000, sur un autre Moyen Age, amoureux celui-ci.

Des moeurs du Moyen Age on retient deux images: celle d'un monde féodal, brutal, viril, conquérant, dans lequel les femmes sont des proies. Et celle de l'amour courtois, du mignon troubadour courbé devant sa gente dame qu'il idéalise mais ne touche pas. Deux clichés apparemment contradictoires...

Jacques Le Goff: Ils ne le sont pas. La violence guerrière de la féodalité médiévale cohabite très bien avec, dans la littérature, l'exaltation de la féminité, de la chasteté et de la passion propre à l'amour courtois. On trouverait d'ailleurs une dichotomie similaire dans la civilisation japonaise au temps des samouraïs. Mais l'histoire du Moyen Age, et particulièrement l'amour courtois, a été l'objet de nombreuses déformations et de nombreux mythes, inventés notamment par les romantiques.

Avec Georges Duby, grand médiéviste, nous nous posions souvent cette question: l'amour courtois a-t-il vraiment existé? Ou n'a-t-il été qu'un fantasme? L'historien catholique Henri Irénée Marrou (qui écrivait sous le pseudonyme de "Davenson") s'était interrogé en une formulation plus brutale: les troubadours couchaient-ils?

La question a le mérite d'être claire. Et la réponse?

La documentation dont nous disposons sur l'amour au Moyen Age, essentiellement littéraire et iconographique, ne nous permet pas de trancher sur ce point. Les seuls, peut-être, à s'être approchés de l'amour courtois furent Héloïse et Abélard. Après avoir beaucoup varié, je pense aujourd'hui que leur correspondance a été un peu modifiée, mais qu'elle est authentique.

Parce qu'ils avaient connu une passion secrète hors du mariage, Abélard fut châtré, Héloïse cloîtrée...

Oui, mais ces deux-là sont des cas uniques. Ils deviendront d'ailleurs plus tard des symboles: dans le Roman de la Rose, ils figurent en bonne place parmi les miniatures d'amoureux. S'il a imprégné légèrement les moeurs des classes supérieures (car les fantasmes d'une époque influencent toujours la réalité), l'idéal courtois ne les a pas bouleversées en profondeur. Pour moi, il était essentiellement littéraire et se cantonnait dans l'imaginaire, tout comme les fabliaux, ces récits crus qui parlent de la fantasmagorie paysanne. Ce que nous savons des moeurs de cette époque-là est en effet assez différent et ne va guère dans le sens d'une pratique "courtoise" entre hommes et femmes.

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Essayons donc de comprendre ce qui se passait entre eux. Après la chute de l'Empire romain viennent les Barbares - Francs, Wisigoths, Ostrogoths - qui ne sont pas vraiment des tendres. En se convertissant au christianisme, adhèrent-ils à cette nouvelle morale puritaine dont nous parlait la semaine dernière Paul Veyne?

La christianisation des moeurs fut très lente. Dans les premiers temps, à l'époque mérovingienne, la polygamie, qui n'existait presque plus à Rome, était encore pratiquée par l'aristocratie barbare. Jusqu'au père de Saint Louis, Louis VIII (monté sur le trône en 1223), les rois francs sont restés polygames! Nombre de scandales eurent lieu à ce propos autour de Lothaire ou de Robert le Pieux vers l'an 1000. Pour les nobles, le mariage était "de convenance", c'est-à-dire réglé par le roi, premier des marieurs - qui gardait son emprise sur la noblesse en lui prodiguant des faveurs, terres et dots - et, à l'intérieur de la famille, par les anciens. Le mariage était un contrat civil, passé devant un notaire et limité à l'Europe méridionale.

A partir du XIIe siècle, l'Eglise va étendre petit à petit son pouvoir sur le mariage: elle l'institue en sacrement (mais il ne le deviendra vraiment qu'au XVe siècle, quand on le célébrera à l'intérieur d'une église, et non plus devant) et elle impose son modèle: l'indissolubilité des liens et la monogamie. Ce faisant, elle donne plus de libertés aux époux qu'ils n'en avaient jusque-là.

Plus de libertés!

Mais oui! N'oublions pas combien la morale antique était oppressive, comme l'a décrit justement Paul Veyne. Cette fois, le mariage chrétien réclame le consentement de chacun des époux, ce qui n'était pas le cas auparavant. Non seulement celui du mari, qui peut s'opposer au pouvoir du monarque ou de sa famille, mais celui de la femme. Ce n'est pas rien! Ne soyons pas naïfs: beaucoup de mariés ne profitaient pas de cette libéralité parce que le poids sociologique continuait à se manifester. Toutefois, on connaît plusieurs exemples de procès devant les tribunaux ecclésiastiques où les mariés réclamaient cette liberté de choix qui leur était refusée.

Consentement mutuel, peut-être... Mais, revers de la médaille, l'Eglise s'insinue dans l'intimité du couple marié.

