Michael J. Sandel : “L’argent peut changer le sens d’une question”

Michael J. Sandel, propos recueillis par Martin Legros publié le 15 min

Grande voix de la philosophie morale américaine, acclamé comme une rock star à chacune de ses interventions, il a inventé une nouvelle manière d’interroger nos intuitions, à la croisée de Socrate et du showman. Son dernier livre, “Ce que l’argent ne saurait acheter“, appelle à poser des limites morales au marché.

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« Êtes-vous prêt à participer avec moi à une discussion ? » C’est avec le panache d’une vraie rock star que Michael Sandel interpellait en juillet 2012 les quinze mille personnes venues l’entendre débattre de problèmes éthiques dans l’amphithéâtre en plein air de l’université Yonsei, à Séoul (Corée du Sud), pour « la plus grande conférence philosophique de l’histoire ». Le lendemain, il prononçait le discours d’ouverture dans le stade de base-ball de la ville. La « tournée mondiale » pour son dernier livre – Ce que l’argent ne saurait acheter – l’a emmené, depuis deux ans, à Pékin, Shanghai, Taipei, Londres ou Berlin. Il y aborde des questions au cœur de l’esprit du temps : « Y a-t-il encore des biens et des services qui doivent être préservés du marché ? Sur quelle base doit-on refuser d’introduire des incitations marchandes dans certaines relations humaines comme l’enseignement, la santé ou la parentalité ? Quand le marché sert-il le bien public ? Quand érode-t-il les valeurs morales ? » Au-delà de l’actualité, c’est la manière qu’il a de faire résonner en chacun ces questions qui a fait de Michael Sandel la grande voix de la philosophie morale et politique contemporaine. Dans le monde académique, sa critique de l’utilitarisme d’un John Rawls l’avait déjà imposé aux côtés de Charles Taylor et de Michael Walzer comme l’une des figures importantes du « communautarisme » – ce courant pour qui l’appartenance des individus aux communautés morales et politiques compte autant que la défense de leurs droits et libertés. Mais s’il a touché le grand public, c’est en s’imposant comme un véritable acteur de la pensée, capable de créer des courts-circuits stimulants entre le réel et les idées. Il faut le voir exposer sans aucune note ses expériences de pensée et ses dilemmes moraux, et inviter une audience captive à répondre à cette question pourtant toute simple : « What’s the right thing to do ? » (« Quelle est la bonne/juste chose à faire ? »). Nous avons rencontré le phénomène Sandel à l’Hôtel d’Aubusson, à Paris, lors de son passage en France. Ultime surprise, l’homme est modeste et posé, d’une disponibilité toute socratique, toujours « prêt à participer à une discussion », comme il dit. C’est peut-être le secret de son succès.

 

Vous avez inventé une manière d’enseigner fondée sur des « expériences de pensée », des dilemmes moraux. Un procédé à la croisée de la maïeutique de Socrate et de la démocratie participative, mais qui fait aussi penser à la tradition talmudiste…

Michael J. Sandel : Il y a en effet une affinité entre la tradition talmudique et la manière dont je mène mes raisonnements sur la morale. Issu d’une famille juive, je n’ai pourtant jamais suivi d’études talmudiques de manière érudite. Mon habitude de recourir à des situations problématiques pour aborder les grandes questions exprime une conviction : la philosophie ne réside pas dans les nuages. C’est pour cela qu’il est important de la rendre accessible. Elle nous permet de faire nos choix en étant plus au clair sur les raisons et les convictions qui sont les nôtres.

 

Jeune, vous étiez, dites-vous, un « drogué de la politique » (« a political junkie »). Vous êtes-vous débarrassé de cette addiction ?

Débattre des enjeux contemporains, cela a toujours été une drogue. Après le lycée, j’envisageais de faire carrière dans la politique, mais j’ai eu l’opportunité d’aller à Oxford. C’est là que j’ai contracté le virus de la philosophie. Pour autant, je n’ai pas décroché de mon addiction à la politique, j’ai juste appris à en faire un usage philosophique.

 

Quels sont les questions et les auteurs qui vous ont inspiré ?

