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Libération
Reportage

«A Tripoli, la vie humaine ne vaut pas plus que le prix d’une balle»

Dans la capitale, les milices se disputent le pouvoir, les enlèvements se multiplient, et le Premier ministre reconnu par la communauté internationale est isolé.
par Célian Macé, envoyé spécial à Tripoli
publié le 15 février 2017 à 20h16

A Tripoli, la journée s’écoule au gré des cafés avalés. Serrés, façon italienne, ou crémeux, pour tromper l’ennui, les breuvages sont vite refroidis par la brise de février. Sur la place d’Algérie, dans le centre-ville, les clients déplacent leurs tabourets en plastique pour suivre les rayons de soleil qui éclairent les façades lépreuses et les colonnes de l’époque mussolinienne. A intervalles irréguliers, le glouglou sourd des narguilés rappelle le son des armes qui se fait entendre presque toutes les nuits depuis le début du mois. On échange des nouvelles des quartiers touchés par les affrontements, on commente la partie d’échecs grandeur nature à laquelle se livrent les milices et les groupes armés dans la capitale libyenne.

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Presque six ans après la chute de Muammar al-Kadhafi, Tripoli est une ville éclatée. Aucune force n'est assez puissante pour prendre le dessus, seule, sur ses concurrentes. Le président du Conseil présidentiel, Faïez el-Serraj, soutenu par la communauté internationale, est toujours retranché dans sa base navale d'Abou Sitta. Cette enclave maritime, dans laquelle il avait audacieusement débarqué par surprise il y a près d'un an, est devenue le symbole de son isolement. «Serraj a essayé, c'est vrai, mais il est ligoté, commente un vieil homme habillé en costume de velours, en mimant les menottes qui entravent le Premier ministre. Les milices continuent de faire la loi.»

L’absence d’autorité centrale pèse lourdement sur le quotidien des Tripolitains. Les coupures d’électricité sont récurrentes cet hiver. Le manque de liquidités, dans un pays où la carte de paiement est un objet de curiosité, provoque de longues files d’attente devant les banques. Les salaires sont versés de façon erratique et la chute du dinar libyen fait flamber les prix. Mais surtout, l’insécurité paralyse la vie des habitants de la capitale.

«Plus personne n'ose sortir avec une voiture propre, se désespère Khaled, en désignant le flot de véhicules poussiéreux qui longe le café littéraire où il s'est attablé. On la volerait en pleine rue, en pleine journée ! A Tripoli, la vie humaine ne vaut pas plus que le prix d'une balle.» Ce riche entrepreneur du bâtiment, qui ne s'imaginait pas un instant «vivre ailleurs qu'en Libye», est en train d'organiser l'émigration de toute sa famille en Allemagne. En 2013, le site d'un de ses chantiers a été attaqué par une milice qui s'est emparée de tout son matériel. Depuis, son activité est à l'arrêt.

Mais c'est l'enlèvement de son fils, l'année dernière, qui l'a décidé à faire sortir sa famille du pays. «Il avait 11 ans, il a été kidnappé à l'école, raconte Khaled. Ma mère avait vendu une propriété quelques jours avant, donc ils savaient qu'il y avait de l'argent dans la famille. C'est son propre cousin de 17 ans, membre d'un gang, qui l'a attiré. Il a été emmené en région warshefana [à proximité de Tripoli, ndlr], où ils l'ont gardé pendant huit jours. Ils lui ont tiré entre les jambes pour lui faire peur. Ils m'ont appelé pour me dire "tu payes ou on le tue". J'ai payé. La rançon était de 150 000 dinars [environ 100 000 euros].»

«A coups de crosse»

Aujourd'hui, son fils lui demande régulièrement si ses ravisseurs ont été attrapés. «Que puis-je lui répondre ? On sait qui ils sont mais personne ne peut les arrêter car ils sont protégés par leur clan.» Quand son fils est retourné pour la première fois à Tripoli, cet été, après un séjour en Allemagne, Khaled portait une arme sur lui en permanence. «Ce n'est pas normal, je n'aime pas ça, lâche-t-il. Je ne sais pas comment on en est arrivés là. En 2012, la Libye était un paradis sur terre ! Mais à la fin de l'année, ça a basculé. Puis en 2014 [le commencement de la deuxième guerre civile libyenne, ndlr], ça a été le début de la fin. La pente s'est faite de plus en plus raide et, depuis quelques mois, nous sommes en chute libre. Dans ce pays, les kidnappings sont devenus une industrie spécialisée de haut niveau.» Entre le 15 décembre et le 31 janvier, 293 rapts ont été recensés par le ministère de l'Intérieur à Tripoli.

