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L'historienne Valérie Igounet : “Marine Le Pen chante la même chanson que son père”

Les slogans du Front national changent, pas le fond, nationaliste et xénophobe, explique l'historienne. Mais ses idées séduisent les déçus de la gauche. De quoi porter ce parti au pouvoir ?

Par Michel Abescat

Publié le 27 mars 2017 à 14h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h59

Marine Le Pen, prochaine présidente de la République française ? La question hante la campagne électorale au point d'en escamoter le débat. Plutôt que d'évaluer les projets et les profils des candidats, c'est la question d'un improbable « vote utile » qui focalise tous les regards. En particulier à gauche. Historienne, spécialiste de l'extrême droite, auteure d'une histoire du Front national, Valérie Igounet apporte une contribution originale à l'approche de ce parti devenu, en quelques années, un acteur majeur de notre vie politique. Son travail récent (elle a analysé quarante ans de slogans du parti frontiste) permet de répondre à une question essentielle : le FN a-t-il changé ? Et les deux ans qu'elle vient de passer sur le terrain, en compagnie d'un photographe, Vincent Jarousseau, à la rencontre des électeurs du parti frontiste, ouvre une fenêtre sur cette France des « invisibles de la République » qui se tourne aujourd'hui vers Marine Le Pen.

Que raconte l'histoire des slogans du Front national ?

Toujours la même histoire, justement. Celle d'un parti qui voudrait faire croire qu'il a changé, mais qui demeure, depuis sa création en 1972, vissé au même socle idéologique, illustré par trois mots qui reviennent en boucle : nationalisme, xénophobie et insécurité. Les slogans, l'iconographie ont bien sûr évolué, ils ont été adaptés au contexte politique, avec talent souvent car les communicants du Front national sont des as de la propagande, mais le fond reste le même : « Les Français d'abord », « Halte au racisme anti-Français », « Etre français, ça se mérite », « Immigration = insécurité », « Stop à la submersion migratoire »...

Les années passent, Marine Le Pen a succédé à son père, mais, sur des airs différents, elle chante toujours la même chanson. Et je suis frappée, après des années à travailler sur le terrain, de voir combien les militants et les électeurs du FN ont intégré ces slogans, comment ceux-ci reviennent mot pour mot dans leurs bouches, sans qu'ils en soient forcément conscients : « On est chez nous », par exemple ou « Les Français d'abord ». C'est une grande réussite de ce parti d'avoir su à ce point faire infuser son discours.

“Toute l'habileté est dans le choix de l'angle économique, inédit alors au sein de l'extrême droite française, pour imposer le combat contre l'immigration.”

Souvent en l'habillant pour le rendre plus acceptable...

Le Front national a toujours avancé masqué. Prenez la thématique anti-immigration, présente dès l'origine. Je pense à cette affiche fondatrice, qui date de 1973, quelques semaines après la naissance du FN. En lettres rouges imprimées sur papier blanc bon marché, elle proclame : « Halte au chômage, le travail aux Français ». Toute l'habileté est dans le choix de l'angle économique, inédit alors au sein de l'extrême droite française, pour imposer le combat contre l'immigration. Il s'agit de mettre en avant des idées à caractère social, apparemment dénuées de tout racisme, pour séduire les classes populaires et concurrencer la gauche.

Le lien immigration-chômage va se confirmer d'année en année, avec notamment ce fameux slogan créé au printemps 1978, à l'occasion des élections législatives, et qui deviendra le slogan phare des années 1980 : « Un million de chômeurs, c'est un million d'immigrés en trop ! »

On pourrait également prendre l'exemple de l'IVG, question sur laquelle le Front national a tergiversé. A l'origine, le parti était clairement contre le droit à l'avortement, pas seulement pour des raisons philosophiques, mais parce qu'il l'associait à l'immigration : si le taux de fécondité des femmes étrangères dépasse celui des Françaises, on risque d'assister à un remplacement progressif des Français par les immigrés, ce qui donnait, dans une logique typiquement frontiste, « un enfant français de moins, un immigré de plus ».

