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Turquie. Erdogan, vie héroïque

Depuis le 3 mars, le film Reis, biopic à la gloire du président turc en pleine campagne référendaire, est diffusé dans 300 salles du pays.

Depuis plus d’un mois, alors que la campagne référendaire sur la Constitution visant à donner les pleins pouvoirs à Recep Tayyip Erdogan bat son plein, le visage du président tout-puissant collé sur les murs de la capitale et des grandes villes de Turquie côtoie d’autres affiches, nombreuses elles aussi. Notamment celle du film Reis (le chef), un biopic concocté par Hüdaverdi Yavuz, un réalisateur turc de la très progouvernementale chaîne TRT, tout à la gloire du leader islamo-conservateur. Depuis le Triomphe de la volonté, de Leni Riefenstahl, aucun film mettant en avant un homme déjà au pouvoir n’avait été réalisé dans un contexte politique aussi crucial. Lorsque le célèbre film de propagande nazi arrive sur les écrans allemands, en mars 1935, il s’agit de réaffirmer la figure du chef – et de ses amis. Le pays est encore sous le choc des événements de l’été précédent. Entre le 29 juin et le 2 juillet 1934, une série d’assassinats a été perpétrée au sein du mouvement nazi : c’est la Nuit des longs couteaux. Sur ordre d’Hitler, plusieurs centaines de membres des SA (Sections d’assaut), dirigées par le vieil ami du Führer Ernst Röhm, sont arrêtés ou assassinés. Dans les médias allemands, Röhm et sa bande sont accusés de complot. Toute ressemblance avec un événement – coup d’État avorté du 15 juillet 2016, qu’Erdogan impute à son ancien ami, le prédicateur islamiste Fethullah Gülen – est purement fortuite.

Le film, qui a coûté 8 millions d’euros, connaît un succès mitigé

La comparaison s’arrête là, en effet. Quand le critique d’art Jean-Pierre Delarge parle de « chef-d’œuvre de haine, de vanité provocante, d’orgueil démoniaque, mais chef-d’œuvre tout de même », concernant le documentaire de Riefenstahl, personne ne semble dire la même chose de cette biographie, dont l’avant-première a eu lieu le 26 février dernier, jour des 63 ans du président turc, et 24 heures pile après le lancement de la campagne pour le oui au référendum constitutionnel. Ici, pas de longs discours politiques et de messes façon Nuremberg. Le film se contente de retracer la vie héroïque d’Erdogan, depuis son enfance pauvre dans le quartier populaire de Kasimpasa jusqu’à son mandat de maire d’Istanbul de 1994 à 1998. L’attachement d’Erdogan à la religion dès sa plus tendre enfance est le principal message sur la pellicule. Le film débute par le passage à tabac d’un vieil homme, le grand-père d’Erdogan, pour avoir lancé un appel à la prière en arabe, ce qui était proscrit jusqu’en 1950. Acte fondateur de la personnalité du reis. Un événement rappelant au passage le traitement inique réservé aux religieux par un État qui a aussi instrumentalisé la laïcité.

Le film, qui aura tout de même coûté 8 millions d’euros de budget, connaît un succès plutôt mitigé. Sur les 300 salles le distribuant à travers tout le pays, plus de 10 % d’entre elles ont déjà déprogrammé le long métrage. Seuls 167 000 spectateurs seraient allés le voir depuis le 3 mars dernier, date de sa sortie publique. Pour la réalisatrice turque, Merve Gezen, « il s’agit d’une véritable catastrophe, aussi bien financière, esthétique que technique ». La jeune femme, venue présenter deux de ses courts métrages dans le cadre du 14e Festival du cinéma de Turquie à Paris (1), parle même d’un fiasco collectif. « Cela s’est tellement mal passé avec l’ensemble des équipes que le réalisateur lui-même n’a pas voulu assister à l’avant-première de son film ! » confie-t-elle à l’Humanité.

Il n’empêche, malgré les mauvais résultats, le film continue de passer dans plus de 200 salles et deux autres épisodes sont prévus qui retraceront l’arrivée au pouvoir, en 2003, jusqu’à la tentative de coup d’État de l’été dernier. « Normalement, ce genre de film ne reste pas aussi longtemps à l’affiche », sourit le producteur Soner Alper, lui aussi invité du festival et dont la boîte de production vient de financer les Ailes de mon père, chef-d’œuvre du jeune réalisateur Kıvanç Sezer, racontant la vie d’ouvriers du bâtiment, victimes de la sous-traitance abusive et des conditions de travail désastreuses en Turquie. Un film de genre primé dans plusieurs festivals mais dramatiquement absent des salles turques. « Il est de jour en jour plus compliqué de pouvoir obtenir de l’argent du ministère de la Culture, qui ferme le robinet du financement aux cinéastes estampillés de gauche », reprend Soner Alper. « Pour les Ailes de mon père, nous avons réussi à en obtenir un minimum, ainsi qu’une aide privée. Mais le plus compliqué désormais est de trouver des salles ; l’exploitation et la distribution des films turcs… c’est là où se situe le nerf de la guerre », conclut le producteur. Aujourd’hui, ce film, qui n’aura coûté que 270 000 euros, a été vu par 21 000 spectateurs dans les grandes villes comme Ankara et Istanbul. Après trois semaines, les 18 copies du film ont été retirées pour mauvais résultats.

Il est vrai qu’en ces temps de référendum, il est préférable, pour le pouvoir, de raconter l’histoire d’un pauvre petit garçon aussi génial sur les terrains de foot que pour défendre les valeurs de l’islam, plutôt que de montrer les résultats dramatiques de près de quinze années de politique ultralibérale matérialisée par l’émergence sans fin de chantiers où, chaque année depuis dix ans, mille ouvriers meurent de fatigue, d’accident ou de maladie.

(1) Jusqu’au 2 avril à Paris, aux cinémas le Louxor et le Brady.

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