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Agnès b. : « Avoir la foi et être de gauche est absolument cohérent »

286 boutiques dans le monde, plus de 2000 salariés… Depuis 40 ans, la styliste Agnès b. mène un parcours singulier, mêlant création et engagement au service d’artistes et de causes humanitaires.

Propos recueillis par 

Publié le 09 avril 2017 à 07h39, modifié le 09 avril 2017 à 08h06

Temps de Lecture 13 min.

Agnès b. en mai 2006.

Je ne serais pas arrivée là si…

… si je n’avais pas eu la nécessité de gagner ma vie à 21 ans, alors que j’étais toute jeune divorcée, avec deux bébés. Je me suis fiancée à Christian Bourgois à 16 ans, mariée à 17, j’ai eu des jumeaux à 19 et j’ai quitté leur père à 20. J’ai donc dû improviser, mes jumeaux sous le bras. Pas question de rentrer à Versailles, dans ma famille bourgeoise qui m’avait dit : « débrouille-toi ! » Divorcer au bout de trois ans à peine n’était pas très bien vu.

J’ai donc assumé, jonglant entre couches et biberons et m’habillant aux puces : bottes de cowboys, jupons de grand-mère, vestes militaires… C’est cette allure très personnelle qui a attiré l’attention d’une rédactrice en chef mode du journal Elle. Elle m’a demandé de composer une panoplie de jeune fille en vacances. J’ai dessiné à l’aquarelle des fiches de vêtements modulables et interchangeables. Et j’ai été engagée. Comme c’est la création qui m’intéressait, je suis partie deux ans plus tard pour devenir styliste. J’aime bien ce mot.

La mode serait donc un hasard ? Quel était le rêve de vos quinze ans ?

Conservateur de musée. Je voulais me rapprocher de l’art, sans trop savoir comment. Et en bonne petite Versaillaise, je pensais faire l’Ecole du Louvre. Ce n’est pas anodin d’avoir été élevé à Versailles. Je suis née à deux cents mètres du parc, puis j’ai habité près du Bassin de Neptune. C’était mon jardin. Mon terrain de rêve et d’exploration. Je voulais tout connaître des mystères du château. Je lisais Saint-Simon, La Palatine, tout me passionnait. J’y allais avec mon école, puis avec les Beaux-arts, et quand ça n’allait pas, j’allais faire un tour de vélo, larmes aux vents, autour du grand canal. C’est un endroit qui m’apaisait. Je regardais les statues, j’y trouvais de la sérénité.

L’art, pour moi, était essentiel. D’ailleurs, dès que j’ai pu, j’ai collectionné des œuvres et au début des années 80, ouvert une galerie : La galerie du Jour. J’entrais dans ce milieu de l’art sur la pointe des pieds. Je voulais découvrir, aider les artistes et donner à voir. Et j’en ai eu un bonheur fou. Tous mes amis sont des artistes. Ils me parlent, ils se racontent, ils évoquent leur enfance. Toujours leur enfance. C’est l’humus du départ.

Et la vôtre ? Comment était cette enfance bourgeoise et versaillaise ?

C’est intéressant de relire sa vie. Et c’est fascinant de sentir qu’on reste celle qu’on était déjà toute petite. Je peux me remettre instantanément dans n’importe quel moment de mon existence, comme si je le vivais. J’ai une mémoire intacte des sentiments et des scènes. Une mémoire cinématographique. Je me vois par exemple à 12 ans, à Florence avec mon père, en train d’admirer les Botticelli alors que des rideaux blancs frémissent devant les fenêtres. Il m’avait emmenée en Italie pour découvrir l’art, j’étais curieuse, je voulais reconnaître les peintres sans regarder leurs noms.

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Voyage initiatique avec toute la fratrie, vos deux sœurs et votre petit frère ?

Non. Nous étions partis à deux. Il disait que j’étais sa fille préférée, et ce qui est incroyable, c’est que c’était entendu dans la famille. Et parfaitement accepté. Mes sœurs ont été extraordinairement généreuses de le prendre si bien. En fait, il se reconnaissait en moi plus que dans les autres. Nous étions tellement pareils. Même caractère.

Quel caractère ?