Nous avions remarqué, Michel Foucault et moi, combien l'année 1215 a profondément marqué la psychologie et la culture de l'Occident. Cette année-là, on décrète l'obligation pour tous les chrétiens, des deux sexes, à partir de 14 ans, de se confesser au moins une fois l'an, ce qui va aboutir à la communion pascale et à l'examen de conscience, base de notre introspection et de la psychanalyse (mais le confessionnal ne sera inventé qu'au XVIe siècle et se généralisera au XVIIe). C'est aussi en 1215 que le quatrième concile du Latran, réunissant les évêques chrétiens romains sous l'autorité du pape, rend obligatoire la publication de bans, un mois avant le mariage.

L'adultère pour compenser le mariage indissoluble

Quiconque, s'il a une bonne raison de le faire, peut s'opposer à un mariage. Le but est d'empêcher la consanguinité (jusqu'à la quatrième génération). Pour l'Eglise, c'est un moyen de contrôle. Mais en même temps, la publication des bans donne aux futurs mariés, et parfois même à ceux qui sont déjà mariés, la possibilité de faire annuler le mariage. C'est donc pour eux une occasion de conquérir une certaine indépendance.

Mais le mariage est indissoluble. Pas de divorce, contrairement aux Romains...

C'est vrai. Alors, on se réfugie dans l'adultère. C'est précisément ce que reflète la littérature courtoise qui fleurit à ce moment-là. De quoi parle-t-elle en réalité? De jeunes chevaliers qui font tout pour s'emparer de la femme d'un autre. Dans cette conception, l'hyménée se développe toujours hors mariage et dans l'adultère. Tristan et Iseut, c'est l'adultère! Guenièvre et Lancelot, c'est l'adultère! L'amour courtois, c'est l'adultère!

On en comprend mieux le sens désormais. Le seigneur parti guerroyer, c'est le mari trompé!

Ce n'est pas si simple. L'un des principaux chroniqueurs du XIIe siècle, Foucher de Chartres, le dit clairement: parmi les motivations qui poussaient les chevaliers à la croisade, il y avait la recherche de femmes. D'autant plus que, à ce moment-là, la forte croissance démographique produit, dans la couche noble, nombre de jeunes hommes sans femmes. Parmi celles qui suivaient les croisés, il y avait des prostituées, mais parfois des épouses. Aliénor d'Aquitaine, qui était une vraie garce uniquement préoccupée par le pouvoir et le sexe, en a d'ailleurs profité pour tromper son mari Louis VII.

Quant à Saint Louis, il ne fut pas un mari idéal: quand sa femme Marguerite de Provence a accouché, en plein désastre de sa première croisade après avoir mené d'habiles négociations pour le libérer, il ne s'est même pas donné la peine d'aller lui rendre visite. Joinville, son chroniqueur et son admirateur, en fut lui-même indigné.

Photo d'archives de l'historien français Jacques Le Goff

Jacques Le Goff, célèbre médiéviste décédé le 1er avril 2014, s'était plongé pour L'Express, au début des années 2000, dans le Moyen Age amoureux.

© / afp.com/Jacques Sassier

En même temps, dans ce climat plutôt hypocrite, se développe l'idée de virginité.

Le prestige des vierges avait déjà été exalté par le paganisme romain. Les chrétiens reprennent et promeuvent cette idée. Le culte de la Vierge Marie s'impose à partir du XIIe siècle. La Vierge se place au-dessus de tous les saints (qui, au cours du Moyen Age, se spécialisent), elle est médiatrice de sagesse et de salut. La mère, celle qui donne la vie, en acquiert du prestige, d'autant que, la mortalité infantile diminuant grâce aux progrès de l'alimentation et de l'hygiène, elle met au monde des enfants qui deviennent adultes.

Mais la virginité, c'est aussi la chasteté. La sexualité est de plus en plus sévèrement condamnée.

L'Eglise ajoute en effet un motif nouveau à la morale précédente: l'exigence de pureté (saint Paul recommande de vivre comme s'il n'y avait plus de femmes, et certains extrémistes vont jusqu'à se châtrer!). C'est la grande nouveauté: la chair est un péché! Plus encore: le péché originel est acte de chair. L'humanité a été engendrée dans la faute qui caractérise tout accouplement. C'est, pour moi, l'aspect le plus négatif du christianisme. La sexualité devient alors luxure, concupiscence, fornication, ce que condamne le sixième commandement ("Tu ne forniqueras point").

Le haut Moyen Age avait repris les interdits de l'Ancien Testament (inceste, nudité, homosexualité, sodomie, coït pendant les règles), l'Ecclésiaste était déjà antiféministe ("C'est par la femme que le péché a commencé"). Désormais, le corps est diabolisé, assimilé à un lieu de débauche. Il perd sa dignité. Des maladies comme la peste viennent, dit-on, d'une sexualité coupable, fût-elle pratiquée au sein du mariage (la fornication ressort à la surface du corps).

