Psychologie

Federer : comment s'améliorer en vieillissant

Si les capacités physiques et mentales déclinent avec l'âge, il est possible de mobiliser d'autres ressources…

CERVEAU & PSYCHO N° 87
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Roger Federer

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Dimanche 29 janvier 2017, Roger Federer vient à bout de son éternel rival, Rafael Nadal, en finale de l'Open d'Australie, au terme d'un cinquième set époustouflant. À 35 ans, il est le deuxième joueur le plus âgé à remporter un tournoi du Grand Chelem (la palme revenant à l'Australien Ken Rosewall, vainqueur du même tournoi à 37 ans en 1972, à une époque où ce dernier était bien moins coté). Le Suisse cumule aussi le plus grand nombre de trophées (18) dans ces tournois, les plus prestigieux du tennis.

Certes, Federer a été relativement épargné par les blessures au cours de sa carrière. Mais ce n'est pas la seule raison de son incroyable longévité. Comment a-t-il pu rester à un tel niveau aussi longtemps, donnant même l'impression qu'il continuait à s'améliorer ?

Si un certain nombre de capacités physiques et cognitives déclinent avec l'âge, l'expérience, elle, augmente. Or les spécialistes du vieillissement considèrent que l'expertise développée dans un domaine est un bien meilleur indicateur des performances que l'âge chronologique – dans une certaine limite, bien sûr. Et nous verrons que Federer a su trouver les moyens de continuer à la faire grandir.

L'expérience rend plus fort de plusieurs façons. D'abord, en augmentant le nombre de réactions automatiques « stockées » dans le cerveau. Le psychologue américain Gordon Logan affirme qu'à chaque action effectuée, il y a un souvenir, une connaissance qui est créée. Il ne s'agit pas d'un savoir verbalisable, mais implicite, qui passe en quelque sorte directement de la mémoire à long terme au bout des doigts. Un joueur de tennis frappe ainsi ses coups sans y penser, de manière automatique, car les commandes motrices nécessaires sont enregistrées dans une forme de mémoire qualifiée de procédurale – celle qui contient notamment les compétences nécessaires pour conduire ou faire du vélo.

Les recherches montrent que cette forme de mémoire est relativement préservée lors du vieillissement, qui dégrade plutôt la mémoire épisodique, celle des événements vécus. Ainsi, on ne se souviendra plus d'avoir déjà utilisé un objet mais on saura toujours comment s'en servir. Bonne nouvelle, donc : la mémoire procédurale n'est pas un panier percé, qui se viderait par le bas à mesure qu'on le remplit par le haut ! Federer, dont la longévité est exceptionnelle, a ainsi pu continuer à progresser – après la finale, nombre d'observateurs ont souligné que son revers s'était encore amélioré –, en accumulant un nombre impressionnant d'automatismes.

Encore faut-il se mettre dans les conditions d'en créer de nouveaux. Et c'est là aussi que le tennisman suisse est remarquable. Lors de la finale de l'Open d'Australie, il a réussi à adapter son jeu pour contrer Nadal. Il a notamment frappé la balle plus à plat et agressé son adversaire sur son coup droit. Selon un analyste de la chaîne Beinsport, c'est probablement en observant la demi-finale de son meilleur ennemi qu'il a remarqué que cette tactique le gênait, en particulier sur surface rapide.

Une grande flexibilité cognitive

Cette capacité d'adaptation est le signe d'une excellente flexibilité cognitive. Celle-ci a pourtant tendance à décliner avec l'âge. Elle repose en grande partie sur un ensemble de fonctions cognitives appelées « fonctions exécutives », qui sont utilisées pour planifier et réaliser un comportement orienté vers un but : l'inhibition des informations non pertinentes, la préparation à l'action, la focalisation de l'attention sur l'objectif… On les évalue par toute une batterie de tests, tel le test de Stroop, où le participant doit indiquer dans quelle couleur est écrit un mot désignant lui-même une couleur (par exemple, s'il lit le mot « bleu » écrit en jaune, il doit dire « jaune »). Or les participants le font moins vite avec l'âge, signe qu'ils peinent plus à filtrer les informations non pertinentes (ici le sens du mot). Les autres tests mesurent également un déclin des fonctions exécutives.

Malgré cela, Federer a donc su garder une grande capacité à se renouveler. Une partie de son secret réside peut-être dans sa faculté à bien s'entourer (il est entraîné par l'ancien champion Ivan Ljubicic) et à intégrer ce que les autres ont à transmettre. Nombre de champions la partagent : le basketteur américain Kobe Bryant visionnait des matchs entiers avec le stratège Tex Winter ; le handballeur français Luc Abalo vantait l'enrichissement apporté par ses coachs lors de ses passages à l'étranger…

L'expérience améliore aussi une autre capacité : l'anticipation. Une étude menée par Timothy Salthouse, de l'université de Californie du Sud, est à ce titre particulièrement évocatrice. Ce chercheur a montré que des dactylographes âgées d'une soixantaine d'années tapent aussi vite que de jeunes professionnelles. Pourtant, elles ont un temps de réaction plus élevé, comme l'a révélé un test où elles devaient taper aussi vite que possible sur l'une ou l'autre touche d'un clavier selon que la lettre présentée à l'écran était un « L » ou un « R ». De multiples études sur le vieillissement observent d'ailleurs un tel ralentissement cognitif, avec un temps de réaction qui commence à croître dès 20 ans pour atteindre 50 % d'augmentation à 60 ans.

