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Libération
Un an après

L’insaisissable génération Bataclan

13 Novembre, un an aprèsdossier
«Libération» titrait au lendemain du 13 Novembre sur cette jeunesse ciblée. Mais un événement ne soude pas un groupe d’âge autour d’un destin.
par Noémie Rousseau
publié le 11 novembre 2016 à 18h26

Ce ne devait être qu'un titre de travail pour la une de Libération du lendemain. Du provisoire. De l'informel. «Génération Bataclan», l'expression a été formée au fil de la journée pour dire ce qui a été visé par les terroristes le 13 Novembre, «un mode de vie hédoniste et urbain», écrira le journaliste Didier Péron, la «tolérance», selon l'éditorialiste Laurent Joffrin ; pour parler de ceux qui ont été visés, de «cette jeunesse qui trinque», pour ne pas dire «victimes». La matière qui remontait du terrain ce dimanche-là, c'était leurs portraits, c'était aussi les images des rassemblements spontanés, d'une foule massée autour de parterres de fleurs, de bougies, de messages. Des étreintes, des visages défaits. Plutôt jeunes. Les premières arrestations, le jeune âge des assassins. Le titre évoqué le matin commence sa vie dans la rédaction, cristallise les critiques. Trop réducteur, trop simple. Il oublie Saint-Denis, les terrasses. Il unifie grossièrement, presque un abus de langage. En somme, l'expression ne satisfaisait pleinement personne à l'époque, mais, faute de mieux, elle est restée en une du Libé daté du 16 novembre 2015. Et a ainsi commencé sa vie en dehors du journal. Aussi décriée que reprise.

Style de vie

On serait tenté de penser que si l'appellation de cette génération a été tant discutée, c'est bien la preuve qu'elle existe. Et bien non. Selon Olivier Galland, sociologue spécialiste de la jeunesse, «il faudrait que ce soient des gens nés à peu près au même moment et unis par un intense sentiment d'appartenance, cristallisé à l'occasion d'un événement fondateur de grande ampleur, à l'instar de la génération de 1914, ou de celle de Mai 68». Non seulement il manque une unité intra-générationnelle mais, en plus, il manque une rupture intergénérationnelle. «Ce qui soude une génération, c'est une forte impression de discontinuité avec la précédente, de table rase. A ce titre-là, je doute qu'on puisse parler de génération Bataclan, ces jeunes ont été marqués par ces événements dramatiques mais sans que cela donne naissance à une identité de génération.»

Autre problème. Quel âge a la génération Bataclan ? Pour créer une génération, il y a des règles : l'événement fondateur doit marquer une cohorte à son entrée dans l'âge adulte, soit à 20 ans (plus ou moins quelques années). Afin que cela «structure chez ces jeunes leur vision du monde», détaille Gérôme Truc, sociologue, citant la génération de la Seconde Guerre mondiale. Celle-là qui, lors des entretiens qu'il mène dans le cadre de ses recherches, raconte le 11 Septembre en parlant des Etats-Unis comme des alliés et évoque le nazisme. «Des références totalement absentes des récits de ceux qui avaient 20 ans en 2001.» D'ailleurs, ce seraient plutôt ceux-là, la génération Bataclan, ceux qui ont environ 35 ans aujourd'hui, soit la moyenne d'âge des victimes du 13 Novembre. Or, «la génération Bataclan désigne ceux dont la vision du monde est en train de se forger, qui ont la vingtaine maintenant. Mais eux, c'est plutôt la génération des minutes de silence. Ils étaient en maternelle lors du 11 Septembre, en primaire pour Madrid, au collège pour Merah, au lycée pour Charlie

Et puis il faudrait que «rien ne soit plus jamais comme avant», ajoute Galland. Là encore, cela ne fonctionne pas avec la génération Bataclan, puisqu'elle s'est au contraire accrochée à son style de vie. «Les jeunes ont réagi en affirmant ne pas vouloir renoncer à faire la fête, ne pas céder à la peur. C'est peut-être différent pour les jeunes musulmans, certains ont l'impression que ces événements ont pu renforcer leur sentiment d'être stigmatisés. Là, il y a peut-être une génération Bataclan, mais ce n'est pas celle à laquelle on pense spontanément.»