Ses amis l’appelaient le PUMAP : pas une minute à perdre. Et il disait qu’il fallait toujours joindre l’agréable à l’utile. Comme moi. On s’entendait si bien ! Je l’ai quitté pour me marier à 17 ans et il est mort d’une crise cardiaque quand j’en avais 33. Ma première pensée, alors, a été : « J’avais encore tellement de choses à lui dire ! » Il me manquera toujours. Mais je lui parle de temps en temps. Il avait toujours le sourire. Il aimait rigoler comme j’aime rigoler. Il était mélomane et adorait l’art. Mais il était avocat de profession. Deux fois élu bâtonnier. Adoré.

L’avez-vous vu plaider ?

Non. Mais je l’ai vu chanter, car il appartenait à la chorale de l’Opéra de Paris et il m’a un jour cachée parmi les choristes pour que j’ai le privilège de voir le chef d’orchestre de face. C’était la 9ème symphonie de Beethoven au Palais de Chaillot. Et c’était fabuleux de vivre ça, planquée entre ces hommes en noir et ces femmes en jupes longues. Beethoven, vu de l’intérieur du chœur… C’est beau, non, comme idée ?

Une autre fois, il m’a emmenée voir la Rhapsody in Blue à Monte Carlo, dirigée par Gershwin. Ce sont des choses importantes, qui m’ont vraiment marquée. C’est d’ailleurs avec ce souvenir que j’ai produit un beau film de Douglas Gordon, dans lequel il filme de face un chef d’orchestre sur le visage duquel passent toutes les émotions, tandis que les musiciens jouent la musique de Vertigo écrite par Herrmann.

Vous parlait-il de son métier et de ses tourments d’avocat ?

Un jour, je devais avoir 8 ans, il est venu s’agenouiller contre mon lit, vers 6 heures du matin. « Mon agneau, il n’y a qu’à toi que je puisse dire ça. Je viens d’assister à l’exécution de mon client. » C’était bien avant l’abolition de la peine de mort, son client avait été guillotiné sous ses yeux à 5 heures, il était rentré à la maison et il me réveillait pour me dire ça. C’est vous dire comme il avait confiance en moi.

Avez-vous posé des questions ?

Non ! Il était écroulé au pied de mon lit. Et je me suis pris le truc en pleine figure. Je ne l’ai dit ni à mes frères et sœurs, ni à personne, et nous n’en avons plus reparlé. Mais ça m’a travaillée. C’est fou qu’il ait fait ça. Sans doute fallait-il absolument qu’il se confie à quelqu’un.

Pourquoi pas à votre mère ?

Hors de question. Ça n’allait pas entre eux. Ils avaient eu quatre enfants en cinq ans, mais après, je ne les ai jamais vus dans le même lit. Leurs vies personnelles ont divergé, chacun a eu ses histoires… Ils ne sont restés ensemble que pour nous, les enfants, ce qui n’est pas forcément une bonne idée car c’est terrible à vivre, les engueulades des parents. Mais ils ont fait de leur mieux, liés par l’amour de l’art, de la musique, et la volonté de nous donner la meilleure éducation possible.

Vous n’aviez pas, avec votre mère, la même complicité que celle qui vous liait à votre père ?

Oh non ! Aucune complicité avec maman. Quand j’ai eu 4 ans, elle a d’ailleurs exigé qu’on la vouvoie. Elle trouvait ça plus chic, elle qui était belle, très bien habillée, beaucoup dans l’apparence. Mon père s’est récrié : « Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Vous allez me tutoyer, moi, mes enfants chéris ! » J’ai donc vouvoyé ma mère toute ma vie et je n’ai jamais pu lui dire quelque chose de personnel. J’étais très timide et elle était d’une sévérité et d’une pudeur infernales.

Un jour, elle nous emmène, ma grande sœur et moi, sur les Champs Elysées pour voir Les Belles de nuit de René Clair. Quand soudain, surgit le premier baiser sur la bouche entre Gina Lollobrigida et Gérard Philippe. Ma mère se lève d’un bond et nous dit : « Je ne veux pas que vous me voyiez voir ce film. » Je suis estomaquée : ce n’est pas tant le baiser qui est insupportable que le fait qu’on la voit, elle, le regarder ! Alors on est sorti. Cette peur panique de l’intimité…

Aucun dialogue ?

