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Libération
Portrait

Jean-Claude Juncker, verre de rage

Le président de la Commission européenne, décrit comme usé et alcoolique, se défend de ces attaques.
par Jean Quatremer
publié le 13 septembre 2016 à 17h11
(mis à jour le 13 septembre 2016 à 17h43)

N'en jetez plus : bipolaire, absent, malade, alcoolique, fumeur, enfermé dans sa bulle bruxelloise, tel est le portrait que dresse de Jean-Claude Juncker, et ce, depuis plusieurs mois, une partie de la presse allemande, britannique et même américaine. Bien que seulement âgé de 61 ans, le président de la Commission européenne, qui a proclamé que son mandat serait celui de «la dernière chance» pour sauver l'Union, serait un «homme usé, vieilli, fatigué», pour reprendre le portrait que Lionel Jospin dressait de Jacques Chirac en mars 2002. «Das Juncker-Syndrom» a ainsi titré la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 juillet, le quotidien chrétien-démocrate allemand, pourtant de sa famille politique, en décrivant un homme «ratlos und müde», «impuissant et fatigué», qui a «échoué» à faire de la Commission un organe «politique». Plusieurs pays d'Europe centrale, dont la Pologne, la Hongrie, la Tchéquie ou l'Estonie, ont même appelé à sa démission parce qu'il n'aurait pas été capable d'empêcher le «Brexit». Bref, les jours de Juncker, en poste depuis le 1er novembre 2014, seraient comptés.

Celui qui fut Premier ministre du Luxembourg de 1995 à 2013 n'apprécie guère ce qu'il qualifie de «campagne de déstabilisation», comme il le confie à Libération au cours d'un déjeuner organisé au Berlaymont, le siège de la Commission à Bruxelles. «Je suis très surpris que les journaux relayent ces rumeurs et ces appels à ma démission sans jamais analyser les raisons qui pourraient les expliquer», s'agace-t-il.

Une campagne ? Peut-être. Il est vrai que tout y passe, hormis les histoires de cul et de corruption. Mais Juncker en est en partie responsable. En révélant, au printemps 2015, dans un entretien à Politico, qu'il souffre de calculs rénaux, il va commettre un impair qui va réveiller l'appétit médiatique autour de sa santé. «En juin 2015, j'ai été soigné et depuis ça va très bien, merci !» dit-il. Après ses calculs rénaux, c'est son alcoolisme supposé qui fait les gros titres. Il est tout à fait exact que Juncker a été et est encore un gros buveur, comparé aux canons en vigueur en ce XXIe siècle hygiéniste. Lorsqu'il était Premier ministre du grand-duché, nous l'avons vu descendre, à l'issue d'un déjeuner, trois verres de cognac de rang après avoir bu maint verres de vin blanc luxembourgeois. Et durant notre récent déjeuner, il a avalé quatre coupes de champagne, accompagnées d'une simple salade. Mais «vous croyez que je serais encore en poste si j'étais au cognac dès le petit-déjeuner ?» interroge-t-il. «On peut tout pardonner à un politique, sauf l'alcoolisme, tranche-t-il. Cette histoire, je la dois à Jeroen Dijsselbloem.» En janvier 2014, le ministre des Finances néerlandais, qui vient de lui succéder à la tête de l'Eurogroupe et qui n'a pas apprécié de se faire critiquer par Juncker pour sa gestion catastrophique de la crise chypriote, évoque à la télé le penchant de Juncker pour la bouteille et la cigarette. «Ça me fait vraiment de la peine et ça me pose même des problèmes avec ma femme qui se demande si je ne lui mens pas, car je ne bois pas lorsque je suis à la maison.»