Mohammed al-Naïly, 28 ans, remue son café crème nerveusement. Pour parler, il a choisi un établissement moderne, dans le quartier commerçant de Fashloum. Ici, les tables sont séparées par de fines cloisons. Lui aussi a été victime d'un enlèvement, le 29 octobre 2015. «C'était, par hasard, le jour de mon anniversaire. Alors que je montais dans ma voiture, le matin, deux hommes armés de kalachnikovs m'ont fait monter dans leur véhicule. Ils m'ont maintenu la tête entre les jambes pour que je ne voie pas où ils m'emmenaient.» Mohammed est journaliste, il travaille pour l'agence de presse chinoise Xinhua News. Mais selon lui, son métier n'a été qu'un prétexte pour justifier l'extorsion d'argent à sa famille. «Le premier jour a été le plus dur : ils m'ont traité de kadhafiste et ils m'ont battu à coups de crosse et à coups de pied jusqu'à 22 heures. J'ai ensuite été attaché les mains derrière le dos, reliées à mes chevilles. Je restais comme ça, couché sur le ventre, pendant des heures. On ne me détachait même pas pour aller aux toilettes.»

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Il a dessiné des croquis sinistres pour expliquer les méthodes de ses tortionnaires. Pendant neuf jours, sa famille est restée sans nouvelles. «Ils sont allés partout, à l'hôpital, à la morgue, au cimetière, dit-il en tripotant son béret. Pendant ce temps-là, on me nourrissait juste avec un bout de pain sec, le matin. Parfois avec du fromage.» Après dix-sept jours, Mohammed est déshabillé : le sac de ses vêtements sales est déposé devant la maison de ses parents. «Ils ont pensé que c'était mon cadavre.»

Ses collègues de Xinhua News ont chacun donné un mois de salaire pour aider sa famille à rassembler l'argent de la rançon, au total 100 000 dinars (près de 67 000 euros). Après trente et un jours de détention, en échange du sac de billets, Mohammed est finalement jeté au bord d'une route. Un an et demi plus tard, il souffre encore de problèmes au dos, et travaille pour rembourser ses proches. Il a refusé de partir en Europe, comme lui ont suggéré des confrères. «Par contre, je fais attention. J'évite les quartiers populaires, je n'écris plus de commentaires politiques sur Facebook, j'ai restreint le cercle de mes amis, et je ne fais plus de sujets qui pourraient déplaire aux milices.» Il a brûlé tous ses écrits et ses livres sur l'actualité libyenne.

Violents heurts

Mohammed et Khaled n’ont aucune autorité vers laquelle se tourner pour demander justice. La police libyenne a été reléguée par les milices à un rôle subalterne. Depuis la révolution, une brigade a cependant gagné le respect d’une partie de la population pour sa lutte contre le crime organisé : la force Rada, fondée en 2013 et dirigée par le salafiste Abderraouf Kara.

«Rada a été initialement créée pour arrêter les criminels que Kadhafi avait lâchés dans la nature, explique son porte-parole, Ahmed Bensalem. Notre mission principale a ensuite été la lutte contre le trafic de drogue. Depuis 2015, on traque aussi les cellules de l'Etat islamique.» Les redoutables hommes en noir de Rada - un mélange de révolutionnaires triés sur le volet et de forces spéciales de l'ancien régime - sont réputés pour leur efficacité. Ils seraient environ 1 500.

Ils contrôlent actuellement le complexe de Mitiga, qui abrite un aéroport et un centre de détention. «C'est la prison la mieux gardée de Libye, affirme Ahmed Bensalem. On nous envoie les détenus les plus dangereux du pays.» Le porte-parole insiste sur la progressive intégration de Rada à l'administration libyenne. Les salaires sont payés par le ministère de l'Intérieur, et les opérations spéciales de la brigade seraient désormais systématiquement approuvées par le procureur général. Son champ d'action, la région de Tripoli, est cependant limité. En territoire warshefana, par exemple, d'où sont menés une grande partie des enlèvements, les milices locales les empêchent d'intervenir.

