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Interview

Jean-Michel Naulot : «Trump est une de ces petites aiguilles qui pourraient crever la bulle financière»

La prochaine crise sera pire encore que celle de 2008. C’est ce qu’estime Jean-Michel Naulot, ex-banquier et ancien régulateur à l’Autorité des marchés financiers, qui connaît le système capitaliste de l’intérieur.
par Vittorio De Filippis
publié le 6 février 2017 à 18h56

Il a été banquier, puis régulateur à l'Autorité des marchés financiers (AMF), Jean-Michel Naulot a une connaissance accomplie de la finance et il est catégorique : «Une nouvelle crise financière menace d'éclater.» Citoyen engagé, il estime que les éléments objectifs d'une crise sont désormais réunis. Mais derrière l'hypertrophie de la finance, il existe une autre menace, celle de l'idéologie de ces dirigeants qui ne veulent pas reconnaître leurs erreurs… Or, plus ils maintiendront le cap d'une déréglementation financière à marche forcée, plus ils feront monter les populismes. Son dernier livre sur le sujet, Eviter l'effondrement (Seuil) est extrêmement convaincant.

Ne forcez-vous pas le trait lorsque vous affirmez que les responsables politiques nous préparent une crise financière pire que la précédente ?

Mon expérience de banquier et de régulateur des marchés financiers me fait dire que le pire est malheureusement devant nous. Nous avons eu un aperçu de ce que pouvait être un effondrement avec la crise de 2008. La finance en faillite a alors fait sombrer l’économie mondiale, exploser les inégalités, bondir la dette publique et disparaître la confiance. Les dirigeants occidentaux nous ont vendu voici trente ans le rêve du tout-libéral qui dope la croissance ! Ce rêve n’était qu’une chimère, comme l’était un fédéralisme européen reposant sur la monnaie unique. Les risques d’un véritable effondrement sont là. Si nos dirigeants refusent tout examen de conscience, veulent à tout prix «maintenir le cap», continuent à faire des discours comme on récite un catéchisme, ils nous emmèneront tout droit dans le mur. Par leur obstination, ce sont eux qui font monter les «populismes» ! Et ils ont en outre l’audace de nous dire que si la crise est là, c’est parce qu’on les a empêchés d’en faire davantage ! La crise financière est indissociable d’une crise bien plus profonde, celle d’un libéralisme économique à bout de souffle.

Au point de détruire le système libéral ?

Oui ! Jacques Rueff, un grand économiste libéral, évoquait «ce régime absurde et insensé de l'économie libérée qui est la négation même de l'économie libérale». C'est précisément la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui. Le capitalisme sans un Etat qui protège et sans un minimum de gouvernance internationale, c'est un système qui secrète la pauvreté, la violence et la confrontation. Certains observateurs se laissent impressionner par les chiffres du chômage dans la société anglo-saxonne mais la réalité est différente des statistiques officielles. Si le taux de chômage américain est de 5 %, c'est parce qu'il est régulièrement «nettoyé». Le prix Nobel d'économie Paul Krugman nous dit qu'il faudrait le multiplier par trois. Selon un autre prix Nobel, Joseph Stiglitz, les salaires réels des classes moyennes américaines n'ont pas bougé depuis les années 90. Une petite minorité capte la plus grande partie des richesses. Les Etats-Unis comptent 3,5 millions d'enfants qui dorment dans la rue et 15 % des Américains se nourrissent avec des bons alimentaires. Voilà la réalité de la société ultralibérale !

Mais ce monde au bord de l’effondrement n’a-t-il pas fait des réformes ?

Si, et parfois même très lourdes. Mais ce sont des corrections qui ne s’attaquent pas au problème de fond, à savoir le déséquilibre entre la sphère financière et l’économie réelle. Ce n’est pas en corrigeant à la marge le système financier que nous sortirons des crises. J’évoque dans mon livre quelques réformes simples qui pourraient être faites dans des délais courts sans perturber les marchés financiers. Ne pas le faire est irresponsable.

La faute aux dirigeants ?

Leur responsabilité est évidente. Tenir un discours modéré, comme le font la plupart des politiques, alors que nous sommes face à une situation d'une gravité exceptionnelle, c'est prendre le risque d'un effondrement futur. Pour ces dirigeants, les crises financières sont inhérentes au système capitaliste. Les crises en seraient le prix à payer. S'intéressent-ils même au sujet ? J'ai été très étonné de voir qu'un candidat à la présidentielle comme Alain Juppé, connaissant le montant des impôts français sur le bout des doigts, semble tout ignorer de la réforme internationale. En octobre, lors de l'Emission politique sur France 2, le terme shadow banking, soit la finance non régulée, lui était étranger alors que cette finance peu ou pas régulée représente tout de même près de 40 % de la finance mondiale…

Mais où sont les bulles financières qu’il faudrait redouter ?

