Mémoire

Les neurones de la madeleine de Proust

Les odeurs ont un pouvoir unique pour nous faire revivre des souvenirs chargés d'émotions. Sans doute parce que l'odorat et la mémoire sont étroitement connectés dans le cerveau... au point que le déclin de l'un semble annoncer celui de l'autre.

CERVEAU & PSYCHO N° 80
Article réservé aux abonnés numériques

Pour ne rien manquer de Cerveau & Psycho, inscrivez-vous à nos newsletters (gratuites)

Il y a dix ans, Molly Birnbaum effectuait son footing matinal quand une voiture l'a heurtée. Bassin brisé, crâne fracturé, genou réduit en miettes… Pourtant, aucune de ces blessures ne l'a autant affectée qu'une autre séquelle de l'accident, moins visible : la perte de son odorat. Alors âgée de 23 ans, Molly suivait une formation de chef cuisinier. Ce handicap a tué sa carrière dans l'œuf. Il a aussi provoqué un autre bouleversement, peut-être plus fondamental encore : « J'ai eu l'impression d'avoir perdu une dimension de ma mémoire. » Ses souvenirs lui paraissaient plus ternes, moins vivants. D'où son inquiétude : « Si je n'étais plus jamais capable de percevoir les odeurs, cette dimension de mon passé allait-elle s'effacer définitivement ? »

Comment la perte d'un sens peut-elle à ce point bouleverser la mémoire ? Tout simplement parce que ce sens, l'odorat, a des liens multiples et privilégiés avec elle. Les recherches récentes ont en effet confirmé ce qu'on soupçonnait depuis longtemps : les souvenirs associés à des odeurs ont une force particulière et véhiculent tout un cortège d'émotions. Là où ceux liés à d'autres modalités sensorielles sont souvent extraits péniblement de notre mémoire, fragment par fragment, l'effet d'une odeur est immédiat. Le parfum de la pluie nous ramène par exemple aux jours où nous courions sous l'averse en rentrant de l'école. Pour Molly, l'odeur de la sauce épicée évoquait les soirs où elle regardait James Bond à la télévision avec son père, en trempant des chips dans un bol de cette sauce. Quand elle a perdu son sens de l'odorat, cette scène lointaine n'a pas disparu de sa mémoire, mais elle ne lui revenait plus aussi facilement à l'esprit.

Ce sens peut aussi s'affaiblir même sans qu'un accident ne l'ait endommagé. Et c'est parfois un signe – voire une cause – de déclin cognitif. Les chercheurs envisagent alors des thérapies fondées sur un entraînement de l'odorat, pour éviter que les facultés mentales ne déclinent.

Dès le ive siècle avant notre ère, Aristote notait que les odeurs ont des liens particuliers avec la mémoire dans son traité De la sensation et des sensibles. Depuis, on suppose que les souvenirs qui y sont associés sont plus intimes et immédiats que les autres. Les recherches scientifiques confirment ce pouvoir évocateur des odeurs. En 2006, les psychologues Johan Willander et Maria Larsson, de l'université de Stockholm, ont présenté à des personnes âgées un signal visuel, auditif ou odorant, avec cette question simple : quel souvenir autobiographique cela évoque-t-il pour vous ? Les participants devaient aussi noter le contenu émotionnel, la vivacité et l'importance de l'événement ainsi exhumé du passé.

Quand le signal utilisé comme « madeleine de Proust » était une odeur, les souvenirs évoqués n'étaient pas plus nombreux, mais ils étaient plus anciens et s'accompagnaient d'un plus fort sentiment d'être ramené en arrière. Et ils étaient plus nombreux à se rapporter aux dix premières années de vie.