À Oxford, au milieu des années 1970, je travaillais sur un projet autour de l’économie du bien-être. Je me demandais si les outils de la croissance économique incluent un souci pour l’égalité. Mon tuteur m’incitait à développer de nouveaux « modèles économiques » en m’inspirant des graphes alors à la mode. Le grand livre de Rawls, Théorie de la justice [1971], qui prétendait fonder la justice sur une base utilitariste, venait de paraître. Robert Nozick lui avait répondu dans Anarchie, État et Utopie [1974] qu’on ne pouvait entamer les libertés fondamentales, même au nom de l’utilité commune. Il y avait donc de l’émulation autour de ces questions. Pendant les vacances d’hiver, je suis parti en Espagne avec un ami mathématicien. Il devait m’aider à développer mes modèles économiques alternatifs. Mais cet ami se couchait très tard et se levait à midi. On travaillait donc sur nos fonctions économiques l’après-midi et, le soir, je pouvais m’adonner à mes lectures philosophiques. J’avais emporté Kant, Rawls, Nozik et Condition de l’homme moderne d’Arendt. Ces lectures ont infléchi ma trajectoire vers la philosophie politique, avec l’ambition de mettre à l’épreuve l’utilitarisme dominant. Je n’ai jamais achevé mon mémoire… qui doit traîner dans mon grenier. D’une certaine manière, mon dernier livre, Ce que l’argent ne peut acheter, renoue avec le fil de cette réflexion.

 

Vous avez intégré Harvard comme assistant en théorie politique. John Rawls y enseignait. Comment a-t-il accueilli vos critiques ?

Quelques jours après mon arrivée, le téléphone a sonné dans mon bureau. « Allô, c’est John Rawls à l’appareil : R-A-W-L-S. » Il épelait son nom comme s’il était un inconnu. Il m’invitait à déjeuner. Il fut très généreux avec moi.

 

« Il n’est ni possible ni souhaitable de faire fi de nos conceptions du bien »

Que reprochez-vous à sa Théorie de la justice ?

Rawls propose une tentative très puissante pour arriver à des principes de justice qui ne soient pas dépendants de nos conceptions de la vie bonne. Il défend la priorité du juste sur le bien. Dans cette optique, il forge l’expérience de pensée connue sous le nom du « voile d’ignorance » : pour définir des principes de justice de manière équitable, il convient de faire comme si nous ignorions la position que nous occuperons dans l’espace social. Chacun de nous, ayant conscience qu’il peut se retrouver en bas de l’échelle, voudra défendre le modèle le plus équitable. Au-delà de la dimension stratégique du propos – forcer chacun à se décentrer –, il y a là une décision fondamentale. Selon Rawls, dans une société pluraliste, nous sommes forcément en désaccord sur les conceptions de la vie bonne. Par conséquent, nous ne devons pas les emporter avec nous dans le débat sur la justice. Là, je suis en profond désaccord. Il n’est ni possible ni souhaitable de faire fi de nos conceptions du bien. C’est une erreur de concevoir et de conduire le débat public sans aucune référence à la morale. Même si nos conceptions de la vie bonne sont concurrentes, on ne doit pas feindre qu’elles ne comptent pas.

 

Une objection : en France, le mariage homosexuel a échauffé les esprits de tous ceux qui l’ont perçu, non comme un droit à l’égalité, mais comme une remise en question de leur conception morale du mariage. Cela ne donne-t-il pas raison à Rawls ?

Je suis en faveur du mariage pour les personnes de même sexe. Mais je ne crois pas qu’il soit possible de rendre cette position convaincante si l’on en reste à l’argumentation libérale. Car le débat porte sur la finalité du mariage comme institution sociale. Ceux qui s’y opposent présupposent que le but du mariage est la procréation. La conception libérale objecte : nous ne voulons pas entrer dans la question de la finalité du mariage, tenons-nous-en au principe de non-discrimination. Selon moi, ce n’est pas une manière adéquate d’argumenter. Parce que le mariage est une institution et, en tant que tel, il procède nécessairement à des discriminations : en l’occurrence, entre ceux que vous pouvez et ne pouvez pas épouser – frère, père, fils. La question est de savoir quelle discrimination est pertinente. À moins de considérer que le mariage n’est pas une institution publique mais un contrat privé qui ne regarde pas l’État et qui doit être géré par les Églises – position libertarienne qui se défend –, vous devez définir le bien en jeu dans cette institution. Par rapport à ceux qui affirment que le bien premier du mariage est la procréation, il faut affirmer que le mariage a pour but d’honorer et de reconnaître un engagement dans l’amour et le support mutuel sur la durée d’une vie. C’est à ce niveau qu’il faut argumenter. Il faut accepter de se confronter aux convictions morales des citoyens, au lieu d’exiger d’eux qu’ils les laissent derrière la porte avant d’entrer dans la délibération publique, comme le demandent les libéraux ou les progressistes.