Non. J’ai vécu toute mon enfance dans le non-dit et les faux-semblants. On ne pose pas de questions, disait ma mère, fille de général, élevée dans la sévérité de la légion d’honneur. Et je crois que le poids de cette éducation fait qu’aujourd’hui encore, j’ai du mal à poser des questions. J’essayais toujours d’arranger les choses avec maman, je quêtais l’harmonie. Mais elle sentait en moi quelque chose de rebelle. « Mon agneau n’en fera jamais qu’à sa tête », disait-elle.

A 17 ans, donc, vous vous mariez. Comme une fuite un peu précipitée.

J’étais gamine. Et si naïve. Je croyais que c’était simple : ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Mais ce n’était pas comme ça. D’autant qu’un homme, un oncle, m’avait pris mon adolescence. A 11 ans, j’avais des seins, de longs cheveux blonds ; une nymphette, comme c’était la mode. Or on est une proie quand on est une nymphette. Une proie que ma mère n’a pas su protéger, aveuglée ou flattée qu’un bel homme de 45 ans vienne tous les soirs voir sa fille. Il était cultivé, fascinant, plein d’attention. Il me faisait lire, m’habillait d’une autre manière. Mais ses attouchements me révulsaient et quand une autre grande personne a entrepris la même chose, je me suis dit que les adultes étaient décidément d’une grande hypocrisie et je me suis promise de n’en être jamais une.

Quelles conséquences sur votre vie ?

Cela a changé pour toujours mes relations avec les hommes. Je ne supporte pas les hommes mûrs qui m’approchent. Je ne peux pas envisager une relation physique avec eux. Je n’ai pas fait d’analyse, mais il y a douze ans, j’ai écrit en deux jours une histoire d’inceste destinée à devenir un film. J’ai mis un temps fou à pouvoir le tourner. Ce mot fait peur. Mais je l’ai fait dix ans plus tard, écrit, filmé, monté : Je m’appelle Hmmm… Comme un exorcisme. Et il a été projeté à la Mostra de Venise. Ce n’était pas exactement mon histoire, j’avais tout transposé. Je peux juste garantir que je sais de quoi ça parle.

A quand datez-vous l’éveil de votre conscience politique ?

A la guerre d’Algérie. Là, j’ai compris de quel côté je me plaçais. Une fille de ma classe de terminale était revenue à l’école habillée de noir, et enceinte. Son jeune mari venait d’être tué en Algérie. Ce fut un électrochoc. J’ai voulu m’informer, comprendre. Plus tard, un de mes copains, appelé lui aussi, a déserté quand on lui a demandé de torturer. J’étais alors fiancée à Christian Bourgois, qui avait dix ans de plus que moi et qui évoluait dans un milieu d’intellectuels de gauche, proche du PSU, tout le contraire de celui de mes parents.

Quand j’entendais ma mère dire : « Ma pauvre fille, tu es enjuivée jusqu’au cou ! » parce que j’avais deux copains juifs, ça me rendait folle. J’ai commencé à lire quotidiennement Le Monde. Quand j’attendais Christian au Flore, j’apercevais Sartre et Simone de Beauvoir. Et en tant que jeune épouse, j’ai dîné avec des gens comme Jean-François Revel, Simon Nora, André Breton, Giacometti. Je ne disais pas un mot, mais je ne perdais pas une miette. Et très spontanément, j’ai choisi mon camp pour toujours. Je suis de gauche. Et bien sûr féministe.

Et puis tard est advenu Mai 68…

J’étais dans la rue évidemment. Et c’était magnifique. Paris était un terrain de jeux et on portait des petits foulards contre les grenades lacrymo. Affolée, ma mère voulait qu’on vienne se réfugier à Jouy-en-Josas. Mais je répondais : « On va très bien. On est ravis ! » Ce n’était pas une révolution d’enfants gâtés. Dans le mouvement du 22 mars, qui a tout déclenché, il y avait une vraie pensée, une idéologie visant à transformer la société de consommation, la rendre plus généreuse, plus partageuse, plus juste. Et mine de rien, les accords de Grenelle sont des acquis dont on profite encore. Rien à voir avec l’éphémère Nuit Debout.