Même dans le mariage!

Oui. Le mariage est la plus grande victime de cette morale antisexualité. On rédige des listes d'interdits, où la condamnation de la chair est omniprésente, et que les couples mariés doivent respecter dans leurs pratiques sexuelles. Certes, il est probable qu'ils ne les suivaient pas à la lettre. Mais la sexualité reste malgré tout coupable, et le plaisir, blâmable. "La conception ne se fait pas sans péché", écrit le théologien Hugues de Saint-Victor, au début du XIIe siècle.

Pas de résistances à une telle inhibition?

Il y a quelques sursauts. Au XIIIe siècle, Thomas d'Aquin ose dire qu'entre époux, dans certaines limites, le plaisir dans l'acte sexuel est licite. Il y avait certainement une énorme pression des laïques à ce sujet. Et puis, face à cette oppression morale, la société médiévale réagit par le rire, la comédie, la dérision... Au XIVe siècle, Boccace apparaît comme un véritable antidote. Le rire, c'est la soupape, un moyen de faire baisser la pression sous le couvercle de l'Eglise.

Dans la Bible, le fameux Cantique des cantiques fait pourtant l'éloge de l'amour et de la passion.

Il loue en effet l'amour conjugal, la fièvre amoureuse et même l'érotisme! Au XIIe siècle, c'est d'ailleurs le livre de l'Ancien Testament qui a le plus de succès (au XIe, c'était l'Apocalypse). Bien sûr, cela inquiète l'Eglise. Alors, pour mettre fin aux propos jugés dangereux et blasphématoires de ce beau texte, des théologiens orthodoxes vont trouver une parade en lui donnant une interprétation allégorique: la "bien-aimée" dont il est question dans Le Cantique des cantiques, prétendent-ils, c'est? L'Eglise! L'amour doit uniquement aller vers Dieu.

La condamnation de la chair s'étend à celle du corps.

Oui, c'est encore un chapitre contradictoire. Dans la société médiévale, la tension entre la glorification du corps et son humiliation est extrême. D'une part, le pape Grégoire le Grand déclare: "Le corps est l'abominable vêtement de l'âme." D'autre part, les corps doivent ressusciter à la fin des temps, Adam et Eve sont souvent représentés nus. Le corps oscille donc entre la déchéance et la gloire. Un certain nombre de clercs ont senti cette contradiction et y ont fait des allusions dans des sermons. Elle subsiste d'ailleurs encore dans le rituel de nos funérailles: le défilé des fidèles va encenser le corps que l'on va ensuite mettre sous terre, où il est la proie des vers.

Vers le XIIe siècle, il y a une autre nouveauté: l'invention du purgatoire. Est-ce une occasion pour la sexualité de se racheter?

L'irruption du purgatoire dans les croyances chrétiennes au Moyen Age est aussi importante que l'abolition de la peine de mort dans le monde actuel. Il est fait pour sauver de l'enfer (auquel on croyait vraiment). Parmi les rescapés que le purgatoire peut sauver, il y a les usuriers et, en effet... les fornicateurs. On connaît l'anecdote de cette moniale qui avait fait l'amour avec un moine et en avait eu un enfant. Elle apparaît à sa famille quelque temps après sa mort et se plaint: "Pourquoi ne priez-vous pas pour moi, pour me sortir du purgatoire?" La famille répond, stupéfaite: "Jamais nous n'aurions pensé que tu puisses être ailleurs qu'en enfer!" Le purgatoire sauve, entre autres choses, la sexualité. Mais pas les pratiques illicites, toujours punies de l'enfer.

Vous semblez partagé en analysant ces amours médiévales. S'il y a quelques nouvelles libertés, le couvercle de la morale est plutôt pesant, non?

Je suis en effet partagé. Mais en histoire, il nous faut admettre que des choses contradictoires peuvent cohabiter. L'amour au Moyen Age a produit des libertés et des oppressions. Et la sexualité n'est pas l'un des domaines les plus tolérants ni les plus éclairés de ce temps-là. Quand on réfléchit comme moi dans la longue durée et que l'on est plutôt optimiste, on a tendance à privilégier les avancées. Par exemple, le modèle littéraire de l'amour courtois se retrouve encore de nos jours dans la courtoisie qu'il est d'usage d'exercer à l'égard des femmes. Mais c'est vrai, cette morale chrétienne d'origine monastique, qui réprime la sexualité, est très lourde. Elle va perdurer pendant de longs siècles et pèse encore sur nos mentalités. En ce sens, nous sommes tous nés du Moyen Age. Pour le pire comme pour le meilleur.

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>> Extrait du Grand Format numéro 18, L'amour au fil des siècles, juillet-août-septembre 2016, en kiosque actuellement, 6,90 euros.

Une du hors-série "L'amour au fil des siècles"

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