Comment les dactylographes âgées pallient-elles cette perte de vitesse lorsqu'elles transcrivent un texte entier ? Selon Timothy Salthouse, elles embrassent du regard une plus grande portion du texte qu'elles copient et se préparent à la taper à l'avance. Autrement dit, elles compensent leur efficacité sensorimotrice réduite par davantage d'anticipation. Or cette dernière faculté est essentielle au tennis. Ainsi, Federer réagit peut-être un peu moins vite que dans sa jeunesse, mais il lit probablement mieux le jeu de ses adversaires. Il « voit » ce qu'ils vont faire et s'y prépare plus en amont.

Laisser parler son corps

Ce qui ne veut pas dire qu'il planifie consciemment le moindre de ses gestes. Au contraire, ce serait un piège. Pour le comprendre, revenons au cinquième set de la finale. Nadal a breaké son adversaire et mène 3 jeux à 1. Par le passé, Federer a souvent perdu face à l'Espagnol dans ce type de situation défavorable. Pourtant, ce jour-là, il renverse le match. Que s'est-il passé dans sa tête ?

Lui seul le sait, mais pour nombre de commentateurs sportifs, il a repensé à toutes ses finales perdues contre Nadal pour trouver la solution. Cependant, les recherches scientifiques soulignent plutôt l'importance de faire le vide, au moins juste avant les points ; elles montrent que plus on réfléchit, moins les gestes sont rapides et précis. En particulier, quand on porte son attention sur son corps et ses mouvements (on parle de focus interne de l'attention), cela inhibe les automatismes bâtis à force de répétition. Dans les moments de grande tension, les experts en gestion du stress déconseillent d'ailleurs aux sportifs de verbaliser – c'est-à-dire de faire appel à des connaissances dites « déclaratives » sur la façon d'exécuter le geste.

Peut-être l'expérience permet-elle à Federer de mieux segmenter ces différents aspects. Pendant les changements de côté ou les petits temps de pause entre les points, il pense stratégie. Mais ensuite, il fait le vide dans sa tête et c'est le corps et ses automatismes qui parlent.

Reste que l'expérience ne suffit pas toujours pour contrebalancer les effets négatifs du vieillissement, et nombre de sportifs déclinent avant l'âge de Federer. Un autre paramètre a peut-être joué chez ce dernier : la confiance en ses capacités, sans doute affermie par une préparation méthodique.

Une étude menée par les psychologues américains Dayna Touron et Christopher Hertzog révèle en effet que cet aspect est de nature à atténuer le déclin cognitif. Dans leur expérience, deux mots apparaissaient au centre d'un écran, et plusieurs autres paires de mots en haut (toujours les mêmes d'un essai à l'autre). Le participant devait dire si les deux mots du centre correspondaient à l'une des paires du haut. Deux stratégies sont alors possibles : le balayage visuel (le sujet regarde systématiquement en haut pour vérifier) et la récupération en mémoire (il mémorise peu à peu les paires du haut et ne prend plus la peine de vérifier par la suite). Or les personnes âgées utilisent moins la seconde stratégie, pourtant plus rapide. Et ce alors qu'elles en sont parfaitement capables, comme l'a révélé une seconde phase de l'étude, où on les forçait à le faire en supprimant l'affichage du haut pour certains essais. Constatant qu'elles y parvenaient, elles recouraient alors de plus en plus souvent à la récupération en mémoire même lorsque les paires du haut étaient visibles, avec des vitesses de réponse et des taux d'erreur voisins de ceux des jeunes. La confiance en leurs capacités, stimulée par ce biais, leur permettait ainsi d'améliorer leurs performances.

Ce qu'enseigne cette étude, c'est donc que le vieillissement cognitif n'est pas qu'une affaire de dégradation du cerveau. Il y a aussi une part psychologique : victimes de stéréotypes, nous nous attendons à décliner et effectuons des prophéties autoréalisatrices. Alors que tout le monde le déclarait trop vieux, Federer a réussi à ne pas se laisser influencer. Bien sûr, une part du vieillissement cognitif est irréversible et les performances des personnes âgées restaient un peu inférieures à celles des jeunes dans l'expérience de Dayna Touron et Christopher Hertzog. Mais les spécialistes manifestent aujourd'hui un optimisme nouveau. Alan Castel, de l'université de Californie, a par exemple montré que si les seniors sont moins performants que les jeunes pour mémoriser des listes de mots arbitraires, ils se souviennent aussi bien qu'eux des informations importantes.

Certes, le grand âge de Federer est tout relatif. Mais sa victoire envoie un bon message à tous ceux qui tremblent à l'idée de leurs futurs lumbagos et pertes de mémoire : ne vous enterrez pas vous-même trop vite !

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François Maquestiaux

François Maquestiaux est professeur de psychologie cognitive à l’université de Rouen Normandie et chercheur au Centre de recherche sur les fonctionnements et dysfonctionnements psychologiques à Rouen, ainsi qu’au Laboratoire de recherches intégratives en neurosciences et psychologie cognitive, à Besançon.

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Guillaume Jacquemont

Guillaume Jacquemont est rédacteur à Cerveau & Psycho.

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Références

F. Maquestiaux, Qualitative attentional changes with age in doing two tasks at once, Psychon. Bull. Rev., vol. 23, pp. 54-61, 2016.

D. R. Touron et C. Hertzog, Distinguishing age differences in knowledge, strategy use, and confidence during strategic skill acquisition, Psychology and Aging, vol. 19, pp. 452–466, 2004.

T. A. Salthouse, Effects of age and skill in typing, J. Exp. Psychol., vol. 113, pp. 345-371, 1984.

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