«Une pile électrique»

Notre tentative d'élaboration sociologico-démographico-scientifique ressemble à une impasse. Reste une approche plus impressionniste, sensible. Une génération, c'est quelque chose qui dure, qui a en commun une sensibilité culturelle. Quelque chose de diffus. Il n'y a pas de carte d'adhérent, ça va et ça vient. C'est comme un sentiment, en plus compliqué. On a retrouvé le philosophe Frédéric Worms un soir après ses cours à l'ENS. Au lendemain des attentats, il avait écrit une tribune pour Libération, où il est chroniqueur, intitulée «L'enjeu pour cette génération sera de résister». Il se souvient de ce dimanche-là, il était pétrifié à l'idée d'écrire. Sa fille connaissait une des victimes. Il tenait la plume en parent «sonné», en parent «inquiet». Mais il le fallait, écrire. Il fallait couper l'herbe sous le pied des réacs, devancer leurs reproches, leurs critiques, défendre cette jeunesse, ni bobo ni insouciante, qui dansait pendant que le monde s'écroule. Il fallait questionner. Dire qu'on n'était pas obligé de s'enfermer dans une définition du «eux» et du «nous» qui servirait de base arrière à la géopolitique guerrière.

Dans son texte, Worms donnait corps à cette génération tant «visée» que «sommée» par l'événement. «Pourvu qu'elle ne devienne pas celle de l'obsession», disait-il. Aujourd'hui, on l'écoute parler de ses étudiants, de la jeunesse européenne, française. Il a envie d'en parler encore, parce que «la bataille pour le sens, la guerre des discours, durera longtemps», se désole-t-il. L'attentat, il faut le penser, le repenser pour s'en «délivrer». Il explique qu'un événement n'est jamais tout à fait achevé. D'ailleurs, la Révolution française est-elle vraiment finie ? Cette génération-là, c'est comme s'il l'avait observée, couvée du regard pendant un an, dans les amphis mais pas que. Il a vu les mêmes, affectés par les attentats, mobilisés lors de la COP 21, puis debout, la nuit. Il en parle maintenant comme d'un parent fier, de cette «génération forcée de réaliser qu'un certain nombre de choses sont devenues précaires, y compris les principes universels, les droits de l'homme, la capacité de faire la paix dans le monde, de cohabiter dans un espace républicain». La génération Bataclan voit «les effondrements, les reculs, les catastrophes mais ne voit pas que le chaos. Elle crée, renouvelle les arts, les sciences. Elle va nous surprendre», pressent-il. Les jeunes sont «polarisés» : «L'histoire est une pile électrique, eux, ils ont le plus et le moins.» De quoi donner un sens aux décennies qui précèdent, à celles qui suivent.

Bref, la génération Bataclan ne s'en est pas si mal sortie. Pour l'instant, elle résiste. «Le risque, c'était qu'ils deviennent des victimes. Je pense qu'on y a échappé. Ils ont été atteints, touchés, sans être pour autant devenus des victimes dans leur essence. C'est une génération qui n'est ni naïve ni victime, mais vivante et critique.» Elle navigue avec intelligence et finesse, zigzague, se sait «prise entre deux feux», «les feux de ceux qui attaquent et ceux qui récupèrent l'attaque». Mais l'idéologie est puissante. Alors, «rien n'est gagné», prévient-il. «Il y a toujours des tentations, une partie de cette génération vote à l'extrême droite, une autre se tourne vers l'islam radical. L'évidence du pire, si elle ne gagne pas, peut permettre l'émergence du meilleur. C'est une course de vitesse.»

