Poutine, biceps bandés, chevauchant un ours brun, symbole de la Russie puissante et indomptable: ce photomontage fait le bonheur des internautes de part et d'autre de l'Oural. Il est vrai que le président adore mettre en scène ses mâles prouesses.

Publicité

Poutine pilotant un bombardier d'eau, Poutine plongeant au fond de la mer Noire, Poutine domptant un tigre...: "Il cultive une image de dirigeant à la virilité conservatrice qui renvoie davantage à l'Union soviétique qu'aux normes aujourd'hui en vigueur en Occident", observe l'historienne suisse Magali Delaloye, spécialiste des études de genre à l'université de Lausanne et auteur d'une passionnante Histoire érotique du Kremlin (Payot) qui décrypte l'évolution des relations entre "jupes et moustaches" à l'ère soviétique.

Histoire érotique du Kremlin, par Magali Delaloye (Payot)

Histoire érotique du Kremlin, par Magali Delaloye (Payot)

© / Payot

Nulle compagne officielle au côté de l'ancien officier du KGB pour adoucir son profil rugueux: Vladimir Poutine et son épouse Lioudmila, séparés depuis des années, ont divorcé en 2014. Les femmes ne se bousculent pas dans l'entourage présidentiel ni dans les couloirs du Kremlin où costumes gris et uniformes chamarrés règnent sans partage. Elles ne sont que trois ministres au gouvernement, en charge de l'éducation et des sciences, de la santé et des affaires sociales. Elles occupent seulement 13% des sièges au Parlement et 4 postes de gouverneur régional sur 85.

L'ère des révolutionnaires professionnelles

Un bilan à faire pleurer Vladimir Ilitch Lénine et ses camarades bolcheviques, promoteurs de l'émancipation des citoyennes de la toute nouvelle République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR). Dès 1919, le Code de la famille leur accorde le droit de voter, de divorcer et même d'avorter. L'autorité maritale et paternelle est abolie. Les féministes de l'Ouest n'auraient, à l'époque, pas osé rêver d'une pareille révolution...

Derrière les murs du Kremlin, où s'installent les nouveaux maîtres avec compagnes et enfants, les dames jouent les premiers rôles. Parmi elles, la flamboyante théoricienne Alexandra Kollontaï, fille de l'aristocratie russe, qui pourfend la morale bourgeoise et prône l'"amour-camaraderie", exempt de jalousie.

"Certaines ont conquis des postes de dirigeant grâce à leur propre apport intellectuel, souligne Magali Delaloye. D'autres sont des révolutionnaires professionnelles ayant accompagné leur conjoint dans la lutte et l'exil." Comme Nadejda Kroupskaïa, Mme Lénine, ou sa rivale, Inessa Armand. Comme Natalia Sedova, la seconde épouse de Trotski, ou Zlata Lilina, la compagne de Grigori Zinoviev.

Feu l'égalité des sexes

Avec l'arrivée de Staline au pouvoir, à la fin des années 1920, s'achève le temps des théoriciennes. Les femmes reculent de quelques échelons dans la hiérarchie bolchevique. Militantes ou pas, elles doivent dorénavant leur légitimité à leurs dirigeants de maris, telle Nadejda Allilouïeva, la seconde épouse du "Petit Père des peuples".

Beaucoup s'engagent dans le Zhenotdel, la section féminine du parti, qui se consacre à la lutte pour l'alphabétisation et l'hygiène. C'en est fini de l'éphémère égalité des sexes. L'avortement est renvoyé à la clandestinité en 1936, sur fond de réhabilitation de la famille en tant que "cellule de base de la nouvelle société soviétique". Au Kremlin et dans les datchas de la nomenklatura, la vie s'écoule bourgeoisement entre fêtes mondaines, cavalcades d'enfants et chasses au sanglier ou au loup.

A partir de 1936, la terreur orchestrée par le "Petit Père des peuples" s'abat sur ce monde ouaté. Déterminé à éliminer ses anciens compagnons et potentiels rivaux, le Géorgien s'en prend aussi à leurs épouses. Jugées coupables de contact avec un "ennemi du peuple" et de non-dénonciation, elles sont arrêtées, déportées, parfois exécutées.

On dirige, on débat et on ripaille entre mâles

Les purges n'épargnent pas les belles-soeurs de Staline, qui lui vouent pourtant une adoration sans bornes. La dévouée Maria Svanidze? Fusillée. Evguenia Allilouïeva et Anna Redens, qui ont materné les enfants de "Koba" (l'un des surnoms de Staline)? Embastillées toutes les deux. Trop intelligentes, trop bavardes. Le macho géorgien préfère les "babas", ces âmes simples qui travaillent dur, ne se mêlent pas de politique et savent tenir leur langue.

Après la guerre, on dirige, on débat et on ripaille entre mâles. "Les femmes sont exclues de toute participation, même informelle, aux discussions sur les affaires de l'Etat, pointe Magali Delaloye. Staline sonne le glas des volontés et des projets émancipateurs. Et impose une conception traditionnelle de la virilité qui lui survivra."

Désormais, les épouses sont soigneusement tenues à l'écart des cercles du pouvoir. Lorsque Khrouchtchev prend les commandes en 1953, sa compagne, l'Ukrainienne Nina Petrovna, ouvre une nouvelle ère: celle des premières dames abonnées aux visites d'écoles et d'hôpitaux, aux soirées de charité et aux dîners de gala. Après elle, la très discrète Viktoria Brejneva, puis l'omniprésente Raïssa Gorbatcheva endosseront ce rôle d'hôtesse souriante. Vingt-cinq ans après la dissolution de l'URSS, la conception stalinienne de la place des femmes n'est, semble-t-il, pas tout à fait morte...

Publicité