«Internet ne suffit pas à révolutionner la politique»

Philippe Rioux
Scribe
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5 min readApr 2, 2017

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Directeur de recherche au CNRS, Dominique Wolton a fondé en 2007 et dirigé jusqu’en 2013 l’Institut des sciences de la communication du CNRS. Après avoir écrit sur les médias, la communication politique, l’Europe, Internet, il étudie les conséquences politiques et culturelles de la mondialisation de l’information et de la communication. Cet entretien a été publié dans La Dépêche du Midi du 2 avril.

Jamais le numérique n’a pris une telle place dans une campagne présidentielle que ce soit dans les équipes des candidats ou dans la façon dont s’informent les électeurs. Internet est-il devenu un complément de la démocratie ou bien assiste-t-on à la naissance d’une démocratie numérique ?

Démocratie numérique non, ce n’est pas possible pour une raison très simple : le mot démocratie appartient au vocabulaire politique, celui de numérique au vocabulaire technique. La démocratie existe comme projet politique depuis les Grecs, et à chaque fois il y a des changements techniques qui affectent le modèle. Si l’on parle de démocratie numérique, cela veut dire que la technique est plus importante que le politique. Ce serait très grave. Mais c’est la tendance que l’on vit partout : tout le monde s’imagine que le numérique va refonder la démocratie. Ce qui est au cœur de ce mythe, c’est que si tout le monde s’exprime, on arriverait à une démocratie directe, interactive, proche du modèle initial. C’est là où le bât blesse.

Pourquoi ?

Internet apparaît à la suite d’un grand nombre de techniques qui ont toutes favorisé la communication : le livre, la presse écrite, le téléphone, la radio, la télévision. Réduire le rôle de la démocratie à une révolution liée à internet, c’est ne pas avoir la vision de l’histoire.

L’application GOV

On a vu le succès de plateformes de pétition en ligne comme Change.org ou d’applications comme GOV qui consulte en temps réel les internautes. Internet, les réseaux sociaux permettent-ils d’impliquer davantage les citoyens ?

Sur le fond, internet, les réseaux sociaux favorisent l’expression, l’interaction. C’est incontestablement un progrès dans la possibilité de faire participer le plus grand nombre de gens. Mais la politique, ce n’est pas que l’expression. L’extension de l’expression n’est qu’un élément de la démocratie : il y a aussi la délibération qui est plus compliquée, la décision et l’action. Si jamais le nombre de gens qui s’expriment ressemble à un lobby en constitution, il y a un problème. Si 40 millions d’Européens signent une pétition, cela veut dire que la logique d’expression devient concurrente de la logique de l’élection. C’est un problème. On est au balbutiement, on est fasciné par la puissance que cela peut prendre comme influence auprès des politiques. Il y a un équilibre à trouver entre ce nouvel espace d’expression critique et les fonctions essentielles de la démocratie. La responsabilité des acteurs politiques d’abord. La responsabilité des journalistes ensuite qui ont un travail beaucoup plus important qu’il y a 50 ans pour trier dans un univers saturé d’informations. Cette liberté d’expression met aussi en cause l’organisation des partis.

Comment cet équilibre peut-il être trouvé ?

Il faudrait d’une manière ou d’une autre réglementer cet espace nouveau d’expression proposé par internet, comme on a réglementé la librairie, la presse, la radio et la télévision. Lorsque l’on dit cela, on vous traite de liberticide alors que c’est l’inverse. Réglementer c’est justement permettre la liberté. Un espace d’expression sans réglementation, c’est l’ouverture à tous les lobbies possibles.

Le revers de la médaille n’est-il pas, comme on l’a vu aux États-Unis, la désinformation, les fake news d’une part ; puis l’enfermement des internautes dans une bulle où ils ne voient que des informations, renforçant leurs convictions, sélectionnées par des algorithmes ?

Absolument. Les réseaux sociaux élargissent le champ d’information qui échappe aux politiques, aux journalistes : théoriquement cela va dans le bon sens. Or le résultat paradoxal, en même pas vingt ans, c’est que cela a pollué le champ de l’information : cette abondance ne crée pas du mieux mais de la perversion et des fausses informations, des rumeurs, des mensonges. Cela va obliger les journalistes, les politiques, les élites, qui ne sont pas assez critiques sur les réseaux, à réfléchir à cette espèce de boomerang effrayant. Cela signifie que le progrès technique formidable d’internet ne suffit pas à faire une révolution, ni de l’information, ni de la politique. Ce ne sont pas les tuyaux qui font la liberté d’information, ce sont les hommes. À cet égard on ne parle pas assez de la puissance des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), des monstres économiques, financiers et techniques. Personne ne pose la question de la contradiction entre le sentiment de liberté de naviguer sur ces réseaux et le fait que derrière il y a des pouvoirs financiers et technologiques.

Quel doit être le rôle des médias qui sont toujours très critiqués ?

Une information vue sur les réseaux sociaux par 100 000 personnes n’est pas forcément une information politique au sens large du terme telle que la décident les médias. Non, un citoyen n’est pas un journaliste. Le journalisme est un métier, une éthique, une tradition, une histoire, une responsabilité qui se joue 365 jours par an. Les journalistes devraient dire que dans les réseaux sociaux, il y a le meilleur et le pire, mais ils n’ont pas pris assez de distance. Tout comme les hommes politiques qui passent leur temps sur Twitter. Tout comme le monde académique. Mais je reste optimiste parce que cette abondance d’information va nous obliger à réfléchir sur ce qu’est une expression, un fait, une information, une connaissance, une action et quels sont les niveaux de responsabilité de chacun. Il n’y a pas de progrès scientifique et technique dans les systèmes d’information s’il n’a pas de réflexion critique.

Le plateau de TF1 pour le débat du 20 mars entre les cinq principaux candidats.

Paradoxalement la télévision est revenue en force avec l’organisation des débats lors des primaires ou durant cette campagne présidentielle. Cela veut-il dire que les citoyens internautes ont aussi besoin de se retrouver tous ensemble ?

Dès qu’il y a un événement politique important, on se rassemble autour de ces médias. Je défends le rôle essentiel de la radio et de la télévision comme lien social. Ce sont les seules activités de communication qui traversent les milieux sociaux, les âges, les sexes, les riches, les pauvres. Internet est bien pour faire des communautés mais si on veut du lien social, c’est-à-dire sortir de son groupe, il n’y a pas mieux que la presse généraliste, la radio et la télévision. Plus il y aura d’internautes, plus on aura besoin de ces mass media qui sont complémentaires.

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Philippe Rioux
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Journaliste, éditorialiste à @ladepechedumidi #medias #politique #digital #privacy #innovation. Toulouse