Pour Juncker, ces rumeurs récurrentes ont une origine bien précise : «J'ai un problème d'équilibre avec ma jambe gauche qui m'oblige à m'agripper à la rampe lorsque je suis dans un escalier. Un ministre néerlandais, que j'avais attrapé par le bras après un déjeuner, a raconté que j'étais ivre. Ce problème remonte à un grave accident de voiture. En 1989, j'ai passé trois semaines dans le coma, puis six mois dans une chaise roulante.» Son comportement est donc de plus en plus lu au prisme de son penchant pour l'alcool. Si Jean-Claude Juncker étreint, embrasse et tutoie facilement, ce qui crispait Nicolas Sarkozy qui n'a jamais supporté son côté bon vivant, c'est parce qu'il serait bourré ou pas loin. Son attitude, lors d'un sommet à Riga, a été pour beaucoup la preuve définitive de son penchant pour la dive bouteille. Alors qu'il est chargé d'accueillir les trente chefs d'Etat et de gouvernement, il se déchaîne : bise sur le crâne chauve de Charles Michel, le Premier ministre belge, prêt de cravate au Grec Aléxis Tsípras qui n'en porte pas, claque sur les joues de certains, des «qui c'est celui-là ?» devant des visages inconnus, accueil de Viktor Orbán, l'autoritaire chef du gouvernement hongrois, par un tonitruant «salut dictateur !» suivi d'une grande mandale. Le Petit Journal en fera ses délices. «Et alors ? Je connais Charles depuis qu'il est tout petit et je l'ai toujours embrassé sur le crâne. Orbán, je l'appelle toujours dictateur. Je suis comme ça. Dès qu'on n'est pas dans le moule, on est forcément fou ou alcoolique», s'indigne Juncker. De fait, un officiel européen ne peut manifestement être qu'ennuyeux ou, s'il se comporte comme un être humain, fou ou alcoolique.

Le seul «problème personnel» qu'admet Juncker, c'est celui de la «fatigue» : «Etre président de la Commission, ça n'est pas être Premier ministre du Luxembourg. Je dois travailler quatorze, quinze heures par jour et ça, je n'y étais pas habitué.» Il ne comprend d'ailleurs pas «d'où viennent ces rumeurs [qu'il] n'est jamais présent.» «Je ne retourne au Luxembourg que le week-end. Ma femme y est restée pour s'occuper de sa mère malade.» On sent qu'il a du mal à se justifier : «Je devrais publier tous mes rendez-vous, tous mes appels téléphoniques, avertir la presse du moindre de mes déplacements pour montrer que je bosse ? C'est ridicule !» Alors, si la santé va - il a enfin limité sa consommation de cigarettes -, si le travail est accompli, pourquoi une telle campagne ? «C'est parce que j'agis que je me fais des ennemis. Les Etats n'étaient plus habitués à une Commission à l'initiative.» Sur la politique migratoire, sur les travailleurs détachés ou sur l'Etat de droit, il s'est ainsi mis toute l'Europe de l'Est à dos «parce qu'il s'agit d'un conflit de valeurs». En soutenant la reconduction du social-démocrate allemand Martin Schulz à la présidence du Parlement européen pour un nouveau mandat, il s'est fâché avec la CDU-CSU allemande, dont le Spiegel est le porte-parole. Et il sait que beaucoup de rumeurs ont pour origine la Commission elle-même. Il a pris conscience que son très efficace mais très dictatorial chef de cabinet, l'Allemand Martin Selmayr, s'est fait beaucoup d'ennemis en cassant ceux qui ont la mauvaise idée de lui résister, et qu'il l'a coupé de ses troupes pour le protéger : «Au Luxembourg, je me promenais dans la rue et les gens m'interpellaient. Ici, je ne vois personne. Je devrais sans doute descendre davantage en salle de presse et voir davantage les journalistes», dit ce papivore. Bref, sortir de la bulle que lui ont créée ses «amis». Ou se laisser démonétiser par ceux qui rêvent d'une Europe molle.

9 décembre 1954 Naissance au Luxembourg. 1995-2013 Premier ministre du Luxembourg. 2014 Président de la Commission européenne. Mercredi 14 septembre Discours sur l'état de l'Union européenne.

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