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Mathématiques

Alexandre Grothendieck : le legs empoisonné du génie des maths est désormais sur le web

Mort en 2014, Alexandre Grothendieck a laissé derrière lui des milliers de pages de concepts mathématiques et de méditations. Ces archives inédites ont été mises en ligne le 10 mai 2017 sur le site de l'Université de Montpellier.

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Grothendieck

Alexandre Grothendieck à l'Institut des hautes études scientifiques (IHES), dans les années 60.

© AP/ SIPA

A partir du 10 mai 2017, les archives mathématiques d'Alexandre Grothendieck sont désormais accessibles sur le web, via le site de l'Université de Montpellier. 18.000 pages (sur 28.000 au total) peuvent être consultées. Ce sont des documents consignés par le savant entre 1949 et 1991. A l'occasion de cette exceptionnelle mise à disposition du fonds Grothendieck, nous vous proposons de relire l'article de Sciences et Avenir, signé par Philippe Douroux en septembre 2016, qui revenait sur le "leg empoisonné du génie des maths".

’“Ces masses de papiers auraient pu disparaître à jamais, oubliées comme Alexandre Grothendieck, leur auteur, aurait souhaité l’être également. Par chance, ces milliers de fiches et feuilles volantes recouvertes d’une petite écriture serrée ont pu être préservées. Le 13 novembre 2016, leur valeur devait même - enfin ! - être établie comme l’exige la loi pour boucler la succession de cet homme mort reclus à 86 ans, et dont le génie aura bouleversé les mathématiques… et participé à l'émergence de l'écologie radicale. La fin d’un long vide juridique qui devrait permettre à ces documents d’une valeur historique incontestable d’intégrer les collections nationales pour y être décryptés et mis à disposition des chercheurs. Car Alexandre Grothendieck est considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du 20e siècle dont le "grand œuvre" est constitué des Éléments de géométrie algébrique (EGA) et des Séminaires de géométrie algébrique (SGA).

Réconcilier l'aptitude à montrer de la géométrie avec la capacité à démontrer de l'algèbre

Pendant près de deux décennies, ce titulaire de la médaille Fields (1966) au parcours chaotique, chercheur à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette (Essonne), a en eŽffet tenté de réconcilier l’aptitude à montrer de la géométrie et la capacité à démontrer de l’algèbre. Avant de se mettre brusquement en retrait de la communauté scientifique dans les années 1970 pour se consacrer à l’écologie radicale, puis de se retirer définitivement de la communauté des hommes jusqu’à sa mort en 2014 dans le petit village de Lasserre (Ariège). Il a laissé derrière lui ces milliers de pages de concepts mathématiques et de méditations difficiles à suivre, sa raison vacillant.

Combien valent aujourd’hui ces archives inédites ? Jean-Bernard Gillot, l’expert en manuscrits choisi par la famille Grothendieck, devait donc répondre à cette question. Peut-on espérer qu’un chercheur y déniche un jour l’une des constructions dont ce génie avait le secret ? Personne n'ose se prononcer. Michel Demazure, le premier élève d'Alexandre Grothendieck pense qu'il faudra 50 ans ou un autre Grothendieck.

Pour se plonger dans une partie des archives retrouvées à Lasserre et rapatriées depuis à Paris, il faut franchir une lourde porte cochère bleue, située dans une rue de Saint-Germain-des-Prés dont on a promis de ne pas dévoiler le nom. Encore deux portes et l’on entre dans une petite pièce encombrée par cinq malles métalliques bleues, vertes et rouges et une boîte en carton fatiguée. Les archives laissées à Montpellier par Alexandre Grothendieck auraient dû rejoindre celles restées à Lasserre (Ariège), le village où il s'était réfugié au début des années 1990, mais l’université de Montpellier refuse de les restituer à la famille, qu’il s'agisse de mathématiques dont elle se désintéressait jusque-là ou de lettres personnelles. Qui abritera ce trésor scientifique‡ : la BNF, les Archives nationales ou l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette où Grothendieck avait travaillé jusqu’en 1970 ? À moins qu’elles prennent le chemin de Harvard, de Princeton ou de Yale, aux États-Unis. Pour la famille, il ne s’agit pas de trouver le plus ošffrant, mais celui qui fournira la meilleure garantie pour la conservation et la mise à disposition du public le plus large.

Une œuvre aux angles multiples

Isabelle Le Masne de Chermont, conservatrice à la BNF, et Georges Maltsiniotis, directeur de recherche émérite au CNRS, ont d’ores et déjà pu se pencher quelques heures durant sur les archives de Lasserre pour en vérifier l’intérêt. Pour la première, il ne fait aucun doute que les milliers de pages rédigées depuis le début des années 1950 doivent rester en France et rejoindre les fonds scientifiques des instituts Pasteur, Marie-Curie ou du groupe Bourbaki, formé en 1934 pour refonder les mathématiques et dont Alexandre Grothendieck fut un membre incontournable.