“A l'instar des préoccupations sociales, le féminisme est un instrument pour le FN, il camoufle ses thématiques xénophobes.”

Aujourd'hui, alors que le vote féminin pour le FN a beaucoup augmenté (à la présidentielle de 2012, les femmes ont voté pour Marine Le Pen pratiquement autant que les hommes), le discours de Marine Le Pen, qui met en scène sa condition de « femme française libre », a changé. Elle ne met plus le combat contre l'IVG en avant, mais il suffit de l'écouter pour constater que ce discours est toujours fondé sur la xénophobie.

Ainsi, dans une tribune parue le 13 janvier 2016, sur le site de L'Opinion, après les agressions sexuelles dont ont été victimes des centaines de femmes la nuit de la Saint-Sylvestre en Allemagne, notamment à Cologne, cible-t-elle ouvertement les réfugiés, ces « criminels », qui « méprisent ouvertement les femmes ». A l'instar des préoccupations sociales, le féminisme est un instrument pour le FN, il camoufle les thématiques xénophobes du parti.

Marine Le Pen et une militante, à Hénin-Beaumont, en 2015, photo de Vincent Jarousseau, extraite de L’Illusion nationale.

Marine Le Pen et une militante, à Hénin-Beaumont, en 2015, photo de Vincent Jarousseau, extraite de L’Illusion nationale. © Vincent Jarousseau/hanslucas.com

Comment lire les slogans les plus récents du Front national ?

« La France apaisée » a accompagné toute l'année 2016. Sur l'affiche, qui reprend certains codes de la campagne présidentielle de François Mitterrand, « La force tranquille », Marine Le Pen pose quasiment de face, le regard fixé au loin. Pas de signe d'identification, ni flamme, ni nom du parti, pas même le patronyme Le Pen. L'image est lisse, il s'agit de « rassurer » certaines catégories de la population qui restent rétives au vote FN, les personnes âgées ou les CSP+ par exemple. Il semble que l'opération n'ait pas très bien marché, si l'on considère le slogan et l'affiche de cette année, pour la campagne électorale : « Remettre la France en ordre ».

Le Front national revient à ses fondamentaux et envoie un message à ses électeurs traditionnels, dans un mouvement de balancier qui lui est coutumier car il s'agit en permanence de tenir les fils de ses différents électorats, l'ancien et le nouveau, celui du nord de la France et celui du sud. Dans son discours du 26 février, à Nantes, à propos de ce qu'elle appelle les « cabales » qui la visent, en clair ses démêlés judiciaires et fiscaux, Marine Le Pen a réactivé le langage de l'extrême droite : la théorie du complot. Elle se présente ainsi en « victime » du « système » politique, médiatique et judiciaire. « Le Pen dit la vérité, ils le bâillonnent », disait une affiche du FN dans les années 1980.

“Pour ses électeurs, tous les partis politiques sont ‘pourris’, à l'exception du FN, auquel il faut donner sa chance.”

Ces affaires qui s'accumulent autour du Front national ont-elles un impact sur ses électeurs ?

Pour l'instant, ça glisse. Les militants et électeurs frontistes que je rencontre dans mes enquêtes de terrain reprennent le discours du complot. Ils voient dans ces affaires une manoeuvre du « système » qui n'a trouvé que « ça » pour « tuer » Marine Le Pen. Pour eux, tous les partis politiques sont « pourris », à l'exception du FN, auquel il faut donner sa chance. Ce parti n'a jamais été au pouvoir, il propose quelque chose de nouveau avec la « priorité nationale », pourquoi ne pas l'essayer, concluent-ils.

Qui sont ces électeurs, que vous racontent-ils ?