Habituellement, les psychologues pensent que c'est à l'adolescence et dans la décennie qui la suit que les souvenirs sont les plus nombreux. Ces résultats contredisent donc cette idée. Tout comme ceux obtenus en 2000 par l'équipe de Simon Chu, de l'université du Central Lancashire, en Angleterre. Les chercheurs ont ainsi découvert que si les souvenirs visuels culminent bien entre 11 et 25 ans, ceux rappelés par des odeurs sont plus nombreux entre 6 et 10 ans. Rachel Herz, neuroscientifique à l'université Brown, aux États-Unis, voit alors les odeurs comme des clés ouvrant un coffre bien verrouillé, celui qui contient le trésor de nos expériences passées. Selon elle, des effluves que nous n'avons plus rencontrés depuis l'enfance peuvent nous rappeler des événements dont nous avons oublié jusqu'à l'existence.

D'où vient le pouvoir évocateur des odeurs ?

Si les odeurs ont ce pouvoir, c'est peut-être parce qu'elles sont relativement rares par rapport aux stimuli visuels. Chaque jour, nos yeux sont continuellement bombardés d'images. En comparaison, notre nez ne perçoit qu'assez peu d'odeurs distinctes. Pour Richard Doty, directeur du Centre de l'odorat et du goût à l'université de Pennsylvanie, cette rareté laisserait le temps aux odeurs de se connecter à des expériences uniques par des liens forts et stables.

Le câblage de notre cerveau y semble particulièrement favorable. L'odorat est en effet le seul sens qui soit directement relié aux aires de la mémoire, sans passer par le thalamus (un relais des voies sensorielles dans le cerveau). Les influx nerveux déclenchés par les odeurs vont du nez au bulbe olfactif, puis directement à l'hippocampe, une zone essentielle à la formation des souvenirs, et à l'amygdale, un centre des émotions . « La mémoire et les odeurs sont tout simplement installées côte à côte », affirme le chercheur et psychiatre Donald Wilson, du Centre médical Langone, à l'université de New York.

Une seconde voie, plus indirecte, relie le bulbe olfactif à l'hippocampe. Elle passe par le cortex olfactif, situé juste au-dessus des oreilles et impliqué dans les apprentissages complexes. Avec le cortex orbitofrontal, une zone adjacente spécialisée dans la prise de décision, le cortex olfactif extrait les informations contenues dans une odeur et les envoie à l'hippocampe. Ces voies nerveuses multiples enchaînent les souvenirs aux odeurs.

Mais pourquoi plus particulièrement ceux de la petite enfance ? C'est la question que se sont posée le neuroscientifique Noam Sobel et ses collègues de l'institut des sciences Weizmann, en Israël. Dans une étude publiée en 2009, les chercheurs ont présenté aux participants des images d'objets associées à une odeur ou à un son, parfois aux deux. Puis ils les ont placés dans un appareil d'irm en leur montrant à nouveau les images et en leur demandant de se rappeler l'odeur ou le son correspondant. L'expérience a été répétée avec des stimuli opposés : si le son, l'odeur, ou l'association des deux avait été agréable dans la première phase, il devenait déplaisant dans la deuxième, et inversement. L'objectif était de déterminer quel souvenir se graverait le plus fortement dans le cerveau : le plus ancien ou le plus récent ?

Pour les odeurs, c'est la première fois qui compte

Une semaine plus tard, les participants ont donc visionné une troisième fois les images, avec la consigne de nommer l'odeur ou le son qui leur venait à l'esprit. Globalement, ils se sont un peu plus souvent rappelés des souvenirs de la première étape. Mais l'analyse de leur activité cérébrale a fourni des résultats plus nuancés. Quand une personne pensait à l'odeur la plus ancienne, son hippocampe s'activait bien plus que lorsqu'il se remémorait la plus récente, ce qui suggère que le cerveau étiquette d'une façon particulière les premiers souvenirs associés à une odeur. Pour les sons, en revanche, l'activité de cette zone cérébrale était identique quel que soit celui qui revenait en mémoire.

