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Portrait

Frédéric Tissot : Le médecin roulant

Handicapé, ce french doctor, fidèle de Kouchner, a beaucoup baroudé au Kurdistan et s’occupe aujourd’hui de l’accueil des migrants.
par Eric Favereau
publié le 18 octobre 2016 à 17h11

Le voilà, assis dans ce fauteuil de handicapé. On songe évidemment au poème de Rimbaud, terrible image de l’homme assis :

«Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… / Ils surgissent, grondant comme des chats giflés / Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.»

Frédéric Tissot est assis. Assis depuis ce jour du 12 juillet 2006. Ce jour-là en Haïti, où il se trouve pour une mission humanitaire, ce french doctor saute en l'air à cause d'un méchant arc électrique lié à un orage, puis il retombe lourdement sur le dos, colonne vertébrale cassée. Et le voilà coincé dans un fauteuil, assis, lui qui a parcouru pendant trente ans le monde en guerre, de l'Afghanistan au Kurdistan, mais aussi au Kosovo, au Maroc, en Haïti aussi ! Assis, lui qui adore danser : «J'aurais voulu être danseur, mais mon père en me voyant avec d'autres danseurs un jour m'a dit non», raconte-t-il. Assis, lui, ce séducteur, cet homme carré, clair comme un militaire ! «Injuste ? Non. Je suis paralysé, c'est tout !»

Voilà. Il supporte. Il concède néanmoins ces terribles douleurs qu'ont les paraplégiques. «Cela vous prend, c'est parfois comme des douleurs fantômes, on dirait du fer, de l'électricité dans vos jambes. On peut prendre de la morphine, mais pas trop, je veux rester alerte. Donc j'ai mal, très mal, et c'est vrai, je dépense beaucoup d'énergie pour vivre avec.» Mais aussitôt, il corrige : «Je suis hypervivant. Cela a été une nouvelle vie, absolument extraordinaire, on n'est plus placé de la même façon, on n'est plus à la même hauteur, je découvre un autre monde, à la hauteur du cul des femmes…»

Sans vouloir l'offenser on ne va le croire qu'à moitié, lui qui, dans le monde varié des french doctors, est assurément le plus direct et le plus conforme à cette image de baroudeur que pouvaient traîner derrière eux les pionniers de l'humanitaire. Frédéric Tissot n'est ni fils de bourgeois, ni intello, ni mondain et «les médias, il s'en fout !». «Fred incarne le mieux l'image et l'esprit du french doctor», témoigne Juliette Chevalier, qui a œuvré longtemps dans le monde des humanitaires. Frédéric Tissot le dit différemment. «Je ne suis pas un héros, je suis bien quand je suis à ma place.» Et comme viatique, il est par-dessus tout fidèle. «C'est la parole donnée qui me paraît la qualité essentielle. Surtout, ne pas se parjurer», dit-il avec force. Et de raconter cette scène. Il a alors 30 ans. Il retrouve dans les poches de vieux habits de son père mort une lettre de Hélie Denoix de Saint Marc, officier pendant la guerre d'Algérie, qui a pris fait et cause pour les généraux putschistes. Et ce militaire écrit au général de Gaulle : «On peut demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c'est son métier. On ne peut lui demander de tricher, de se contredire, de mentir, de se renier, de se dédire… C'est en pensant à mes camarades que j'ai fait mon libre choix. Terminé, M. le Président.» Des mots qui lui vont parfaitement, lui, le pied-noir rapatrié de Blida en 1962, gagnant la banlieue lyonnaise avec un père tisserand et une mère très croyante.