La majorité ne croit plus à la politique, ils sont totalement désillusionnés. Les nouveaux électeurs frontistes en particulier. Et parmi eux ceux qui étaient à gauche, qui ont cru les promesses de François Hollande, qui ont voté pour lui en 2012. Je les rencontre à Hénin-Beaumont, à Hayange, dans ces territoires abîmés économiquement. Ils se sont sentis trompés, instrumentalisés par un parti socialiste qui, à leurs yeux, n'a rien fait pour eux — les plus fragiles économiquement, les ouvriers — et qui aujourd'hui ne procède à aucune autocritique.

Le quinquennat de François Hollande, à cet égard, a été dévastateur. Rien dans leur vie n'a changé, me disent-ils, toujours la même galère. Ils se sentent oubliés. Ils ont cru qu'avec la gauche leurs conditions de vie allaient s'améliorer et n'ont rien vu venir. Ils doivent toujours se battre, perpétuellement, pour « garder la tête haute ». Et personne ne les aide. Alors que l'on paye des « hôtels trois étoiles » aux « migrants » qui arrivent en France. Mais ils sont certains, malgré tout cela, que le Front national va les aider. Ils aspirent à un changement radical, reprennent sans hésitation, mot pour mot, les thématiques xénophobes, nationalistes, identitaires, et toute la rhétorique frontiste ; ils y croient et sont persuadés d'avoir affaire à un parti nouveau depuis que Marine Le Pen en a pris la direction.

“La formule ‘nous sommes et de droite et de gauche’ permet à Marine Le Pen d'adapter son discours en fonction des territoires auxquels elle s'adresse.”

Pourquoi le Front national est-il passé du « ni droite, ni gauche » au « et de droite, et de gauche » ?

« Ni droite, ni gauche : Français », ce slogan est apparu en juillet 1995, à l'initiative de Samuel Maréchal, le père de Marion Maréchal-Le Pen. Il s'agissait d'abord de rejeter l'étiquette d'extrême droite et de se présenter dans une certaine centralité politique, contre les autres partis. Le passage récent à la formule « nous sommes et de droite et de gauche », exprimée par Marine Le Pen, lui permet d'adapter son discours en fonction des territoires auxquels elle s'adresse. A Hénin-Beaumont, par exemple, territoire historiquement ouvrier, elle ne prononce jamais le mot « droite », et utilise fréquemment les références de la gauche et du combat social.

Mais cette formule a également pour but de passer par-dessus les divisions stratégiques au sein du parti frontiste. Pour Marion Maréchal-Le Pen, qui se définit comme « une femme de droite, souverainiste, identitaire », il existe un « socle commun » au Front national et à une partie de la droite française avec laquelle pourraient être envisagées des alliances pour l'emporter électoralement. Marine Le Pen et Florian Philippot considèrent au contraire qu'il faut refuser toute alliance avec la droite, qu'ils entendent faire exploser pour voir le FN s'imposer comme le principal parti.

Cette stratégie de Marine Le Pen est confortée par la viralité du discours frontiste au sein de la droite classique...

Cette contamination idéologique des droites françaises commence dès l'émergence électorale du Front national, quand il apparaît que les thématiques de ce parti sont payantes dans les urnes. Bruno Mégret, alors délégué général du parti frontiste, entame au début des années 1990 une stratégie de « dédiabolisation », avec l'ambition de séduire un électorat plus large au moment même où le RPR et l'UDF radicalisent leurs discours sur l'immigration et reprennent à leur compte la forme et le fond du discours lepéniste.

“Nicolas Sarkozy a ‘libéré’ la parole de la droite avec la complicité active de Patrick Buisson.”

Aujourd'hui, la porosité n'est plus à démontrer, les thématiques frontistes font partie du débat politique. Pendant la campagne présidentielle de 2007 et durant tout le quinquennat de Nicolas Sarkozy, elles ont dominé le débat. Le leader de la droite, qui aspirait à étouffer le FN en siphonnant ses électeurs, l'a légitimé. Il a « libéré » la parole de la droite avec la complicité active de Patrick Buisson, ancien rédacteur en chef de Minute. La création du ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire a été un moment majeur de ce rapprochement rhétorique entre la droite et le FN. Les termes choisis pour l'intitulé de ce ministère appartiennent au vocabulaire de l'extrême droite. En liant immigration et identité nationale, le gouvernement de Nicolas Sarkozy laisse entendre que la première est une menace pour la seconde.