En outre, les participants se souvenaient d'autant plus souvent de la première odeur que l'activité de leur hippocampe avait été forte lors du passage initial dans le scanner. Là encore, aucune relation du même type n'a été constatée pour les sons. Ces particularités de la réponse cérébrale aux odeurs expliquent sans doute que les effluves de l'enfance scellent nos premiers souvenirs dans le marbre.

Est-il possible d'exploiter ce pouvoir des odeurs pour optimiser l'apprentissage ? C'est en tout cas ce qu'ont tenté certains chercheurs. Dans une étude publiée en 2007, le neuroendocrinologue Jan Born et ses collègues de l'université de Lübeck, en Allemagne, ont demandé à des participants d'inhaler une odeur de rose tout en étudiant la position de 15 paires de cartes sur un écran d'ordinateur. La nuit venue, les sujets sont allés se coucher dans le laboratoire, et une partie d'entre eux ont été exposés à une odeur de rose pendant qu'ils dormaient. Au matin, ils se sont souvenus de l'emplacement de 97 % des cartes, contre seulement 86 % pour ceux n'ayant pas humé ce parfum lorsqu'ils étaient assoupis. Les odeurs pourraient donc bien stimuler l'apprentissage, notamment lors de la phase de consolidation des souvenirs pendant le sommeil.

Reste que les événements qu'elles ravivent ont en général une caractéristique assez peu présente dans une table de multiplication ou une position géométrique sur un écran d'ordinateur : ils sont chargés d'émotion. La neuroscientifique américaine Rachel Herz et ses collègues ont ainsi montré que les souvenirs évoqués par des odeurs sont jugés plus poignants que ceux rappelés par des indices visuels, verbaux, tactiles ou auditifs. Les chercheurs ont en outre réalisé des mesures physiologiques dont les résultats concordent avec ces évaluations subjectives. Ainsi, une bouffée de parfum faisait davantage varier la fréquence cardiaque qu'un son ou une image…

L'irm fonctionnelle confirme la capacité unique des odeurs à activer les centres cérébraux des émotions et de la mémoire. Dans une étude publiée en 2004, l'équipe de Rachel Herz a demandé aux participants d'indiquer une marque de parfum qui leur évoquait un souvenir agréable. Un mois plus tard, les chercheurs les ont placés dans un scanner et leur ont montré des photographies du parfum en question, ainsi que d'un flacon d'une autre marque, tout en diffusant les odeurs correspondantes. Résultat : le parfum lié à un souvenir émouvant suscitait davantage d'activité dans l'amygdale. C'était aussi le seul qui stimulait des régions cérébrales impliquées dans la mémoire. Là encore, on retrouve donc cette intrication entre odeurs, émotions et souvenirs.

Mais des liens très étroits ont souvent une contrepartie : quand l'un des maillons se brise, c'est toute la chaîne qui se délite. Ainsi, la perte de l'odorat semble endommager les centres de la mémoire et de l'émotion. Dans des études publiées en 2010 et 2011, des chercheurs de l'université Friedrich Schiller, à Iéna, en Allemagne, ont observé un rétrécissement de l'hippocampe et de structures liées aux émotions chez des individus victimes d'anosmie (une incapacité à percevoir des odeurs) et de parosmie (une distorsion de l'odorat).

De tels effets expliquent peut-être que Molly Birnbaum ait l'impression que son anosmie a dépouillé sa mémoire de son contenu émotionnel. « Les odeurs m'avaient toujours évoqué des souvenirs très importants », se rappelle-t-elle. Après l'accident, « je ne les avais pas oubliés, mais leur pouvoir émotionnel n'était plus là. » Les liens entre odeurs et émotions sont aussi révélés par la fréquence des dépressions qui accompagnent les troubles de l'odorat .