Actuellement, elles sont un peu partout. En réalité, il ne tient qu’aux banquiers centraux et aux régulateurs de les laisser ou non prospérer. Lorsque les banques centrales tardent trop à augmenter les taux d’intérêt, lorsqu’elles sont peu exigeantes en matière de ratios réglementaires, lorsqu’elles se lancent dans des politiques non conventionnelles, la création monétaire est considérable. Les liquidités monétaires circulent alors en trop grande quantité par rapport aux besoins réels de l’économie et ces liquidités s’investissent dans des actifs financiers à risque pour y chercher des rendements élevés. Les prix des actions et des obligations ne veulent alors plus rien dire. L’indice dit de «volatilité» des marchés, qui mesure le stress des marchés, était la semaine dernière dans ses plus bas niveaux historiques. Cela signifie que les investisseurs financiers n’anticipent aucun facteur de risque ! L’indépendance présumée des banques centrales est en réalité une dépendance à l’égard de marchés financiers devenus tout-puissants.

Quels sont les éléments les plus notables de cette évolution ?

Depuis dix ans, les banques ont créé des plateformes internes leur permettant d’exécuter des ordres de clients en court-circuitant les plateformes réglementées. Celles-ci ne traitent plus que la moitié des transactions. En 2007, la Commission européenne avait considéré qu’il fallait abandonner l’obligation de centraliser les ordres sur un marché unique et réglementé pour développer la libre concurrence. En réalité, cela s’est traduit par une grande opacité et des prix plus élevés ! Et que dire de l’explosion du trading à haute fréquence depuis la dernière crise… Ce trading, effectué par des robots programmés via des algorithmes, a pour seul objectif de déceler en un millionième de seconde les différences de prix entre les plateformes et de tromper les opérateurs de marché en annulant immédiatement 95 % des ordres émis. Or, en cas de crise, nous ne savons pas quel sera le comportement de ces robots qui représentent la moitié des transactions.

L’augmentation vertigineuse des produits dérivés, qui à l’origine étaient exclusivement faits pour se protéger d’un risque, n’est-elle pas devenue la grande menace ?

Pour avoir été un praticien des dérivés, je dois dire que ces produits sont souvent très utiles pour les entreprises. Ce sont des produits financiers qui permettent de se protéger contre un risque de change, de fluctuation des cours… Mais ces produits sont devenus des instruments redoutables de spéculation. Un dérivé, c’est comme une pièce de monnaie, il y a le côté pile, l’assurance contre le risque. Il y a le côté face, le paiement de l’assurance le jour où le risque se réalise. Et il est tentant d’encaisser des primes en prenant le pari que le risque ne se réalisera pas. Mais si le pari est perdu, cela peut coûter très cher. Or, que voit-on aujourd’hui ? Le montant total des produits dérivés représente huit fois le PIB mondial. Les volumes de produits dérivés échangés chaque semaine sont vertigineux, l’équivalent du PIB mondial !

La situation est d’autant plus préoccupante que la dette mondiale atteint un niveau historique…

La dette mondiale est autant le résultat des dérives du capitalisme financier que la cause des crises. Depuis vingt-cinq ans, les crises financières se traduisent, en effet, à chaque fois par des bonds spectaculaires de la dette publique. Les taux zéro et la pression sur les salaires exercés par une mondialisation non maîtrisée expliquent par ailleurs la dette élevée des ménages. Le jour où les investisseurs prendront conscience de l’importance de cette dette mondiale, l’effondrement sera là. C’est pour cela que nous devrions tout faire pour encadrer la finance.

Dans votre livre, vous évoquez une «petite aiguille» qui vient crever la bulle financière au moment des krachs. En 2017, quelle pourrait être cette petite aiguille ?

Les «petites aiguilles» sont malheureusement nombreuses aujourd’hui. Comme en 1929, comme en 2007, les conditions objectives d’une gigantesque crise financière sont là : des liquidités abondantes, une dette à un niveau historique et une régulation très insuffisante. Donald Trump est une de ces petites aiguilles qui peuvent crever la bulle. D’abord parce qu’il est totalement imprévisible, ce que détestent les marchés financiers. Mais aussi parce que déréglementer la finance et baisser massivement les impôts risque d’aggraver les déséquilibres américains et de faire flamber les taux d’intérêt.

Parmi les petites aiguilles, vous citez aussi l’Italie…

En effet, comme dans les années qui ont précédé la crise de 2010, on mesure actuellement l'impossibilité congénitale de ce pays de mener une politique monétaire efficace en zone euro : un même taux d'intérêt pour des pays aussi différents n'a pas de sens. Le taux d'inflation allemand, proche de 2 %, exigerait que la BCE mette un terme à sa politique monétaire du quantitative easing, qui consiste à injecter des liquidités dans les rouages de l'économie européenne comme si tous les pays de la zone euro étaient dans la même situation. Or, l'Italie, en mal de croissance et donc avec une inflation proche de zéro, exigerait au contraire de poursuivre cette politique ! Pour sauver la zone euro, les banques centrales nationales et les banques commerciales du Sud, grâce au taux zéro de la BCE, ont massivement acheté de la dette publique, ce qui a permis d'éviter la hausse des taux italiens. Lorsque cette politique s'arrêtera, la hausse des taux italiens peut provoquer une nouvelle crise. Imaginez-vous que l'Allemagne acceptera alors un plan de sauvetage, très coûteux, pour l'Italie ? Imaginez-vous que l'Italie puisse accepter une mise sous tutelle à l'image de la Grèce ? C'est impossible ! L'exemple italien est triste et dramatique : le PIB est au même niveau qu'au moment de la création de l'euro, et la production industrielle a chuté de 20 % !

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