Le parti de Marine Le Pen a ainsi atteint un de ses objectifs...

Effectivement, le débat s'est déplacé à droite. Et Bruno Mégret a pu, en 2016, afficher sa satisfaction en déclarant que les idées que le FN a défendues « ont considérablement progressé », ajoutant : « Je dirais même qu'elles ont triomphé. » Marine Le Pen peut se réjouir quand elle assiste au spectacle politique largement imprégné de ses thématiques. Elle n'a même plus besoin de parler, ses concurrents font le travail à sa place. Reste à savoir si le Front national parviendra à la prochaine étape de la stratégie développée aujourd'hui par sa présidente : s'installer sur les décombres de la droite et négocier en position dominante. C'est-à-dire inverser le logiciel : le Front national ne serait plus une force d'appoint dont la droite aurait besoin. Ce serait le contraire.

Mais attention, nous n'en sommes pas là. Le rapport de forces a certes changé. Pour la première fois, aux élections européennes de 2014, le FN est arrivé en tête en nombre de voix. Mais il ne dispose que de deux députés, deux sénateurs, une dizaine de mairies sur environ 35 500. Un tiers de ses 1 500 conseillers municipaux ont démissionné depuis 2014. Il faut remettre les choses à leurs justes proportions.

“Le FN continue de faire peur.  58 % des Français, soit onze points de plus qu'en 2013, voient dans le parti frontiste ‘un danger pour la démocratie’.”

Pensez-vous que Marine Le Pen puisse être élue présidente de la République en mai prochain ?

Non, je ne le pense pas. Ses chances de gagner cette élection sont infimes, j'en suis convaincue. Certes, la dynamique électorale de Marine Le Pen et de son parti est indéniable, les résultats des dernières élections, européennes et régionales, l'ont montré. Certes, ses électeurs sont fidèles et parmi les plus déterminés (à hauteur de 70 %) à voter pour leur candidate. Certes, si l'on en croit les sondages, Marine Le Pen a de bonnes chances d'être présente au second tour.

Alors pourquoi ne peut-elle gagner l'élection ? D'abord parce que l'histoire récente montre que le Front national ne passe pas le cap des ­seconds tours, on l'a vu en particulier aux élections ­régionales. Ensuite, la part (inconnue) de l'abstention doit être prise en compte. Mais surtout parce que le FN continue de faire peur. Aujourd'hui encore 58 % des Français, soit onze points de plus qu'en 2013, voient dans le parti frontiste « un danger pour la démocratie ». L'enjeu de 2017, ce sont les législatives.

Cela dit, il ne faudrait pas sous-estimer le risque à venir. La progression du Front national ne faiblit pas. Où en sera-t-il en 2022, à la prochaine présidentielle ? La gauche mesure-t-elle sa responsabilité vis-à-vis de ces électeurs dont je parlais précédemment ? Ils ont été patients. Ils ont vécu dans l'espérance d'un changement. Certains nous ont parlé de 1981, des valeurs humanistes, l'égalité, la fraternité, qu'ils revendiquent encore malgré leur fierté d'appartenir désormais à un parti en totale contradiction avec ces ­valeurs. Qu'attend la gauche pour se remettre en question et éviter que le Front national ne devienne le dernier ­recours des plus démunis ? 

VALÉRIE IGOUNET EN QUELQUES DATES
1970 Naissance à Montreuil (93).
1998 Soutenance d'un doctorat d'histoire à Sciences-Po Paris.
2000 Histoire du négationnisme en France (Seuil).
2014 Le Front national de 1972 à nos jours. Le parti, les hommes, les idées (Seuil).
2017 Chercheuse associée à l'Institut d'Histoire du temps présent ; mission au Centre d'études sur le racisme et l'antisémitisme ; lancement, avec Rudy Reichstadt, de l'Observatoire du conspirationnisme.
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