Mais la mode ? Cet univers qui incite à acheter toujours plus, cher, vite, et pour très peu de temps…

Je n’aime pas la mode. J’aime les gens et les vêtements, c’est différent. Et j’ai toujours voulu faire des vêtements pérennes, hors mode, qui fassent plaisir aux gens et qu’on puisse garder vingt ans. Je recherche le confort, l’harmonie, les choses qui s’accordent aisément et permettent de composer une myriade de tenues. C’est contre la société de consommation, ce que je fais. Je n’ai d’ailleurs jamais voulu faire de publicité. Je suis contre, ce qui n’est pas simple d’ailleurs, car les journaux sont de plus en plus influencés par les annonceurs.

Et je me fiche de ce que font les autres créateurs. Mon boulot n’est pas de suivre les tendances du moment, mais de les créer. Je dessine moi-même tout ce que je signe. Quitte à être reprise et copiée. Je gagne de l’argent, oui. Mais je suis heureuse de le partager, de soutenir des causes, d’aider des artistes en achetant leurs œuvres et en épaulant leurs projets.

Vous aimez la politique ?

J’adore la politique. A 75 ans, j’ai une grande famille, cinq enfants, seize petits-enfants, quatre arrière-petits-enfants ; je m’intéresse donc au monde dans lequel je vais les laisser. Et je m’inquiète. Beaucoup de jeunes, sans culture historique, sans espoir de lutte collective, sans idéal, veulent voter Marine Le Pen…

Je vous ai entendu dire que lorsqu’on avait la foi…

Oui, j’ai la foi

… il était impossible de voter extrême droite.

Cela me parait une évidence ! Le message chrétien n’est-il pas « aimez-vous les uns les autres » ? Avoir la foi et être de gauche est donc absolument cohérent. Cela va avec le partage, l’accueil de l’autre, l’acceptation du migrant… Cela m’a toujours parlé, même petite fille. J’allais à la messe avant d’aller à l’école. Et parmi les quatre évangélistes, j’avais choisi Saint-Jean, parce qu’il racontait les choses simplement, comme un reporter. Ah, la métaphore des Noces de Cana ! C’est trop beau ! Et trop drôle ! Et la douleur de cette mère qui voit son fils sur la croix…

Je ne suis pas du tout grenouille de bénitier et je ne vais pas forcément à la messe. Mais ça ne m’empêche pas de prier n’importe où, de remercier, de demander. J’ai mes amis du ciel. Ça aide énormément. Ne serait-ce que par rapport à l’idée de la mort. Je la crains comme tout le monde. Mais quand on a la foi, on sait qu’on a une vie après la mort.

Aucun doute ?

Aucun. C’est étrange, moi qui aime tant le doute dans la vie. Mais sur ce sujet, je n’ai que tranquille certitude. Je crois à l’âme. Et je sais que je reverrai les gens que j’aime. Et qu’ils me protègent. Je leur parle. Même à Sainte-Agnès, dont je suis allée voir la stèle dans les catacombes de Rome. Cette toute jeune fille tourmentée par un homme plus âgé et qu’on a voulu faire manger par des lions. Mais ils se sont couchés à ses pieds. Qu’on a voulu brûler. Mais les flammes se sont rabattues sur la foule. Et dont on a finalement coupé la tête. Son histoire a fait écho en moi, sans doute à cause de mon oncle.

Et ce pape, à Rome ?

Ah je l’adore ! Il a pris son nom de Saint-François d’Assise, ce qui me touche. Il vient d’Amérique du sud, il sait ce que c’est que la vie, et il essaie de faire le ménage dans le grand cirque du Vatican. L’homosexualité, l’avortement, les migrants… Il avance. Moi, j’attends qu’il me laisse communier. Je n’ai pas pu le faire depuis que j’ai divorcé. Et cela me fait pleurer à la messe, quand je vois les autres aller communier.

Optimiste ?

Foncièrement. Comme mon père. Ma mère disait en levant les bras au ciel : « Oh vous, avec votre optimisme ! » Mais je crois que c’est le goût de la vie qu’il faut transmettre aux enfants. L’idée d’être curieux et d’essayer de comprendre les choses, de les relier. L’attention à porter au choix de leur entourage, et des gens qui peuvent les faire avancer. L’importance du partage bien sûr. La liberté aussi. Mais en les protégeant.

Propos recueillis par Annick Cojean

Un beau livre, agnès b. styliste, est paru en 2016 aux Editions de La Martinière, célébrant 40 années de création.

Exposition Mariepolarama par l’artiste Maripol à la boutique Agnès b. femme 6 rue du Jour à Paris (jusqu’au 6 mai)

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