"Elles pourront nourrir des travaux d’histoire des sciences, d’histoire des idées, de sociologie, de psychiatrie, d’histoire culturelle d’une époque. C’est de cette multiplication des angles que pourra naître une réelle appréciation de cette œuvre totalement inédite", écrivait-elle en avril 2015. Car ces archives ne sont pas faites que de calculs mathématiques ! Alexandre Grothendieck y évoque largement son incessant combat contre le "diable", celui-ci lui ayant selon lui retiré toute envie de poursuivre ses recherches, ainsi que ses tentatives désespérées pour sortir de l’oubli les victimes de la Shoah, parmi lesquelles son père, Alexandre Shapiro-Tanaroff.

Pour Georges Maltsiniotis, chargé d’évaluer les travaux scientifiques, les premiers cartons consultés représentent bien le prolongement de l’œuvre mathématique : "Le carton 1 contient un texte intitulé 'Géométrie élémentaire schématique' de presque 1100 pages. Il s’agit d’un texte d’algèbre et de géométrie algébrique […] Le manuscrit des cartons 2 a 4, de presque 3700 pages, intitulé 'Structures de la psyché', est constitué de définitions, lemmes, propositions, théorèmes et corollaires. Les structures combinatoires introduites semblent intéressantes", affirme-t-il, sachant qu’il faudra encore des heures et des heures de lecture pour vraiment en saisir la portée. Quant aux archives de Montpellier, elles permettront sans doute de faire revivre le jeune homme prometteur qui va en quelques années bousculer l’école française de mathématiques.

Une histoire faite de drames et de ruptures

On y trouve notamment une photo prise en 1953 lorsque l’étudiant atypique se formait auprès de Jean Dieudonné et Laurent Schwartz (médaille Fields 1950) dont il allait rapidement être l’égal. Une lettre inédite de Laurent Schwartz datée de 1955 montre d’ailleurs comment les deux mathématiciens chevronnés accueillent cet hurluberlu qui vient tout juste d’obtenir sa licence en passant… par la session de rattrapage ! Car Alexandre Grothendieck a tout pour réussir, sauf la méthode.

"Cher Dieudonné, je n’arrive pas à rétablir la situation de Grothendieck. J’avais bien, comme toi, complété sa démonstration insuffisante, mais le dernier point m’avait échappé… Comme quoi des démonstrations complètes sont indispensables […] et cet animal de Grothendieck ne les a pas faites. L’ennuyeux c’est que le théorème est peut-être bien faux…" Jean Dieudonné rappelle lui aussi Grothendieck à l’ordre : "Je te renvoie ton manuscrit […] Je souhaiterais que tu le révises de façon à donner des démonstrations complètes (souligné)". Pendant une dizaine d’années, l’intrépide et brouillon Grothendieck s’engage ainsi dans une voie de recherche inédite, persuadé que "ça devrait passer" et confiant ses "gribouillis" à Dieudonné chargé de trouver ce passage. L’un travaille la nuit et dort le jour, l’autre fait l’inverse : la machine à composer les 11.000 pages des EGA tourne ainsi presque 24 heures sur 24. Un groupe d’élèves de Normale sup (Michel Demazure, Luc Illusie, Pierre Deligne, Michel Raynaud…) poursuivra ce travail en rédigeant les SGA.

On retrouve ainsi dans ces malles de multiples traces de cette épopée comme autant de chapitres à ajouter à l’histoire de l’école française de mathématiques. Une histoire souvent passionnelle, faite de drames et de ruptures tant le rugueux Grothendieck accuse - à tort - ses élèves de le piller. Ainsi Jean Dieudonné écrit-il, amer : "Je constate avec regret que tu pratiques systématiquement ce que les Anglo-Saxons appellent l’innuendo, qui consiste à lire dans un texte ce qui n’y est pas et à interpréter ces phrases supposées comme insultantes". Blessé lui aussi, Luc Illusie signe en 1985 une lettre qui se termine par Œ: "J’espère que ces modestes réflexions t’aideront à te faire une idée plus juste de mon rôle […] ou si tu préfères de ma contribution à ton enterrement".

Mais la lettre la plus émouvante est sans doute celle de John Nash. Le célèbre mathématicien américain, qui se trouve alors dans un hôpital psychiatrique aux États-Unis pour schizophrénie, demande à son ami de lui trouver un point de chute en Europe pour reprendre ses recherches. L’IHES est évidemment une possibilité. Mais l’affaire ne se fera pas et John Nash restera de l’autre côté de l’Atlantique pour devenir l’un des meilleurs spécialistes de la théorie des jeux qui lui vaudra un prix Nobel d’économie (1994). Alexandre Grothendieck, lui, finira sa vie en parlant uniquement à ses "amies", orties et autres plantes qui envahissaient sa maison de Lasserre et qu’il refusait farouchement de couper.

Par Philippe Douroux

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