La sécurité de la capitale repose sur un équilibre instable entre les groupes armés. Certains sont réputés favorables au gouvernement d'union nationale de Faïez el-Serraj. C'est le cas de la force Rada - même si celle-ci répète «ne pas faire de politique» - mais aussi de la puissante brigade Nawasi, chargée de la protection des bâtiments officiels. La Brigade des révolutionnaires de Tripoli, dirigée par Haitem Tajouri, est dotée des effectifs les plus importants. Elle a été accusée, ces dernières années, d'enlèvements de responsables politiques, et s'est rendue maîtresse de l'est de la capitale, mais n'est pas hostile au gouvernement. Les groupes armés de Forsan Janzour, dans l'ouest, et d'Abou Salim, dans le centre, sont également considérés comme des soutiens tacites de Serraj, pour défendre leurs propres intérêts. De violents heurts éclatent régulièrement entre ces brigades semi-autonomes - parfois accusées de dérives mafieuses - et les forces locales alliées au maréchal Haftar (lire ci-contre), ou avec les groupes islamistes de Tripoli qui ont prêté allégeance au grand mufti Sadeq al-Ghariani.

Ces derniers se sont rapprochés, par le passé, de l'ancien Premier ministre Khalifa al-Ghwell. Cet ingénieur de formation n'a jamais accepté d'être mis sur la touche lors de l'arrivée de Faïez el-Serraj. Il a opéré depuis plusieurs mois un retour en force dans la capitale, en prenant le contrôle de plusieurs ministères clés. Il reçoit aujourd'hui au siège de son «gouvernement de salut national», dans un bâtiment officiel aux tentures dorées éclatantes. Ici aussi, on boit du café. Sans filtre, à la façon turque. «Je n'ai jamais démissionné, je m'étais juste mis en retrait, assure le Premier ministre parallèle de Tripoli. Le gouvernement de Serraj, imposé par l'étranger, n'a pas été reconnu par le Parlement [installé à Tobrouk]. Il a échoué dans tout ce qu'il a entrepris. Je travaille actuellement à une sortie de crise avec les autorités de l'Est. La solution viendra des Libyens, pas de l'extérieur.» Sur son bureau s'étalent les plans du futur aéroport international - projet qu'il a initié après la destruction du précédent, en 2014. Le bâtiment doit être inauguré ce jeudi : Ghwell en profitera pour montrer qu'il n'est pas hors jeu.

Démonstrations de force

Son dernier coup fumant : la formation d'une «garde nationale libyenne». Quelque 300 pick-up armés ont défilé dans Tripoli jeudi dernier, à la surprise générale, dans un geste de défi à l'égard de Serraj. La plupart venaient de la riche ville de Misrata, où Ghwell compte des soutiens de poids. «Cette force va sécuriser les lieux stratégiques», clame-t-il. Cet «organe de sécurité parallèle» a immédiatement été déclaré «hors la loi» par le gouvernement d'union nationale, tandis que Washington a exprimé son «inquiétude». Pour l'instant, il reste cantonné au sud-est de la capitale, dans une caserne de l'ancien régime. Le lendemain, la brigade Nawasi a organisé à son tour une parade de véhicules pour répondre à cette provocation.

Ces démonstrations de force étaient âprement commentées, dimanche, dans l'ancienne gare routière de Tripoli, où s'étale un «café politique» depuis que la compagnie de transports a disparu. Ce jour-là, les gobelets en carton sont renversés par le vent, plusieurs expressos épais coulent sur l'asphalte. «Moi aussi, si Ghwell me paye, je défile, affirme en riant un ancien révolutionnaire, qui appartient à une petite brigade de Tripoli, en tirant très fort sur sa cigarette. C'est fini de se battre pour rien ! Ça a mené la Libye au chaos.» Et si c'est Serraj, qui verse un salaire ? «J'y vais aussi !» «Comme disent les Américains, when money talks, bullshit walks ["l'argent est plus persuasif que le bavardage"]», conclut Khaled. L'argent et la force, deux choses qui font cruellement défaut au gouvernement d'union nationale.

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