Tissot, c'est d'abord un physique. «Pendant mes études à Lyon, j'ai surtout dansé, raconte-t-il. Je ne travaillais pas beaucoup, je dansais, c'était mon moyen d'expression le plus fidèle.» Mais le voilà intéressé aussi par la médecine. Et cela roule. «J'aimais le sourire des gens. Peut-être me trouvaient-ils affreux, grossier, brutal, mais soigner était un plaisir.» Lors de son service militaire, il est coopérant au Maroc dans un village perdu dans la montagne. Il va passer huit ans en tout à monter, puis à diriger un dispensaire. Ce métier à la dure lui va parfaitement. Mais voilà que surgissent les Kurdes. Une passion, un engagement. Frédéric Tissot parle d'eux comme de sa famille. «J'étais au Maroc, mais je faisais parfois des missions pour l'Aide médicale internationale (AMI) de mon copain Bonnard. Tout à fait par hasard, il me dit : "Les Kurdes iraniens ont besoin de médecins."» Il y va pour une courte mission. «Vraiment, je tombe amoureux. Ils ont d'énormes besoins, on construit des hôpitaux. J'apprends à parler la langue, j'y reste pendant une longue période. J'y suis bien, il y a cette culture. Jamais là-bas on n'entend parler de religion.» Il cherche ses mots, n'en trouve pas d'autres. «Je m'y sentais très bien pour exercer mon métier. C'était là ma place, tout simplement. Je trouvais tout ce qu'il fallait pour vivre, humainement, politiquement.»

Pas de grands discours, mais une évidence d'être là où il doit être. A l'époque, Fred Tissot, marié avec une architecte avec laquelle il a deux enfants, n'est d'aucune bande, plutôt solitaire et humanitaire. Bernard Kouchner ? Il ne le connaît pas. En juin 1984, par le biais de l'AMI, on lui demande de partir à nouveau au Kurdistan irakien : «Je rencontre des médecins de passage, dont Kouchner. Il y a alors une réunion. On m'interroge, je parle kurde, j'ai la moustache, l'habit, ils me prennent tous pour un peshmerga.» Kouchner se souviendra longtemps de sa surprise quand il découvre que cet homme-là est un médecin français, qui répond au nom de Frédéric Tissot.

La suite ? On la devine. Fidèle comme il est, Tissot sera de la plupart des aventures de Kouchner, avec toujours ce tropisme kurde. Ainsi, on l'appelle dès qu'il faut héberger des réfugiés, susciter des mobilisations, voire user de son carnet d'adresses et de ses très bonnes relations avec le monde kurde. «Kouchner ? Il est irremplaçable», lâche Tissot. Il le défend, comme lors de l'opération en Somalie et du sac de riz porté devant les caméras. «Je m'en moque de ces gens qui se foutent de lui et des photos. Pour moi, cela n'a aucune importance. La seule chose que j'ai vue et vécue en direct, ce sont les enfants qui mouraient de faim, et le riz que l'on a amené n'était pas du superflu.»

En tout cas, Kouchner, devenu ministre des Affaires étrangères de Sarkozy, a la très belle idée de nommer Frédéric Tissot, handicapé, consul général à Erbil, dans le Kurdistan irakien, région quasi indépendante depuis la guerre. C’est gonflé. Tissot y va, lui qui connaît ce lieu par cœur. Il y sera pendant cinq ans, dans sa chaise roulante, unique et courageux. De retour depuis deux ans en France, il s’occupe des logements de migrants.

Il vote toujours à gauche. Quand on va le voir chez lui à Paris, on est frappé qu'à la fenêtre se trouve un grand drapeau français. «Je suis devenu très français, lâche-t-il. A Kaboul, en 2001, quand les talibans sont partis, c'était une ville fantôme. Et tu arrives là, et tu vois le drapeau français à l'ambassade. Oui, c'est important, cela a de la gueule.» On aurait d'envie d'ajouter que lui aussi «a de la gueule».

1953 Naissance à Blida (Algérie). 1979 Médecin coopérant au Maroc. 1982 Premier séjour au Kurdistan iranien. 2006 Touché par la foudre en Haïti. Paralysie. 2007 Consul général de France à Erbil (Kurdistan irakien). Octobre L'Homme debout (Stock).

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