Michael Sandel © Édouad Caupeil pour PM

La question des limites de la marchandisation du monde est au cœur de votre dernier ouvrage. Vous y relevez les situations nombreuses et loufoques où la monétarisation de nos comportements suscite la perplexité morale. Où trouvez-vous tous ces cas ?

Je travaille sur ce livre depuis plus de quinze ans. Je lis beaucoup les journaux et je découpe systématiquement les histoires qui attestent de la tendance en question. J’ai amassé un nombre considérable de cas problématiques : devons-nous admettre que l’on paie des chômeurs pour qu’ils fassent la queue à notre place, que la sécurité sociale paie les fumeurs ou les personnes en surpoids pour qu’ils se prennent en main, que les enfants reçoivent de l’argent de l’école quand ils ont de bons résultats scolaires, que les prisonniers puissent payer pour avoir de meilleures cellules ? Voilà quelques-unes des questions bizarres – mais fondamentales – auxquelles nous soumet l’extension du marché.

 

Vous faites aussi découvrir les pratiques saugrenues de certains usagers du métro parisien…

Il existe en effet une « mutuelle » sauvage dans le métro : des usagers qui resquillent systématiquement s’assurent contre le risque des amendes en cotisant 7 euros par mois – une somme moins élevée que les 70 euros d’abonnement mensuel… C’est une anecdote, mais elle fait voir que la mentalité marchande ne domine pas uniquement les hautes sphères de la finance.

 

« Lorsque l’argent imprègne les normes sociales, il n’est pas facile de faire machine arrière »

Le cas de la monétarisation des retards est également intéressant…

Devant le nombre croissant de parents qui arrivaient en retard pour chercher leurs enfants, des crèches israéliennes ont établi des amendes. Il s’agissait d’inciter les retardataires à avoir un comportement plus « vertueux ». Or, la mesure a eu l’effet inverse : les retards ont augmenté. Un paradoxe du point de vue de la théorie économique standard. Que s’est-il passé ? Avant, les parents se sentaient une obligation d’arriver à l’heure et coupables de contraindre les puéricultrices à les attendre. Dès lors qu’ils payaient, la signification même du retard changeait. Ils n’avaient plus de raison de se sentir coupables, ils payaient pour un service. L’amende était confondue avec les frais d’un surtravail. Le plus intéressant, c’est que, quand ils ont supprimé la mesure, les usages ne se sont pas rétablis. Moralité : lorsque l’argent imprègne les normes sociales, il n’est pas facile de faire machine arrière.

 

L’argent serait donc un moteur moins puissant que la morale ?

Les incitations économiques – aujourd’hui utilisées comme moyen d’infléchir nos comportements dans un sens plus conforme à nos intérêts – peuvent avoir l’effet inverse de celui escompté. La rétribution de certains comportements les raréfie parce que l’incitation monétaire érode notre rapport moral à la norme. À Wolfenschiessen, un village suisse de 2 000 habitants, on a demandé aux résidents s’ils acceptaient d’abriter un site d’enfouissement de déchets nucléaires. Bien que très inquiets sur les risques encourus, près de 51 % ont accepté au nom du devoir civique. On leur a ensuite demandé s’ils y étaient toujours favorables dans l’hypothèse où le gouvernement leur offrirait un dédommagement monétaire. Le taux d’acceptation a alors chuté à 25 % ! Dès que de l’argent était offert, les gens n’avaient plus le sentiment de faire un sacrifice au nom du bien commun, mais d’être soudoyés. L’argent avait pour effet de changer la signification de la question !

 

Qu’est-ce que l’« attente pour autrui » ?