La perte de l'odorat, un indicateur du déclin cognitif

S'il n'est pas encore certain que les déficits olfactifs détériorent directement les capacités cognitives, ils n'annoncent en tout cas rien de bon. En 2009, la psychiatre et chercheuse Monica Scalco et ses collègues de l'université de Toronto ont montré qu'une mauvaise performance à un test d'odorat standard pouvait servir d'indicateur précoce de déclin cognitif chez les personnes âgées. La perte totale de l'odorat est aussi un symptôme de la maladie d'Alzheimer. En 2010, le neurochirurgien Qin Yang et ses collègues de l'université d'État de Pennsylvanie ont identifié par irm fonctionnelle les anomalies du système olfactif associées à cette pathologie. À l'avenir, les médecins seront-ils amenés à rechercher de telles anomalies pour prédire le démarrage de la maladie à un stade très précoce ?

Autre question non tranchée : peut-on améliorer les facultés cognitives en développant la capacité à détecter les odeurs ? L'idée est en tout cas assez alléchante pour que les chercheurs aient tenté d'élaborer des techniques d'entraînement. Dans certains cas, il suffit d'exposer quelqu'un à une odeur pour qu'il la détecte mieux. Prenez l'androsténone, un stéroïde présent dans la sueur et l'urine. À peu près le tiers d'entre nous est totalement incapable de le sentir, tandis que pour les autres, il a une odeur de chaussette moite ou de vanille, cette différence de perception étant d'origine génétique. En 2002, l'équipe de Joel Mainland, de l'université de Californie, a montré que des personnes initialement insensibles à cette odeur deviennent capables de la détecter simplement en y étant exposés dix minutes par jour pendant trois semaines. Les chercheurs attribuent ce phénomène à des changements dans le cerveau plutôt qu'au nez lui-même. À l'inverse, le psychiatre américain Donald Wilson et ses collègues ont découvert en 2011 que les rats peuvent perdre la capacité de distinguer les odeurs de deux composés voisins par le biais d'un conditionnement approprié.

Développer son odorat pour protéger son cerveau

Il semble donc que l'odorat puisse être modulé par l'expérience. Un constat qui pousse Richard Doty à préconiser un entraînement d'un genre particulier pour conjurer une éventuelle baisse d'acuité mentale. Selon lui, respirer régulièrement quelques parfums de son enfance – ou porter plus d'attention aux odeurs qui nous entourent – ralentirait l'érosion lente des capacités cognitives. En outre, la perte d'odorat pourrait être testée dans des examens de routine, à l'instar de ce qui existe déjà pour la vue et l'audition. Avec l'idée qu'« un effondrement de l'odorat servirait de signal d'alarme. »

Il est rare de guérir d'une anosmie, mais c'est pourtant ce qui est arrivé à Molly Birnbaum. Personne ne sait comment elle a récupéré son odorat. Sans doute son exposition continuelle aux odeurs a-t-elle enclenché des mécanismes de plasticité neuronale. Partout où elle allait, elle se penchait consciencieusement sur tout ce qui exhalait des fragrances familières : boîtes de condiments, épices, aliments… Son cerveau n'a toutefois pas totalement reconstruit les souvenirs associés à ces odeurs et les flash-back qui la ramènent en enfance ne sont plus aussi vivaces qu'autrefois. Mais avec le temps, peut-être les connexions entre son nez et son cerveau se reconstruiront-elles au point que la sauce épicée ressuscitera à nouveau les moments partagés avec son père devant la télévision…

Maria Konnikova

Maria Konnikova est journaliste scientifique à New York et docteure en psychologie.

Voir tous ses articles
Références

Laura Alho et al., Nosewitness Identification : Effects of Lineup Size and Retention Interval, Frontiers in Psychology, en ligne le 30 mai 2016.

M. Birnbaum, Season to Taste : How I Lost My Sense of Smell and Found My Way, Ecco, 2011.

Y. Yeshurun et al., The privileged brain representation of first olfactory associations, Current Biology, vol. 19, pp. 1869-1874, 2009.

R. L. Doty, The olfactory system and its disorders, Seminars in Neurology, vol. 29, pp. 74-81, 2009.

Sur le même sujet

Numéros sur le même sujet

Thèmes

Retour en haut de page

En kiosque actuellement