En fait, ceux qui n'ont pas été à la hauteur, ce sont les politiques, «malheureusement», lâche Worms. Pourtant, «cela partait bien». François Hollande, le 27 novembre, depuis les Invalides, a dit sa «confiance dans la génération qui vient», qui est «devenue le visage de la France». Après, le gouvernement n'a pas su trouver ce que le philosophe appelle «la bonne distance», il aurait fallu faire preuve de tact et de cohérence. «On est passé de l'empathie, de la compassion, à la contradiction. La ligne rouge a été franchie avec la déchéance de la nationalité, mais il y a eu aussi Merkel, qu'on a laissé tomber quand elle a ouvert l'Allemagne aux migrants… Comment peut-on se réclamer de la génération Bataclan et laisser assassiner des gens à Alep ?» s'indigne-t-il. Au lieu de se battre sur la dénomination de cette génération, «il aurait fallu lui donner un cadre». «Rendre hommage, ce n'est pas suffisant. Soutenir, c'est précis, c'est modeste, poursuit le philosophe. On n'a pas besoin de sauveur, il faut donner les moyens à la jeunesse de se construire, d'être libre, d'aller à l'université, de voyager, se cultiver, circuler, lire.»

De génération Bataclan, Frédéric Worms en vient à Nuit debout. (Oui, dans la même phrase, deux couples de mots aux définitions périlleuses). Le lien, c'est la place de la République à Paris, les nuits pluvieuses, serrés les uns contre les autres. «Nuit debout s'est surtout concentrée au cœur du quartier qui a été touché par les attaques. Jamais les participants n'ont fait le lien, jamais ils n'en ont parlé mais, pour moi, le fait d'occuper cet espace public-là, c'est inévitablement lié», s'aventure Worms. En novembre, les messages déposés là étaient d'emblée «plus politiques qu'ailleurs», a d'ailleurs observé le sociologue Truc, auteur de Sidérations, une sociologie des attentats (PUF, 2016). Même si les profils des participants de Nuit debout «ne collent pas» avec ceux des victimes des Bataclan, le sociologue n'écarte pas une forme de continuité. Il se rappelle ce slogan anticapitaliste, «vu et revu des centaines de fois à travers le monde, tagué en gros, dès les premiers jours de la mobilisation», sur la statue devenue mausolée : «Vos guerres, nos morts». «Il y a des liens qui demandent à être explorés entre attentats et mouvements politiques. Avant Nuit debout, il y a eu les Indignés à Madrid non loin de la gare d'Atocha, Occupy Wall Street à 50 mètres de Ground Zero…»

Rejet de l’étiquette

S'en tenir à l'opposition à la loi travail, c'est peut-être «le signe d'un travail implicite de deuil», dont on ne peut que supposer l'existence, mais c'est surtout «le signe explicite de ne pas vouloir se laisser enfermer dans cet événement, le refus d'être prisonnier d'une image convenue de la résilience», propose Worms. Autrement dit, «comme s'il y avait à la fois beaucoup d'inconscient et beaucoup de conscient». Voilà, la génération se faufile, n'est jamais tout à fait là où on l'attend, à s'enliser dans les clichés. Certes, des festifs, mais «pas des piliers de bar». «La journée, ils bossent, ont des projets», défend Worms. Plus l'expression a été reprise et plus les intéressés, ceux qui cadrent, s'en sont distancés, rappelant que ce qui les meurtrit au quotidien, c'est le chômage, les diplômes chèrement obtenus qui ouvrent sur un horizon infini de stages, les inégalités. Frédéric Worms s'en félicite. «Tout de suite, ils ont été critiques, ont rejeté l'étiquette, tout en disant "nous" !» Impossible de «se reconnaître inconditionnellement dans la génération Bataclan», il n'y a pas eu de «Je suis de la génération Bataclan» comme des «Je suis Charlie». Par pudeur, par décence à l'égard de ceux qui ont perdu la vie dans la salle de concert. Mais aussi parce qu'en janvier, Charlie symbolisait une question de principe (la liberté d'expression, entre autres). Alors que la génération Bataclan est d'abord un «commentaire historique» qui «appelle inévitablement une critique, une définition». Bien trop long à expliquer pour tenir sur une pancarte. «Génération Bataclan n'est pas une identité de revendication, c'est l'invention d'un journal dans un effort réel de compréhension risqué et qu'il ne faut pas sacraliser. C'est une intuition non pas d'acteur, mais d'observateur. A la différence de Charlie, il y a un tiers.» Pas de «je suis», mais un «ils sont». Pas de revendication, mais une désignation. «Ceux pour qui cette expression est évidente, ceux pour qui elle est nulle ou ne dit rien se trompent. Je suis déchiré par cette expression et je l'assume. Celui qui n'est pas déchiré est un salaud.»

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