Personne n’aime faire la queue. On a donc vu s’ouvrir un marché de l’« attente pour autrui » : si vous voulez retirer plus facilement des places pour un spectacle très demandé du Public Theater de New York, franchir rapidement les contrôles antiterroristes dans les aéroports ou ne pas attendre pour assister à un débat parlementaire au Congrès à Washington, des sociétés de line-standing vous proposent les services de retraités, de chômeurs ou de sans-abri qui feront la queue pour vous. Cela coûte de 36 à 60 dollars de l’heure. En Chine, la pratique se répand devant les hôpitaux publics où l’on fait parfois la queue plusieurs jours et plusieurs nuits. La première objection se formule en terme d’équité : si le principe se généralise, seuls les plus riches pourront en bénéficier. Mais il y a une autre objection, plus profonde à mon sens. Elle se formule en terme de corruption. Même si vous proposez des subsides aux pauvres pour qu’ils puissent accéder aux services de l’attente pour autrui, il y a quelque chose dans le fait même de mettre en vente l’accès aux séances du Congrès qui entame la valeur de ce bien. Si le Congrès lui-même instaurait un marché de tickets pour avoir accès à ses délibérations, on serait choqué parce que cela porterait atteinte à l’office lui-même : le gouvernement apparaîtrait comme un bien à vendre, et non plus comme une activité citoyenne qui a sa dignité en elle-même.



Michael Sandel © Édouard Caupeil pour PM

En va-t-il de même pour le marché des « droits à polluer », qui a paru un moment une solution plus efficace que la mise en place de normes pour répondre au défi écologique ?

Outre que cette solution tend à faire de la nature un objet à notre disposition, le coût moral de ce dispositif tient au transfert d’obligation dont il s’accompagne : les pays les plus prospères se déchargent sur les plus pauvres du soin de limiter le désastre écologique annoncé et se sentent ainsi comme autorisés à polluer. Alors que la crise écologique devrait nous inciter à développer des dispositions éthiques nouvelles vis-à-vis de la nature, cela la transforme en un dépotoir pour les plus solvables.

 

Comment vous positionnez-vous par rapport aux mères porteuses ?

Pour les libéraux, les personnes devraient être libres de nouer les contrats qu’elles souhaitent : en l’occurrence fixer un prix de marché pour une grossesse. Certains objectent que cela va permettre aux couples riches d’exploiter les femmes pauvres. C’est déjà le cas en Inde où l’on a légalisé cette pratique dans ce but. Mais le point le plus problématique, selon moi, est l’obligation où se trouve la mère porteuse de « rendre » l’enfant qu’elle porte, même si elle s’y est attachée émotionnellement. Je suis donc assez sceptique sur cette pratique qui réduit la grossesse à un travail, à un service.

 

« Payer les enfants pour lire, cela nous pose problème. Pourquoi ? »

Pour résister à l’extension du marché, sommes-nous contraints de « réarmer » moralement les esprits ?

Mon but n’est pas de moraliser la vie en commun, mais d’évaluer philosophiquement la pertinence de nos intuitions. Contre la marchandisation de services comme la santé, la justice ou l’éducation, je relève deux objections fondamentales. La première est celle de l’inégalité. C’est l’objection qui vient le plus immédiatement à l’esprit, elle est fondée, elle a les faveurs de la gauche progressiste, mais elle ne me semble pas la plus décisive. Parce qu’elle permet de se focaliser sur l’accès égal des citoyens aux biens disponibles en faisant l’impasse sur la dimension morale de la question. Or on peut toujours imaginer des parades à l’inégalité sous la forme de subsides qui assureraient à tous l’accès aux nouveaux biens mis sur le marché. Cela ne règle cependant pas la question de fond de savoir s’il faut ou non les mettre sur le marché. Aussi la seconde objection, celle qui porte sur la corruption, me paraît bien plus décisive, même si elle est plus délicate. Nous associons la corruption aux bakchichs, aux paiements illicites. En réalité, le mal est plus profond. Il arrive que l’argent érode la valeur des biens auxquels il permet d’accéder. La question est de savoir quand et pourquoi ? Cela ne peut se décider qu’au cas par cas, car les raisons avancées sont toujours spécifiques. Mais cela engage une définition de la valeur morale des biens en question. Prenons le cas de l’éducation. Pourquoi résistez-vous au fait de payer vos enfants pour qu’ils apprennent à lire et à écrire ? N’est-ce pas parce que vous présupposez que le but de l’éducation n’est pas seulement de maximiser le nombre de livres lus ou d’obtenir les meilleurs résultats ? Parce que l’éducation n’a pas seulement une fonction – offrir aux élèves les outils dont ils ont besoin pour être compétitifs sur le marché du travail d’une économie mondialisée. Parce que vous chérissez une autre attitude envers l’apprentissage, une attitude qui fait de l’éducation un bien en soi. Parce que développer les capacités intellectuelles vous apparaît comme une finalité intrinsèque, constitutive d’une vie authentique, d’une vie épanouie.

 

Peut-on parler de la corruption d’un bien, qu’il s’agisse de l’éducation, de la santé ou de l’intégrité du corps, sans disposer d’une définition de la nature de ce bien ? Et, au-delà, de la vie bonne ?

Il y a aujourd’hui une réticence à s’engager dans la définition des biens que nous poursuivons, une hésitation même à tenir un discours sur la vie bonne en tant que telle. Nous vivons dans des sociétés libérales qui ont « mis à la porte » leurs conceptions du bien. D’abord parce que nous sommes effrayés par le désaccord que le heurt de conceptions nécessairement concurrentes pourrait produire. Ensuite, parce que nous craignons que la majorité n’impose sa conception de la vie bonne à ceux qui ne la partagent pas. Ce sont des craintes légitimes. Mais je ne vois pas d’autres issues que de se confronter à la difficulté. À défaut, nous n’aurons pas d’arguments substantiels à opposer aux offensives du marché. Sans une défense morale des biens que nous poursuivons et sans un discours sur la vie bonne, nous ne pourrons pas décider du rôle exact du marché – LA grande question du moment. Or, si la philosophie renonce à tenir un discours sur la vie bonne, qui osera s’y atteler ?

 

«Riches et pauvres vivent des vies de plus en plus séparées»

Qu’est-ce qu’un salon panoramique ?

Quand j’étais enfant, au Minnesota, j’étais fan de base-ball et j’allais au stade voir les matchs. C’était une véritable expérience de mixité sociale. La différence entre le prix des places n’excédait pas trois dollars. Patrons et employés s’asseyaient côte à côte, tous faisaient la même queue – il eût été impensable de payer quelqu’un afin de la faire pour vous – et, lorsqu’il pleuvait, tout le monde était mouillé. Aujourd’hui, dans les stades, il y a des salons panoramiques pour les plus riches. Partout ailleurs, les riches tendent à faire sécession. C’est ce que j’appelle la société du « salon panoramique », en faisant de cet exemple une métaphore de la transformation dont nous sommes témoins. La marchandisation de la vie sociale, conjuguée avec la croissance des inégalités, aboutit à une situation où les plus riches et les plus pauvres vivent des vies séparées. Il y a de moins en moins d’espaces publics partagés où des hommes de condition vraiment différente se côtoient au quotidien. Cette tendance met à mal la citoyenneté comme expérience partagée du monde.

 

Comment en est-on arrivé là ? Et comment y remédier ?

Nous avons vécu depuis la fin des années 1970 à l’ombre d’une inquiétante foi dans le marché. Le marché s’est présenté à nous comme un mécanisme d’évaluation neutre qui nous épargne la peine de nous engager dans des palabres sur le meilleur moyen d’évaluer un bien. Dans le même temps, les philosophes libéraux se sont attachés à contenir la raison publique dans les limites les plus étroites. Depuis, nous avons commencé à comprendre que l’on ne peut pas totalement externaliser la délibération publique. Parce que cela laisse le marché régir des domaines de plus en plus nombreux de la vie sociale et parce que cela nous laisse dans un état d’hébétude intellectuelle. Notre culture politique est en surchauffe parce qu’elle est essentiellement vide, sans contenu moral ou spirituel. Ce pourquoi elle ne parvient pas à s’atteler à la résolution des graves questions qui intéressent tout un chacun. Il ne faut plus abandonner au marché le dur travail de la citoyenneté démocratique. À défaut, nous aurons bientôt entièrement basculé d’une économie de marché à une société de marché.

 

 

Expresso : les parcours interactifs

Comment résister à la paraphrase ?

« Éviter la paraphrase » : combien de fois avez-vous lu ou entendu cette phrase en cours de philo ? Sauf que ça ne s’improvise pas : encore faut-il apprendre à la reconnaître, à comprendre pourquoi elle apparaît et comment y résister ! 

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